24- B2

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Voilà deux semaines que je suis revenu chez Maya. Les premières heures, son exubérance, ses minauderies, sa façon de me parler comme si j’étais au mieux un enfant, au pire un demeuré, ont mis mes nerfs déjà bien entamés à rude épreuve. Résistant à mes furieuses envies de la baillonner, la ligoter et l’enfermer dans un placard, je réussis l’exploit d’exprimer mon état de fatigue et mon besoin de récupérer. À son crédit, elle fit montre de compréhension et tempéra, avec succès, sa logorrhée.

Durant ce répit, je trouvai le temps nécessaire pour ranger soigneusement les derniers évènements dans un rayon de ma bibliothèque mentale puis, je me dirigeai vers le rayon de mes seize ans pour en sortir religieusement les premiers enseignements de mon grand-père :

« Les émotions, Noway, sont des courants d’énergie, des potentiels d’action, des mouvements en devenir. Tout bouge, tout change tout le temps. Nous sommes des récepteurs de ces variations. Elles nous traversent, nous bouleversent, nous déséquilibrent, secouent notre perception du monde et créent en nous des changements. Alors, par réaction, nous devenons émetteurs, facteurs de mutations, pour structurer et donner du sens à cet univers que nous arpentons. Nous scillons en permanence entre l’ordre et le chaos. Il existe un réajustement entre ce que nous désirons, ce que nous croyons et ce qui est.

Tu peux subir et réagir à ces vagues émotionnelles de manière impulsive et incontrôlée, ou les accueillir comme ce qu’elles sont : des forces motrices, des vecteurs de transformation. Alors, elles deviendront tes alliés et te porteront dans la direction que tu auras choisi. Apprends à choisir et agir. »

À l'époque, je n'avais pas tout saisi. J'avais eu besoin d'exemples concrets. Avec le temps, et l'expérience des Duels surtout, j'avais intégré cela comme un principe de mon existence, une maxime : j'accueille, je choisis, j'agis.

Il y a deux semaines, j’ai laissé ces mots flotter autour de moi.

Ici, je ne peux qu’influer sur le chemin qui m’amènera à ma mort : sa durée et sa destination finale peut-être. Alors, seul dans ma couchette, j’ai construit une belle résolution. Je l’ai nourrie car je la voulais forte et flamboyante pour m’éclairer et me réchauffer les jours de désespoir ,car il y en aura, c’est certain. J’ai décidé de faire honneur aux miens. Je montrerai aux Bullites combien il faut d’ingéniosité et d’obstination pour mériter de voir périr un homme libre.

Pour cela, je dois gagner du temps pour m’entraîner, m’affûter, redevenir tranchant comme une lame. Je dois aussi étudier les rouages internes de ce monde et plus particulièrement ceux des Rings et du DC.

La première étape est loin d’être glorieuse, même si c’est moins pénible que ce que j’avais imaginé. Je suis devenu l’Ixi de Maya. Quelle ironie ! Cela provoque des cauchemars étranges, où je suis assis sagement dans un chenillard, la tête vide. Maya est debout à côté de moi et, devant nous, Kaly court à perdre haleine. Alors qu’on la rattrape au son du rire flûté et creux de Maya et que je ne suis plus qu’une boule d’angoisse paralysée, tout disparaît… Je suis catapulté dans B2, Kaly et ses clones, sourcil levé et sourire carnassier, m'encerclent et se moquent de moi :

Mon pauvre Nono ! Non seulement tu es nourri, logé et blanchi, mais en plus tu es obligé de te laisser dorloter par cette mignonne petite poupée, obligé de prêter ton corps au tas de petits jeux sensuels et coquins issus de son imagination débridée. Pauvre chou ! Quelle torture !

Dans mes songes, je leur crie qu’elle ne savent pas ce que c’est. J’aimerais bien les y voir ! Alors, elle rient, elle rient si fort que ça me réveille. Je me retrouve seul, pantelant et désorienté l'espace de quelques minutes.

C’est vrai, je ne souffre pas physiquement. Je vis même, à mon corps défendant, des moments plaisants. Je ne suis pas de bois. Mais jouer cette comédie de l’amour me fatigue et me dégoûte de moi-même. J’en viens à plaindre ces pauvres femmes que j’ai tant détestées.

