Chapitre unique

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Il est 23 heures. La lune toque au carreau ; il n’a pas tiré les rideaux. La musique éclate sur ses tympans, le whisky ambré s’écoule dans son verre. Il n’est pas seul, non, l’univers le juge. Lui, le lâche.

Essoufflé. Il a couru toute sa vie. Il ne veut plus se battre, plus résister. Sa tête résonne des sons confus de la mélodie. Cela n’a pas d’importance ; il est écrasé, étouffé. Il n’est rien, mais c’est bien trop encore. La nuit le prend à la gorge, l’asphyxie ; la solitude ne lui laisse aucun répit, seul, seul, seul, jusqu’à en être saoul.

Il doit s’enfuir. C’est son serment, sa supplique. Il doit s’éteindre, parachever son destin inique. Un dernier coup de théâtre, un soupir offert aux cieux seulement, libérateur. Un simple geste qu’il mesure depuis longtemps déjà. Il est si proche du calme auquel il aspire, le sent frémir sous ses doigts alors qu’il saisit la corde.

Rude, résolument réelle, l’homme redoute son repoussant passeur. Mais il n’a plus l’heur de renoncer. Trop de démons le hantent. Trop de réminiscences, trop de temps passé à déambuler, trop d’heures sacrifiées à ce réel qui n’en finit plus.

Le père jette son poids en avant, s’étrangle tandis que le nœud l’enserre. Ses pieds brassent l’air, désespérants. La musique qui auparavant l’assourdissait est couverte de ses râles, la pièce goûte à l‘aigre chant de la faucheuse. Tragique, le cœur entonne sa dernière rengaine. La vie s’étiole, s’efface des prunelles qu’un rouge sang envahit. Le dernier souffle s’échappe – stupeur ! – la douleur s’intensifie, culmine. Ses pensées s’effritent, la folie s’infiltre sous ses tempes. L’étau de la mort se mue en cauchemar ; Edouard se crispe.

Mais soudain il est libre.

*

* *

La lumière du jour point à l’horizon, chassant la pénombre crépusculaire du salon. Il reprend conscience. Peu à peu, la couleur se fige sur la scène sordide, mais elle glisse sur lui, le traverse. Il n’est… plus ? Non. Il surplombe l’inconnu qui a été son corps, mais elle est encore là cette écorchure qu’il voulait panser. Il n’est plus vivant, il est… autre chose. Un fantôme, c’est le mot qui résonne en lui, comme refluant d’un passé sinistre. Et ces maudites pensées qui n’en finissent pas de le hanter.

Il la ressent encore, cette tension intime qui lui remue les entrailles. Elle l’appelle loin de ce monde, de ces souvenirs ; immarcescible. Ineffable, à qui aurait-il pu la partager ? Qui parmi les vivants… et ici ? Qui aurait voulu l’entendre ? Il n’aspire qu’au repos, fuir cet univers étouffant, brûlant comme couvert de cendres ; monter aux cieux, ou se perdre en enfer s’il le faut.

Harassé, il se laisse porter par l’air suspendu du matin. Au milieu de cette bulle, son coude ne le lance plus ; une récompense bien pauvre. Qu’en est-il de la douleur au creux du cœur ? Son être se mêle au désir grandissant de disparaître pour de bon. Dans ce marasme de dégoût, de haine, de colère, de peine, de douleur, il ne pèse plus grand-chose. Alors, lentement, son enveloppe s’élève.

Faisant fi des murs, il se retrouve bientôt au-dessus des toits. Cela ne le touche guère. À l’abri dans sa coquille, la seule lumière qui s’infiltre n’est pas de ce ciel. L’ascension se poursuit lentement tandis que le monde poursuit son cours, et le voici emporté, indicible conscience dans le flot du temps. Il n’est bientôt qu’une âme de plus à rejoindre ce compte ; anonyme, il se confond à l’immense Courant. Apaisé.

« Edouard ! »

Et soudain, il est Edouard.

« Mon Dieu, Edouard… non, non, non… qu’as-tu fait… »

Pire, il est ce nom teinté de peine que Victoire répète encore et encore, comme pour le retenir.

