22- Fissurée

6 minutes de lecture

Extrait du journal de bord d'Alka Prime

Nous sommes revenus dans Bulle 15. Tu étais très nerveuse, de plus en plus lunatique, passant de l’exaltation à la dépression en quelques minutes. Parfois je voyais tes mains trembler, même si tu essayais de le cacher.

À notre retour, tu as passé une bonne partie de la nuit à lire les rapports que l’on t’avait envoyé durant notre absence. Tu avais l’air contrariée. Moi, j’ai dessiné des souvenirs de ce séjour qui m’a fait un bien fou. J’espérais que nous les regarderions ensemble.

Au matin, nous nous sommes levés tôt. Ton teint pâle et de grands cernes sombres témoignaient de ta nuit trop courte et agitée. Nous avions juste le temps de nous préparer avant ton entrevue avec le directeur. Tu étais plus fébrile que jamais. Tu parlais toute seule et tu ne t’en rendais pas compte. Par trois fois, tu as cherché ton Pad pro alors que tu l’avais sous le bras. Quand je te l’ai fait remarquer, tu as ri nerveusement.

Puis nous sommes partis. Durant le trajet, ton humeur s’est à nouveau assombrie. Tu étais lointaine, comme en prise avec de douloureuses pensées.

Nous sommes entrés dans la salle de réunion, le directeur était déjà là avec son équipe, assis autour d’une large table ronde. Tu t’es assise en face pendant que je trouvais un pan de mur auquel m’adosser.

Est-ce que tu étais déjà en train de couler, à ce moment-là ? Je l’ignore.

Le directeur, dont j’ai oublié le nom, t’a saluée et demandé de but en blanc si tu avais pris connaissance des derniers rapports. Tu as hoché la tête et allumé ton Pad. Il t’a exposé les difficultés rencontrées : des histoires de planning, mais aussi d’engouement concernant les activités proposées. Tu as voulu des précisions. Il s’est alors tourné vers ses assistants pour qu’ils prennent le relais.

Là, je t’ai vu cacher rapidement tes mains sous la table. Tu tremblais à nouveau. Mais, cette fois, cela prit de l’ampleur. Des vagues de frissons, peu à peu, prirent possession de tes bras menaçant de t'envahir toute entière, si bien que tu t’accrochas des deux mains aux montants latéraux de ton siège. J’entendais ta respiration saccadée.

Quand ils eurent terminé, tu te levas d’un bond. Tu bafouillas que tu ne te sentais pas très bien et devais partir. Je ne voyais que ton dos. Quand tu t’es retournée, tu étais livide et je pouvais apercevoir des gouttes de sueurs perler sur ton front. Tes yeux étaient fous d’une terreur que je ne t’avais jamais vue. Tes pupilles étaient si dilatées que tes iris avaient disparu. Tu étais aux abois.

Nous sommes rentrés. Dans le taxi qui nous ramenait, je suis resté silencieux. J’avais le sentiment que si un mot, un seul, franchissait mes lèvres, tu exploserais.

À l’appartement, tu as jeté ton Pad sur le sofa et tu t’es mise à faire les cent pas en te tordant et en te frottant convulsivement les bras. Ton regard affolé ne trouvait nulle part où se poser.

J’ai finalement réussi à doucement te guider vers le sofa et à te convaincre de t’asseoir. Tu semblais si vulnérable. C’était étrange et inquiétant de te voir ainsi, alors que tu étais si pleine de vie, si combative, si lumineuse le jour précédent.

Je chuchotai quand enfin je trouvai le courage de te demander ce qui n’allait pas. Tes yeux vides se sont posés sur moi. J’ai répété. Ton visage s’est marqué de l’effort intense que tu faisais pour écouter ma question. Tu as froncé les sourcils. Tu as eu une absence. Mais, tu es revenue vers moi.

Une larme, une seule, a coulé sur ta joue et tu as dit :

  • Je crois que je suis en train de fissurer, Noway.

Et tu as pris ta tête entre tes mains. Je t’ai saisie par les épaules pour que tu t’allonges. Tu t’es laissée faire. Une poupée de chiffon. J’ai posé ta tête sur mes genoux. Je me sentais tellement impuissant que cela m’a coupé le souffle quelques secondes. Durant plusieurs minutes, j’ai été dans l’incapacité de réfléchir mais, tu as bougé un peu. Tu semblais t’être assoupie. Je t’ai appelée. Tu as brièvement serré ma main sur ton épaule. Je me suis ressaisi. Je savais ce que voulait dire "fissurer". Victo m'avait averti : parfois, le manque d'Optimem provoque comme un Bogue cérébral. Alors, quand les selfs-capteurs transmettent les anomalies au serveur de données de la Bulle, l'alerte est donnée et l'issue est un passage obligé en Optimem. Pourtant ça m’a arraché la bouche de prononcer ces mots.