J’ai intensifié mon entraînement sportif en y ajoutant des sessions en Cube de Combat. Je lis aussi beaucoup, notamment les documents auxquels j’ai accès concernant les Rings et le DC. J’ai aussi retrouvé Hélio, qui se prête gracieusement au rôle de guide quand il est disponible ; Avec lui, je visite tous les endroits accessibles sans chaperon bullites. Hélio a changé, il a grandi. L’adolescent candide est devenu un jeune homme à la présence lumineuse qui porte ses idéaux comme un flambeau. Il me rappelle Léo.

Le soir venu, nous nous retrouvons au G0.

Pour moi, pour nous, c’est le paradis, la terre promise après de longues journées à faire tourner ce monde bocal et à faire les chiens savants pour en divertir les habitants.

Certains soirs, nous écoutons Saul nous raconter l’histoire de notre monde : la vraie, affirme-t-il, transmise de générations en générations. Et puis, nous en inventons un nouveau, un meilleur, plus beau à coup de grandes phrases lyriques, que l’on s’envoit tels des météores. Nous avons de fidèles assistants pour soutenir notre verve : l’alcool de synthèse et la chichélec, sœur pauvre de la Chicha. Nous n’avons pas d’herbes, mais un paquet d’apprentis chimistes dans nos rangs. J’ai bu et inspiré des liquides dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence, avec des noms plus fous les uns que les autres. Je soupçonne ces différentes mixtures d’avoir été mes fidèles alliés quand j’ai répondu aux demandes insistantes de conter ma propre histoire. J’ai tenu ma promesse, évoqué mon Clan et les circonstances de mon départ. J’ai aussi partagé des épisodes de mon périple : la traversée de la mer, les hommes des forêts. Je n’ai pas évoqué le peuple du désert, car ils m’ont demandé de garder leur existence secrète. Leurs mots exacts étaient : nous sommes le peuple-mirage et nous tenons à le rester. Je leur ai montré mes dessins en espérant qu’ils puissent un peu voyager par l’esprit.

J’ai aussi parlé de mon voyage dans la deuxième ceinture, et d'Alka. C’ést étonnant car ils ne connaissaient quasiment rien de la deuxième ceinture. En revanche, Alka ne leur est pas inconnue. Elle bénéficie d’une certaine notoriété en tant que Stratège. J’ai passé sous silence, évidemment, sa lutte contre l’oubli.

Pour finir, j’ai parlé de la famille d’Ana dont j’ignore le sort.

Enfin, un soir, alors que je devais rester avec Maya, le Gouverneur, qui, depuis qu’il l’avait recommandé pour Bulle G, considérait, semble-t-il, Maya comme sa chasse gardée, se présenta à l’improviste.

Il ne m’aime pas et c’est réciproque. Ainsi quand il vient, Maya préfère que j’ailles faire un tour.

Cette fois-là ne fit pas exception, je débarrassai donc le plancher. J’étais inquiet pour Maya, me posant mille questions sur ce que le gouverneur pouvait exiger d'elle. La tristesse et la colère se disputaient mon esprit car j’étais, encore une fois, rattrapé par la laideur de ce monde et dégoûté par les travers de ma propre espèce.

D’humeur sombre, je débarquai de manière impromptue au G0. Sur la porte, l’écriteau avait changé : sur un petit carré positionné comme un losange, était représenté une silhouette tenant une guitare. En dessous, était écrit :

Ce soir, ça joue ! Entrez sans faire de bruit, installez-vous et attendez la fin d’un morceau pour demander à boire.

Intrigué par ces paroles au sens mystérieux, je poussai la porte. L’atmosphère était tamisée. Au comptoir, autour de Saul, étaient réunis plusieurs habitués que je distinguais difficilement. Mes yeux s’arrêtèrent sur Billie, la quarantaine, blond, plutôt fluet. Il tenait entre ses bras sa fidèle guitare sur laquelle il grattait souvent des accords en cascade, en fin de soirée. Là, il tapait un tempo du pied. D’autres dans l’ombre étaient aussi armés d’instruments. Quatre notes graves, toujours les mêmes, emplissaient l’atmosphère. Interloqué, je restai là, la main accrochée à la poignée. La voix railleuse de Charlie, une connaissance, me réveilla :

  • Hey Noway ! Tout cet air purifié me donne mal au crâne. Ferme donc cette porte, prends une SB et viens t’asseoir ! »

Accompagné de quelques rires, je refermai doucement la porte, attrapai une chope apparue comme par magie et me glissai sur la première chaise que je trouvai.

