12- Le Ring

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J’ai dormi d’un sommeil lourd pourtant je n’ai pas récupéré. Abattue, j’entre dans le salon. Noway est déjà là. Il a toujours l'air aussi peu amène. Je tâche d’ignorer sa présence furieuse durant le petit déjeuner et file me préparer. Nous sommes attendus au Ring pour assister à un combat.

À notre arrivée dans les tribunes, une nouvelle mauvaise surprise m’attend. Ils ont convié un de leurs collègues. Contrariée, je m’avance pour les saluer. L’inconnu capture mon attention d'un regard : des yeux d'un noir profond et brillant qui reflètent son sens de l’observation et sa sagacité. D’une stature imposante, il présente un port altier. Ses tempes grisonnantes et quelques rides indiquent qu’il a atteint l’âge de l’expérience. En quelques secondes, il emplit l'espace de sa présence.

Il prend acte de la présence de Noway d’un hochement de tête puis me gratifie d’un petite sourire courtois tout en me serrant la main.

  • Bonjour, Alka Prime, je suis Edan, le directeur en charge des Bulles-Ter rattachées à B2. Vous m’avez écrit hier alors j’ai jugé bon que nous nous rencontrions. Ravi de faire votre connaissance, conclut-t-il avec une drôle de lueur dans le regard.
  • Bonjour, contente de vous rencontrer également, dis-je en lui rendant sa poignée de main.

Sans plus de protocole, il nous invite à prendre place auprès de lui tandis qu’il envoie ses deux subalternes préparer le début des combats. La fébrilité me gagne. Je ne suis jamais à l’aise devant ce genre de spectacles et appréhende la réaction de Noway.

  • Toutes mes excuses pour l’incident d’hier, me dit enfin Edan en se tournant vers moi. Soyez assurée que j’ai pris les mesures qui s’imposent.
  • Merci beaucoup réussis-je à formuler sur un ton tranquille alors que l’irritation me gagne à nouveau, au souvenir de cet incident.

Il hoche la tête et sourit.

  • Avouez que c’est cocasse que vous deviez prendre sa défense alors qu'il est votre garde du corps… Il vous a été attribué pour cette mission ?
  • Non, je l'ai emprunté à une amie parce qu'il a une stature imposante mais il n’est pas formé pour faire face à des combattants aguerris.
  • Pourtant mes hommes m’ont dit…
  • Peu importe ! répliqué-je d’une voix un peu trop forte.

Edan ne manifeste pourtant pas de surprise.

  • Mmm… En effet. Cependant, vous qui êtes une habituée du Dernier Cercle, vous savez ?
  • Quoi ?
  • Eh bien, que tôt ou tard il finira par affronter des combattants aguerris, comme vous dites.
  • Pourquoi dites-vous cela ? demandai-je, étonnée.
  • Eh bien, cette amie dont vous parlez, elle se débarrasse des HC dont elle ne veut plus en les revendant aux Rings, non ?

Je restai silencieuse un instant.

  • Vous avez mené une enquête sur moi ?

Une colère étonnante d’intensité, naît en moi quand j’énonce cette question. Je connais la réponse. Pourquoi suis-je choquée ?

  • Bien sûr. Croyez-vous que je laisse entrer qui que ce soit sous mes Bulles sans rien savoir, rétorqua-t-il en riant.

C’est logique. Malgré cela, ma colère s’amplifie.

  • Que savez-vous d’autre ? questionné-je d’une voix plus sèche que je ne voudrais.

Lui, paraît s'amuser beaucoup. Il sourit, se penche vers moi et répond sur le ton de la confidence :

  • Je sais que vous êtes un as de la bio-humano-ingénierie, que jusqu’ici vos créations ont toujours été un succès. Je sais aussi que vous faites partie de ceux à qui on fait appel lorsqu’un de vos petits camarades a, passez-moi l’expression, merdé - son sourire s'élargit encore et il fait mine de se creuser la tête - Ah et je sais aussi que vous êtes une étoile montante parmi les Stratèges du Dernier Cercle… bien qu’on vous reproche de manquer de sens du spectacle. Vos détracteurs vous disent ... hum…trop sensible aux sorts de vos Pions.

Il rit doucement.

  • C’est charmant, conclut-t-il comme s’il parlait à une enfant.

Je ne sais pas ce qui, dans ce discours, me plonge dans un tel désarroi. Toujours est-il que je me trouve alors fixant mes poings serrés sur mes genoux. Que m'arrive-t-il pour être ainsi débordée à la moindre confrontation ?