L’esprit est brusquement rappelé sur terre, lesté à ce chagrin qu’il lègue. Victoire a laissé tomber ses courses en vrac sur le sol carrelé. Tremblante, elle ne quitte pas du regard la silhouette pendue dont le visage semble encore fixer un au-delà bien loin du plafond. La vision se grave sur sa rétine, indélébile ; bien assez réelle pour alimenter ses cauchemars. Edouard, lui, contemple impuissamment.

Une sirène se rapproche de son ancien appartement, ils viennent pour lui, pour être témoins de sa présence ; et de son échec qu’ils scellent. Le médecin légiste constate la mort, Victoire pleure, et pleure sans cesse à grosses gouttes. Bientôt ils seront tous au courant, Nathan, Laetitia, peut être même les enfants. Ils n’auront que son nom, Edouard, à la bouche. Le baiser froid de la mort le paralyse. S’approchant de l’enfer, il s’est brûlé les ailes.

La colère lui tord les boyaux. C’est tout son corps fait de poussière qui s’agite, la sueur lui colle au front alors qu’il se démène pour ce combat impossible. Il ne pourra pas sécher ces larmes. À tout jamais il n’est plus qu’Edouard, ce nom glacé qui lui colle à la peau. Les pleurs ne sont plus que les accessoires de ce théâtre dont il est devenu l’éternel spectateur. Plus que jamais, la peine l’envahit ; elle est immense. Il comprend qu’il ne pourra plus s’enfuir. Il est condamné à être.

Et s’ils le haïssent ? Pour son geste, s’ils l’abandonnent à cette colère juste. Eux qui l’ont soutenu jusqu’à présent, comment leur expliquer sa décision ?

Et que dire de lui, s’il se réveille ?

*

* *

Il est sorti. Prendre l’air n’a plus de sens dans son état, mais il veut se sentir petit face à l’immensité du ciel et du flot humain. Présence fantomatique dans un espace surchargé d’odeurs enivrantes, et de bruits tapageurs ; au milieu de ce tout, il peut s’oublier.

Il n’a jamais pris trop de place, Edouard. Il n’était pas très bavard, avait souligné Victoire, a vrai dire, je ne le connaissais pas assez bien, elle avait renchéri, même. Foutaises. Qu’est-ce que ça peut bien lui faire à lui, il ne demande que l’oubli. Voilà que maintenant il pense au destin ; et a qui il est pour mériter un tel châtiment. Autour de lui les gens se pressent, certains courent, tous ont l’air essoufflés. Pourquoi ne pas abandonner, alors ? Pourquoi ne pas partir en paix, qu’a-t-il loupé ? Est-ce leur destin à tous de finir seuls dans l’au-delà d’un monde qui s’arroge leur souvenir ?

Ed. C’est Nico qui parle. Enfin, c’est Nicolas dans sa tête ; il n’a pas osé affronter le visage de son ami après la nouvelle. Tous ces efforts jetés à l’eau... Après l’accident, c’est ce visage encadré de cheveux fous, noirs comme la suie, qui lui a permis de s’échapper. Mais pas assez ; non. Tous les soirs ils remuaient sous ses paupières. Ed. C’est comme ça que l’appellent aussi les enfants de son ami. Quel exemple leur donne-t-il ? Il est bien ingrat.

Du fond du cœur il souhaiterait effacer tout cela, donner au destin une seconde chance, un voyage qu’il ne viendrait pas perturber de son reflet morbide. Il ne veut pas voir, il ne veut pas se voir, parmi tout ça il est de trop. Emprisonné. Il n’aura jamais fait qu’empirer les choses.

En bas elles grouillent, les voitures. Défilé un peu morne de couleurs semblables, il laisse son regard s’effiler sur la courbe lente des travailleurs processionnaires. Où rentrent-ils, tous ; oui, que cherchent-ils ? Une famille. Le mot lui saute à la gorge, indomptable il affirme son emprise, escalade la trachée ; précipitation enragée, tel le reflux d’un passé trop longtemps étouffé. C’est un goût amer pour l’homme qui, déjà, sombre.

