36- Derrière le masque

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Je sors du Cube de Combat en sueur et surpris de me sentir en si bonne forme. Tandis que je me désaltère, Ariel fait son apparition à l’entrée de la salle. Elle revient de son entrevue avec Alka. Tout le monde s’est entretenu avec notre Stratège, sauf moi. Après m'être essuyé une dernière fois le visage,Je me dirige vers la sortie où les gardes m’attendent.

Ils me mènent en silence jusqu’à la salle de réunion. Quand j’y entre, Alka est assise sur son fauteuil, les yeux rivés sur son Pad. Je m’assois en face d’elle sans qu’elle ne m’accorde aucune attention. reste concentrée sur son écran une bonne minute avant d'enfin lever les yeux.

  • Eh bien, Noway, tu sembles avoir bien récupéré, me dit-elle.
  • Oui, mieux que je ne m’y attendais, Stratège.
  • En effet, tu as des capacités de restauration extrêmement élevées, m’apprend-t-elle après avoir jeté un œil à son écran.

Son ton froid et son visage de statue réveillent en moi une colère sourde. L’espace d’un instant, je me reprends à douter de la véracité de notre conversation dans la salle de diagnostic. Alors que je la regarde fixement, ses lèvres tremblent légèrement et ses yeux me fuient. Elle finit par poser son regard quelque part derrière mon épaule gauche, pose ses mains à plat sur ses genoux et respire de façon mécanique.

Elle essaie de garder le contrôle. Elle est là. Derrière cette horrible façade, elle est là.

  • Bien, continue-t-elle, saches que je suis là pour veiller sur ta forme physique et ton équilibre psychique. Alors, comme tu es arrivé ici de manière inattendue, j’ai pris l’initiative de demander à Maya s’il y avait des effets personnels qui pourraient t’être utiles ici. Elle m’a rappelé que tu passais beaucoup de temps à dessiner. C’est pourquoi je t’ai apporté un Pad dans lequel j’ai transféré toutes les données de celui que Maya t’avait offert. Tu y trouveras tous tes dessins et tu pourras en faire d’autres. Y-a-t-il autre chose dont tu aurais besoin ?

Que cette mascarade cesse ! Te retrouver, te sentir tout contre moi, t'entendre rire à nouveau...

  • Non, je vous remercie, lui affirmé-je d’un ton monocorde.

Toujours impassible, elle me tend l'objet. Nos doigts s'effleurent, nos regards vides se croisent.

Quelle torture ! Est-ce aussi douloureux pour elle ?

Elle m’annonce ensuite qu’elle va me poser des questions afin de compléter mon profil et me demande d’y répondre le plus sincèrement possible. S’en suit pendant une quinzaine de minutes un interrogatoire des plus désagréables. Je dois d’abord décliner mon identité, mon lieu de naissance, mon âge, évoquer ma famille. Sur ce dernier point, je reste le plus vague possible.

Pourvu qu’on les laisse tranquilles !

Elle me pose ensuite une série de questions semblant destinées à cerner mon caractère. J’y réponds sur un ton mécanique tâchant de juguler la colère que cette situation allume en moi. Alka me connait, elle n'a pas besoin de ce questionnaire. Comment fait-elle pour tenir ? Comment peut-on se lever chaque jour en sachant qu'à aucun moment, on ne pourra être soi-même ?

Je retiens un soupir quand elle m’annonce enfin que c’est terminé.

Alors que je rage intérieurement de ne pouvoir réellement communiquer avant la fin de cette entrevue, elle se penche sur son bracelet et appuie sur l’écran. Elle attend quelques secondes puis respire profondément, son expression dissimulée par l’écran de ses cheveux. Quand elle lève à nouveau son visage vers moi, il a retrouvé sa mobilité.

  • Nous avons quinze minutes devant nous, me murmure-t-elle dans un sourire.

Encore sous tension, je reste de marbre. J’ai du mal à y croire.

  • Comment peux-tu en être sûre ?
  • Des gens en qui j’ai toute confiance me l’ont assuré, me dit-elle semblant étonnée que je remette cela en question.
  • Qui ? lui demandé-je, toujours circonspect.
  • Les résistants dont je t’ai parlé… Edan, surtout. C’est mon contact.
  • Ils ont assez d'influence chez les Bullites pour faire sauter la surveillance au sein du DC sans se faire prendre ? insisté-je-je, méfiant.
  • Noway, fais-moi confiance.

À elle, peut-être, ça reste à voir… Aux autres, aucune chance !