  • Comment fait-on pour demander une séance d’Optimem d’urgence ?

Tu t’es crispée en gémissant.

  • Non… je ne veux pas !
  • Tu ne veux pas ? Quoi ? l’Optimem ?
  • Je ne veux pas !

Tu te mis à trembler de plus belle et tu repris :

  • La garde. Ils vont venir. Me forcer.
  • Alka ! Tu ne veux pas ? C’est sûr ?

Tu hochas la tête vigoureusement en t’accrochant à moi comme une naufragée. Alors, j’ai attrapé ton Pad. J’ai ouvert l’apptel et appelé la seule personne qui pourrait peut-être faire quelque chose : Victo. Lui ne pouvait rien mais il m’a passé Edan qui m’a expliqué quoi faire. C'était merdique selon moi, mais simple pour ce qui est de la première partie du plan, en tout cas.

Le plus dur a été de t’expliquer de sorte que tu comprennes et qu’ensuite tu retrouves assez de lucidité pour pouvoir agir.

Heureusement, tu as tenu un journal de bord – celui sur lequel j’écris à présent - de ces deux dernières semaines. Tu m’as fait suffisamment confiance pour me dire où se trouvait ton Pad hors réseau dans lequel tes écrits étaient enregistrés. Ce journal, les gardiens, le prendront, alors nous en avons fait une copie sur une micro clef. C’est ta sauvegarde. Moi, d’après ce que j’ai compris, je suis le gardien de cette clef : je dois t'aider à retrouver le souvenir de cette sauvegarde sur clef. Edan a bien précisé : je ne dois pas te la donner, tu dois la demander. Moi, il faut que je me débrouille pour te mettre sur la bonne piste. C'est là que ça se corse...

Quoiqu’il advienne, je peux t’assurer que tu as jeté toutes les forces et la lucidité qui te restaient pour imprimer cela dans ta mémoire. Cela étant, tu as fini par t’assoupir.

Edan a assuré que quoiqu'il arrive, la phase de saturation que tu traverses serait temporaire. Il m’a également enjoint d’appeler moi-même la Garde. Avec ton autorisation, je l’ai fait.

À midi, les gardes de la Paix intérieure sont venus. Je t’ai réveillée. Tu es allée leur ouvrir la porte dans un état second. Quand ils t’ont dit que tes selfs-capteurs indiquaient un état de stress dû vraisemblablement à une saturation mémorielle, tu n’as pas eu à jouer la comédie pour rester plantée devant eux, l’air perdu. Tu n’as pas opposé de résistance quand ils t’ont prise par le bras pour t’emmener à l’Optimem le plus proche. Quant à moi, ils m'ont à peine regardé. L'un d'entre eux m'a demandé de décliner mon identité. Il l'a noté sur son Pad avant de partir.

Une journée déjà et je n'ai aucune nouvelle de toi. Edan a bien insisté : les chances que cela fonctionne sont très faibles, alors j’ignore si tu reviendras et j’en suis malade. D’autant que ce plan de sauvegarde dont je suis censé être une pièce maîtresse, déjà foireux à la base, vient de se casser la gueule.

Nous avions omis un petit détail. Je ne t’appartiens pas, alors les autorités ont appelé Maya, ma propriétaire, pour qu’elle me rapatrie. Tu n’es toujours pas revenue, et dans une heure je serai parti.

Alka ! J’espère que tu te souviendras de ces deux jours hors du temps, loin de ces gigantesques Bulles. Ce fameux pique-nique où tu m’as dit avoir réalisé que l’Optimem te volait, à ton insu. Tu as beaucoup pleuré et tu t’es endormie dans mes bras. À ton réveil, que dire ? Je n’ai pas de mots pour décrire la suite. Peut-être que tu fissurais déjà. Mais alors, à travers ces failles, on voyait ta lumière, Alka ! Je me souviens d’une jeune femme qui fit la prouesse de créer un espace hors du temps et des contingences de ce monde. Durant cette interlude, tu as abattu toutes les barrières et effacé le gouffre qui nous séparait. Tu as inventé un monde rien que pour nous dans lequel tu m'as entraîné. J'ai plongé, évidemment ! C'est mon passe-temps préféré de me jeter dans le vide sans savoir où se trouve le sol ! Mais te voir, toi, te libérer de toutes les règles et les limites, c'était fou et c'était bon !

Sache que j’ai aimé cet être qui a sûrement déjà disparu dans les circuits de l’Optimem. Tu m’as aimé aussi. Tes yeux, tes mains, ta bouche, tous l’ont écrit en lettres de feu sur ma peau.

Je te laisse mes dessins et ces quelques mots.

Te souviendras-tu, Alka ?

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