Billie commença à jouer et une voix profonde et rocailleuse s’éleva se mêlant aux accords de guitare.

  • No matter who you are

No matter where you go in life

You gonna need somebody to stand by you…

Ces paroles s’emparèrent de mon corps et descendirent le long de chacune de mes vertèbres, lançant leurs vibrations à l’assaut de la moindre parcelle de mon être et emportant loin ma sombre humeur.

À ma grande surprise, Saul enchaina d’une voix de velours à la fois puissante et tendre. Des percussions vinrent le soutenir. Je repérai un dénommé Jo avec un instrument étrange entre les mains : un cadre soutenant une plaque de tôle ondulée, orné de deux boites de conserves et d’une sonnette. Ces doigts chapeautés de petits dés à coudre en tiraient tour à tour des sons mats, aigus et même des stridulations.

Saul chantait qu’il n’aurait pas peur tant qu’ils nous auraient tous à ses côtés. Et plusieurs voix se mêlèrent harmonieusement à la sienne pour nous l’assurer. Envoûté par le rythme syncopé de la mélodie, traversé par les vibrations chaudes de sa voix grave, j’étais bercé par la musique qui résonnait jusque dans mes os.

Et puis Hélio sortit de l’ombre.

Quand il commença à chanter, l’air s’électrisa et fut traversé d’ondes telluriques. Chanter métamorphosait le jeune homme que je connaissais en un être vibrant et vivant chaque parole qu’il prononçait. Tout son corps était parcouru, traversé par des courants d’énergie avec lesquelles il composait : il les retenait, les canalisait en s’arcboutant, se contractant pour finalement leur ouvrir un chemin jusqu’à ses cordes vocales qui les laissaient s’envoler en un cri ou une caresse. Il était le joueur et l’instrument. Possédé par la musique, il nous transportait avec lui sur cet océan de sons. Je ne le quittai pas des yeux. Suspendu à son souffle et sa voix allant parfois jusqu’à la limite de la rupture, je vibrai avec lui, à l’unisson.

If the sky that we look upon
Should tumble and fall
Or the mountains should crumble to the sea
I won't cry, I won't cry
No I won't shed a tear
Just as long as you stand, stand by me

Puis tout le monde reprit les paroles. Tous les musiciens soutenaient de leurs voix et de leurs instruments, ce tissu sonore et éphémère créé par le choeur de G0. Moi, les yeux clos, je tremblais comme une feuille avec l’impression étrange de léviter dans l’atmosphère enfumée, me laissant porter par ces courants musicaux qui se répondaient et se mélangeaient.

Quand les dernières notes moururent, je rouvris les yeux et accostai au regard inquiet d’Hélio, redevenu le jeune homme tout juste sorti de l’adolescence que j'avais rencontré. Le silence s’installa dans le bar, tous les yeux braqués sur moi. Saul le rompit pour me demander :

  • Alors, qu’est-ce que t’en dis ? On joue aussi bien de la musique chez toi ?
  • Non soufflai-je, je n’ai jamais entendu un truc pareil.
  • Et ?
  • Et c'est fabuleux ! Pourquoi vous l’avez pas fait plus tôt ? m’exclamai-je.

Des voix et des rires approuvèrent mes paroles tandis que Saul affichait un sourire encore plus large que d’habitude et jetait un regard entendu à Hélio. C’est à cause de lui que la musique n’avait pas résonné plus tôt à mes oreilles. J’appris, ce soir-là, qu’il avait eu peur de ne pas réussir à chanter en ma présence, peur que je le rejette ou je ne sais quoi. Je le rassurai du mieux que je pus et lui exprimai toute ma gratitude de l’avoir finalement fait, ce soir-là.

C’est ainsi que je découvris ce qu’ils appelaient le rythm’n blues, une musique bien plus vieille que ce monde, la musique des opprimés.

Je trouve là plus de chaleur que n’importe où ailleurs dans Bulle. Je m’y suis fait des amis. J’ai appris que la beauté de la vie se trouvait parfois dans des endroits enfumés et sombres où l’on rit trop fort.

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