Je l’entends soupirer. Sa grosse main vient envelopper mes deux mains.

  • Vous êtes en manque d’Optimem, c’est évident… Pourquoi ne demandez-vous pas une séance d’urgence ? me murmure-t-il, sur ce ton toujours aussi horripilant.

Je m’emploie, tant bien que mal à garder le contrôle alors que l’idée de subir une séance d’Optimem d’urgence ne fait qu’accentuer mon mal -être.

  • Je dois garder en mémoire toutes les informations susceptibles de m’être utiles pour accomplir ma mission, bafouillé-je.
  • C’est tout à votre honneur… Mais êtes-vous sûre que ces infras vaillent la peine de la torture que vous vous infligez ?

Mais, qu’est-ce qu’il raconte ? Je suis débordée mais de là à évoquer la torture ?

  • Je... Ce serait une séance basique, non personnalisée, je n'aime pas ça. Je pourrais perdre des informations. Cela pourrait être préjudiciable aux individus de B15.

Une ride horizontale s’accentue sur son front. Pendant un instant, il me quitte des yeux, l’air soucieux. Puis, il pose, à nouveau, son regard pénétrant sur moi.

  • D'où vous vient cette obsession de vouloir sauver tout le monde ? Alka, permettez-moi de vous avertir du haut de mon grand âge : vous n’y arriverez pas, vous ne sauverez peut-être pas la population de Bulle15. Et au bout du compte, lui non plus vous ne pourrez pas le sauver, précisa-t-il en jetant un bref coup d’œil à Noway.

Il appuie alors, son index sur mon front.

  • Enfoncez-vous ça bien profond dans le crâne et acceptez-le ou vous finirez par perdre la raison !

Cet homme semble être certain de me connaître mieux que moi-même. Pourquoi moi, ai-je l’impression qu’il parle d’une étrangère ? je n’aime pas qu’on gaspille des vies mais je n’ai jamais prétendu sauver le monde. Quant à Noway, je préfère éviter d’y penser pour le moment.

  • Cela dit, ma jeune amie, reprend-t-il me faisant sursauter. Au vu des évènements que vous avez traversés, vous faites preuve d’une grande solidité. Je voyage beaucoup, j’ai donc affronté comme vous des diètes d’Optimem. Je connais quelques techniques qui permettent de les affronter plus sereinement. Je vous les montrerai.

Il impose que nous commencions tout de suite de peur, selon lui, que je me mette à hurler comme une hystérique au spectacle du combat. Il hèle aussitôt les coachs, leur ordonnant de retarder le combat d’une dizaine de minutes. Ils n’ont pas l’air ravis. Je me surprends à espérer qu’ils prennent quelques coups en faisant patienter leurs brutes.

Ensuite, il m’ordonne de fermer les yeux, de me concentrer sur ma respiration en disant un truc idiot du genre « J’inspire/j’expire » en me concentrant sur le passage de l’air dans mon nez. C’est une catastrophe, toute notre conversation me revient par bribes qui se tamponnent et se mélangent à l’altercation du soir précédent. Le rythme de ma respiration accélère, je suffoque presque. Je vais m’évanouir.

Alors que je perds pied, une épaule s’appuie sur la mienne et j’entends un profond soupir tandis que de la pression et de la chaleur se diffusent à mon bras. La surprise interrompt mon début de panique. Je suis le mouvement, la vague de la respiration de cet homme qui, pourtant, me déteste. Pourquoi Noway m’aide-t-il ?

Quelques minutes après, j’ouvre les yeux, apaisée. Nous échangeons un bref regard qui me laisse perplexe. Je me souviens alors que nous ne sommes pas seuls.

  • Vous êtes vraiment très étonnante, mademoiselle, dit d’ailleurs Edan en m’observant d’un air pensif.
  • Est-ce un compliment ? répliqué-je d’une voix rassérénée.

Il sourit et hoche la tête. Son air se fait plus sérieux tandis qu’il se tourne vers le Ring.

  • Bien, Trêve de plaisanterie ! il est temps de passer aux choses sérieuses. Prête ?

J’acquiesce, il ordonne que le combat commence.

C’est une boucherie, bien sûr. Ces combattants sont de la chair à Ring, des produits humains destinés à cracher de la salive, de la sueur et de l’hémoglobine. Il faut bien ça pour faire frissonner les Intras, pour qu’ils sentent chaque pore de leur peau se dilater, pour qu’ils suffoquent, qu'ils entrent en transe en hurlant des invectives aux belligérants … Bref, pour qu’ils se sentent vivants et heureux en sortant du Spectacle.