  • J'essaie, mais j'ai besoin de comprendre ce que tu attends de moi, répliqué-je, toujours sur le qui-vive.
  • MAGIE te considère comme un élément à haut potentiel subversif, me répond-t-elle d’une voix tendue. Elle se trompe rarement.
  • Je me fiche de ce que pense cet IA despotique ! Je veux savoir ce que toi, tu veux !

Je sais que c'est injuste de m'emporter ainsi contre elle alors je m'interromps quelque secondes.

  • Pardon, continué-je. J'en ai assez des sous-entendus et des devinettes. Et puis, te voir passer d'un état à l'autre me perturbe. Je ne peux m'empêcher de craindre à chaque fois que tu sois à nouveau sous l'emprise de l'Optimem ... sans oublier la colère que j'éprouve contre MAGIEquand j'assiste à ce qu'elle te fait subir.

Elle s’est redressée. Calme et altière, elle m'écoute. Nous restons ainsi quelques secondes, les yeux dans les yeux. Elle me laisse l’observer, sans faillir.

  • Tu es furieux, je comprends, dit-elle. Voilà ce que je souhaite, ce que souhaitent tous les résistants : continue ce que tu as commencé lors de la première épreuve. Entre dans l’arène avec tes valeurs et tes convictions et défends-les ! Je te soutiendrai, nous te soutiendrons.
  • Tu es prête à donner ta vie pour ça, Alka ? Parce que c’est ce qui est en jeu !
  • Toi aussi, tu vas y laisser la vie, riposte-t-elle durement.
  • Je n’ai aucun moyen d’échapper à cette issue ! Mais, je peux te sauver, toi !

Elle se lève. Son regard est sombre et déterminé. Elle regarde son bracelet puis se détourne de moi pour faire quelques pas. Sa façon de se tenir a changé, elle occupe plus d’espace, sa présence est plus dense.

  • Dix minutes, marmonne-t-elle avant de revenir vers moi. Noway, l’Optimem n’est pas un système aussi infaillible qu’il en a l’air, il fait partie d’un ensemble qui permet d’obtenir la soumission paisible d’un grand nombre d’individus. Pour que cette amnésie sélective fonctionne, il faut que l’environnement dans lequel nous évoluons soit cohérent et renforce nos croyances. L’adhésion conditionnée des HC participe à cette cohérence, car elle empêche la remise en question des dogmes instaurés par MAGIE, comme par exemple la croyance absolue que nous avons le choix de nos oublis… Est-ce que tu commences à comprendre ?

Je crois. Mais est-il possible que ce système soit, au fond, si fragile ? Qu’il n’ait que la force qu’on lui donne ?

  • Je suis un exemple parmi d’autres, Noway. Le fait que tu mettes en lumière la cruauté de nos comportements, ainsi que les contre-vérités qui nous rendent aveugles, a fait voler en éclat mon conditionnement. Je suis convaincue que défier les Lois divines de MAGIE est un bon levier pour secouer les HC et les Bullites. Nous pourrions peut-être, faire sauter leurs œillères.

Je me lève pour la rejoindre et saisir son visage entre mes mains. Je veux qu’elle me regarde droit dans les yeux.

  • Alka, elle te tuera. Elle tuera les autres aussi et vous remplacera par de nouveaux individus amnésiques et dociles !

Elle me saisit les poignets et les serre. Ses yeux lancent des éclairs.

  • Elle m’a déjà tuée. Toutes les semaines, depuis que j’ai sept ans. Elle m’a aveuglée et m’a tout pris, Noway ! J’ignore tout de mes rêves et mes cauchemars, mes choix et mes renoncements, mes joies et mes peines, mes échecs et mes réussites… J'ignore qui j'aurais dû être car elle a détruit tout ça ! Et puis je me suis souvenue… C’était merveilleux, jusqu’à ce que je me rendes compte que j’allais devoir vivre au milieu d’ersatz d’êtres humains et jouer la comédie la majeure partie du temps, finit-elle amèrement, les yeux brillants de larmes retenues.

Ému par son récit et son désarroi, je laisse mes mains glisser sur ses épaules pour l’attirer contre moi.

Elle me touche… elle m’énerve… Elle me plaît, autant l’avouer. Je me sens comme un aimant, partagé entre attraction et répulsion.