Obscures, les abysses de son esprit entonnent le chant grave de cette soirée d’orage. Des vacances à la mer par ce temps ? Quelle bêtise… Pourtant… Pourtant, sous ces nuages menaçants, face aux flots impétueux, sur le fil, c’était là qu’il s’était senti vivre la première fois ; insignifiante étincelle au creux des éléments.

Assez. Assez…

Assez ! Cette cacophonie qui creuse les tempes, ces stigmates qu’il est temps de faire taire, qu’ils cessent ! Qu’elles sortent, toutes ces choses glaçantes, cicatrices et marques, décombres qu’il porte ! Qu’elles sortent, par pitié… Flash sur la rétine, l’écho d’un klaxon l’arrache d’un coup à ses fictions. La route est humide.

Vincent, il s’appelle Vincent, et ce nom lui est insupportable. Vincent qu’il ne peut plus voir. Dont la voix le hante, lui manque. Et sa peau si fragile, couverte de cicatrices ; ses rires enfantins, si purs qu’un rien aurait pu les ternir. La moue téméraire, défiant les ombres de ses incertitudes, qu’il redoute désormais. Plus que tout. Plus que tout… il voulait partager ce sentiment avec lui, son second sursaut de vie.

Le choc est brutal. Il le ressent encore, le subit de plein fouet. En un instant le monde bascule. Sur le siège passager, son fils lui adresse un dernier regard. C’était il y a six ans.

Six ans. Edouard s’effondre. Elles ne l’affranchiront pas, ces pensées assassines. Chaque jour insistantes et cruelles ; insoutenables. Hanté par ses fantômes, piégé dans l’interstice ; il rêve de rendre l’âme, c’est sans issue. Il ne peut plus porter ce poids, deviendra-t-il fou avant que tout s’achève ? Et combien de temps dure un Monde ?

La peinture s’écaille, révèle l’horrible envers. Derrière cette fuite insensée, ces six années d’errance, repose la sombre image d’une petite silhouette sur un lit bien trop blanc. Ridicule devant l’immensité qui l’enveloppe, le pâle être frémit. Il ne s’est jamais réveillé de ce cauchemar. Corps vide flottant par-delà les vivants ; l’univers le juge, lui, le lâche.

*

* *

Il ne sait pas ce qui l’a poussé à venir ; il est là c’est tout. Le père regarde depuis longtemps déjà les draps dans lesquels repose le jeune garçon. Les pensées se bousculent dans sa tête, les questions, les remords aussi. Il ressent surtout beaucoup de tendresse. Ainsi, donc, voilà ce qu’il a perdu.

À son chevet, un petit cadre présente une photo de l’enfant et sa mère. Elle non plus, il ne l’a pas vue depuis longtemps. Anne n’a pas fui, elle ; il reçoit ses lettres après tout. Les dernières se sont faites plus rares, mais il ne peut pas la blâmer. Il aurait suffi d’un mot tracé sur le papier pour le noyer de nouveau ; il n’a jamais répondu. Nicolas la tient au courant, il l’a surpris une fois, a détourné le regard comme à son habitude. C’est dans son tempérament, fermer les yeux lui a toujours paru plus simple. Fermer les yeux et se laisser aller.

Il ne sait pas ce qui l’a poussé à venir. À guerroyer toujours contre ce passé Edouard en a oublié ce qu’il en gardait de doux, ce qui lui était cher autrefois. Le père se déplace librement dans la chambre à la décoration minimaliste, mais Vincent se dérobe à son toucher. Il est arrivé trop tard, mais il doute. Serait-il venu sans ce geste désespéré ? À la vision de son enfant une joie et une tristesse immense se mêlent en lui. La peur, toutefois, l’a quitté, laissant un grand vide.

Ce lâcher prise, il l’a rêvé. Cette impuissance contre laquelle il s’est débattu lui tendait les bras tout ce temps. Maintenant qu’il n’est plus rien, qu’il s’est extirpé de cette vie, les choses lui paraissent limpides. Toutes ces questions… alors qu’il n’y avait pas de choix. Quelle perte de temps, quelle douleur absurde. Il est apaisé.

Alors, Edouard prend la décision d’être auprès de Vincent. Et cela devient évident.

Car pour la troisième fois, il vit.

Puis, trop tôt,

 disparait.

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