A ce stade-là de ma réflexion, je me rends compte que j’ai les mâchoires serrées et les ongles enfoncés dans les paumes de mes mains. Noway ou Edan, je ne sais pas, tousse fortement. Cela me réveille de ma transe.

Je regarde l’empreinte laissée par mes doigts au creux de mes mains à nouveau ouvertes. Je suis ébahie par les pensées qui viennent de me traverser l’esprit et honteuse de la tension qu’elles ont imposé à mon corps. Je n’en reviens pas. J’ai l’impression que quelqu’un d’autre s’est glissé dans mon crâne. Ces pensées ne sont pas dignes de mon statut et de mon éducation.

Je laisse passer quelques minutes puis décide d’occulter cet instant d’égarement pour reporter mon attention sur le « combat ».

Les deux combattants sont des hommes de grande taille au cou de taureau et dont les muscles saillissent de partout. Au sommet de leurs corps disproportionnés, leurs têtes chauves et ridiculement petites, présente des traits abimés par la multitude de coups reçus quotidiennement. Leurs arcades sourcilières proéminentes et leurs nez aux angles bizarres cachent leurs yeux enfoncés, leurs mâchoires trahissent une tension permanente. L’experte en programmation génétique que je suis, reconnait que, compte-tenu de leurs fonctions, leur apparence physique est adéquate.

À la sonnerie, ils se sont rués l’un sur l’autre comme des morts de faim, sans réfléchir une seconde. Il est aisé de voir qu’ils sont tous les deux extrêmement forts, plutôt rapides et qu’ils ont appris à porter des coups spectaculaires qui déclenchent des saignements importants, des prises qui provoquent des chutes théâtrales et très douloureuses et qui occasionnent des hurlements tout à fait dans le ton.

Ils échangent ces terribles passes, avec un enthousiasme sans cesse renouvelé, malgré leurs figures et leurs corps de plus en plus amochés et sanguinolents. Ils semblent n’avoir aucune notion de tactique et de stratégie. Ils ne montrent aucun signe indiquant qu’ils ont repéré des points de faiblesse chez l’autre.

Je suis mitigée sur leurs aptitudes cognitives. Ce combat commence même à me déranger. Je tente de masquer mon dégoût naissant quand je confirme, en mon for intérieur, qu’ils vont juste se cogner dessus jusqu’à ce qu’un des deux ne se relève pas.

  • Quelles sont les règles, aujourd’hui ? Qu’est-ce qui mettra fin à leur affrontement ? M’enquis-je sur le ton le plus neutre possible.

L’air matois du Directeur m’incite à la vigilance.

  • C’est un jour de test. Ces deux combattants, bien que semblant jumeaux, sont issus de deux souches légèrement différentes. Ce combat doit nous permettre de choisir, m’explique-t-il avec un sourire démenti par son regard dur.
  • Quels sont les critères ?
  • Nous en avons retenu deux : la capacité d’ébaucher une stratégie primaire pour prendre le dessus et la capacité à trouver comment donner le coup de grâce.

C’est mal engagé…

  • Que se passera-t-il si aucun des combattants ne satisfait vos exigences ? demandé-je, sans réfléchir.
  • Les deux populations seront éliminées, me répond-t-il avec un regard sans équivoque.

Effarée, je sens mon corps se rebeller à cette idée. J’essaie de me ressaisir : cette conclusion est logique. Je tente de dissimuler un haut le cœur impromptu derrière une quinte de toux. Il est manifeste que je suis arrivée aux limites de mes capacités émotionnelles.

  • J’ai suffisamment d’informations, informé-je Edan. Je vais regagner mes appartements. Cela me permettra de consigner mes notes à chaud.

Je me lève et lui tends la main.

  • Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance, Alka Prime, me dit-il en me saluant. Je vous propose que nous nous revoyions afin que vous visitiez les lieux. Je pense que vous pourriez en tirer des enseignements utiles pour mener à bien votre mission.

J’opine silencieusement, il me sourit.

  • Enfin, j’aimerais vous inviter à dîner avant votre départ. Vous pouvez amener Noway, nous le confierons à Victo qui sera ravi de passer un peu de temps avec un de ses congénères, conclut-il sur un ton affable.

Il est Directeur. Je ne peux qu’accepter, nous prenons rendez-vous le lendemain matin, pour la visite. J’aurai ensuite l’après-midi pour travailler puis nous nous rejoindrons pour dîner.

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