Là, au creux de mon épaule, elle poursuit :

  • Depuis que j’ai retrouvé la mémoire, je regarde mes compatriotes et je ne peux m’empêcher de me demander qui ils sont, qui ils seraient. J’observe Maya, qui m’insupporte tant elle est caricaturale et prévisible. Je ne peux m’empêcher d’imaginer la femme et l’artiste merveilleusement fantasque qu’elle est peut-être au fond d'elle. Ce monde est un cauchemar, Noway ! conclut-elle tristement.

Tandis qu’elle s’abandonne contre mon cœur et m’enlace, je respire son parfum et laisse ses cheveux me caresser le visage. J’écoute sa respiration s’apaiser. Tout est silencieux, si ce n’est le ressac de nos souffles qui se répondent. Elle s’est révélée à elle-même. Son authenticité, ses capacités à faire face et son empathie m’émeuvent et dissipent ma rancœur.

  • Je suis désolé de ce que tu as subi. Tu as raison, c’est inacceptable. Malgré tout, je suis heureux que tu te sois retrouvée et, que tu partages cela avec moi, lui chuchoté-je à l’oreille. Mais, comment peux-tu être sûre que nous et tes amis résistants ayons suffisamment de poids pour faire vaciller un système aussi bien rôdé ? Il faudra plus qu’une révolte de Combattants pour que des milliers de gens ouvrent les yeux et se battent pour les garder ouverts. »

Elle s’écarte un peu de moi pour chercher mon regard.

  • Edan y croit et j’ai confiance en lui. Il m’a soutenue lorsque j’ai voulu me soustraire à l’Optimem. Il m’a appris comment faire. Sans lui, je n’y serais pas parvenue. Il a mis des années à construire patiemment ce réseau. Tous les jours, il risque sa vie pour le maintenir, espérant qu’il servira à défaire MAGIE. Nous sommes des milliers, tous ceux qui se souviennent savent qu’ils jouent leur vie. C’est le prix à payer pour retrouver son intégrité. Alors, même si les chances de réussite sont infimes, nous voulons saisir cette opportunité de défier MAGIE. Moi, je veux être à tes côtés pour livrer ce combat, m’assène-t-elle d’une voix déterminée.

Puis, elle baisse les yeux et se love contre moi.

  • Tu as changé, lui soufflé-je doucement.

De surprise, elle tressaille. Un élan de tendresse nait en moi à la sentir vaciller.

Forte dans l’adversité, sensible et vibrante face à la douceur.

Elle se ressaisit..

  • Oui… Je suis devenue… Moi.
  • Je suis resté le même, répliqué-je, du tac au tac.

Elle sourit, ses yeux plongés dans les miens.

  • Non Noway, tu es devenu une légende, me rétorque-t-elle.
  • D’autres que moi ont répondu aux questions que tu te posais à mon sujet, on dirait. Je ne sais pas si c’est une bonne chose.
  • C’était une bonne chose d’entendre parler de toi alors que tu étais si loin de moi, avoue-t-elle en rougissant légèrement.

Je suis touché, mais une partie de moi reste sur ses gardes.

  • Résister aux effets de l’Optimem, c’est très dur, Noway. Se souvenir aussi, continue-t-elle. J’ai changé, oui. Mais ce que j’éprouve pour toi, cela n’a pas changé.

Pris de court par cette déclaration, je préfère me taire. Je sens sa main caresser ma joue. Ce geste doux et authentique m’ébranle.

  • Toi, tu ne sais pas, me chuchote-t-elle tristement, je comprends

Si, je sais… Personne ne me bouleverse comme toi ! Mon cœur crie qu’il t’appartient déjà mais mon intuition me dit que quelque chose cloche et je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.

Dans la chaleur de notre étreinte, je repousse ce sentiment de malaise qui continue de m’aiguillonner. Son corps épouse le mien, mes mains remontent le long de son dos et mes doigts viennent effleurer sa nuque en appréciant le délicieux frisson qu’ils provoquent sur leur trajet. Elle ferme les yeux pendant que j’efface les traces de ses dernières larmes. Son visage doux se penche pour prolonger le contact. Elle m’offre son regard tendre et lumineux.

J’abandonne…

L’espace d’un instant, je laisse ce désir de pouvoir la protéger, de trouver un endroit où nous serions heureux et en sécurité, m’habiter. Puis, je le laisse s’éteindre.

On a pas le temps de rêver, ni même d’être raisonnables.

  • C’est de la folie, tu sais, lui soufflé-je en souriant malgré tout.

Son visage s’éclaire tandis qu’elle acquiesce.

-- C’est d’accord, on va le faire, lui dis-je alors.

Et avant que les doutes ne m’assaillent à nouveau, je pose mes lèvres sur les siennes.

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