36 - Dans mes cordes

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Alors que la troisième semaine de confinement commençait en France, je débutai une nouvelle étape de ma relation virtuelle avec mon médecin sans frontières. Il m’avait avoué son prénom : Chris. Nos sympathiques discussions de salon avaient évolué. Mon interlocuteur souhaitait que nous faisions mieux connaissance au travers de jeux de rôles mêlant écrits et photos. Il se disait très attentif à l’autre. Et même de plus en plus, loin de ses pratiques passées de dominant qui ne le satisfaisaient plus.

De mon côté, je restais un peu sur mes gardes, car, même si je trouvais sa compagnie agréable, je ressentais comme un malaise. Il était compliqué pour moi de reprendre un rôle que j’avais abandonné en plein chaos. Il me fallait absolument rompre avec mon passé et gagner en douceur et sérénité. Cependant, je savais que je ne pouvais connaître de relation amoureuse sans que la passion dévastatrice ne s’empare de ma personne. Pour moi, aimer c'était avec passion ou rien.

Lui m’indiquait ressentir comme une sorte de boule au ventre. Mais, je doutais de cette curieuse inclination à la lumière des longues périodes off qu’il m’imposait. Je devenais folle durant ces moments là, contrôlant à longueur de journée mes mails, messageries et autres moyens de contact que nous avions en commun. Mais, rien. Lorsqu’il était off, il était off. Et malheureusement, pendant ces périodes là, je cogitais en négatif. Je l’imaginais mener de nombreuses vies parallèles. Cela renforçait aussi la perception que j’avais de notre relation. S’agissait-il juste d’une distraction pour lui ? Je ne me sentais pas l’âme d’une femme de réconfort ou d’un repos du guerrier. Pourtant, ses réactions me faisaient immanquablement ressentir cela, en plus du trouble grandissant généré par les jeux de rôles.

Plutôt embarrassée par mes mensonges passés, même s’il n’exigeait pas de moi le moindre nude, je décidai dès le lundi de lui balancer une photo de ma personne réelle. Comme il ne sembla pas déçu par cet aveu, je fus soulagée et entamai ma semaine avec un bel optimisme, malgré le contexte particulier du confinement que je supportais toujours aussi mal. Mon sommeil qui était redevenu presque normal avant cette période troublée, s’était rapidement dégradé et mes nuits s’achevaient souvent au bout d’un cycle. Le temps passé sur les écrans avec Chris ajoutait aussi à ma nervosité.

Mes parents, de leur côté, semblaient plutôt bien s’adapter à leur nouvelle vie de confinés. Mon père, qui avait toujours été un grand bricoleur, s’attelait aux travaux printaniers dans le jardin. Ma mère, après avoir accusé le coup suite à la fermeture de ses associations, se plongeait maintenant dans des activités artistiques variées. Toute la journée, c’était soit l’un qui me demandait un coup de main, soit l’autre qui voulait que j’admire sa dernière création. Je les retrouvais pour les repas dans leur immense cuisine provençale et l’ambiance était plutôt détendue malgré les mauvaises nouvelles en provenance du dehors. A l’heure du diner, Jérôme Salomon le DGS s’invitait à table, et ses décomptes morbides plombaient un peu l’atmosphère. Nous, nous songions seulement qu’il y avait encore un jour de passé où nous avions survécu au fléau. Tous ensemble.

D’autre part, côté travail, j’avais, avec l’aide de ma stagiaire toujours fidèle au poste et de certains collaborateurs, produit une première ébauche d’une proposition de visuel pour les restaurants de mon client coréen. Ce dernier, via son directeur chargé du dossier, avait pris contact directement avec moi. J’entamai donc des échanges en visio avec ce directeur, un jeune trentenaire plutôt agréable à regarder. Wang Jung-Hwa était son nom coréen complet. Il parlait un anglais parfait, ayant effectué une partie de ses études en Europe. L’homme était très exigeant, mais il s’exprimait avec une courtoisie exquise.

Je riais sous cape de voir bafouiller le beau coréen lorsqu’il devait répondre à une question pertinente de Baby. Toujours aussi sexy, la belle gothique, devait lui apparaître comme l’essence même de la femme occidentale libre et délurée. Seule à Paris dans l’immense appartement haussmannien de ses parents - exilés eux sur l’île de Ré - elle s’affichait parfois dans des tenues plutôt non conventionnelles, notamment des décolletés plongeants qui étaient je crois le summum de l’indécence en Corée. Je me doutais qu’elle devait le faire exprès. Même si je me demandais souvent à qui étaient destinées ces provocations. Parfois, j’apercevais son lieu de confinement. La décoration semblait très design et les oeuvres d’art y être abondantes. De son côté, le jeune directeur nous abreuva en retour de nombreuses remarques afin de faire progresser nos travaux. Il compléta avec des liens vers des sites qui pouvaient nous intéresser.

Lorsque je n’étais pas concentrée sur mon projet, je me laissais happée par les messages coquins du doc qui semblait s’ennuyer ferme entre deux missions spéciales orientées COVID-19. Un jour, il m’avait balancé une photo de lui portant un masque de chirurgie. L’homme avait de beaux restes de blondeur et de regard bleu acier. Mais, son physique avait peu d’importance pour moi. Son esprit seul avait su me charmer. Je décidais un après-midi de retourner à mes très vieilles expériences d’écrivaine de tchats érotiques. J’avais réfléchi dans la nuit à un scénario qui pourrait faire l’objet d’un premier test de sa volonté affichée de switcher vers la soumission.

Je lui demandai de débuter nu et à genoux. Tournant autour de lui, je le frôlai du bout de mes ongles. Puis, je lui bandai les yeux avant d’aller récupérer deux longues cordelettes rouge. J’avais toujours rêvé de devenir une maîtresse des cordes. J’avais envie, cette fois, de rendre ce moment aussi esthétiquement érotique et doux que j’aurais pu vivre en réel. Alors après lui avoir ordonné de se relever, je me rapprochai de lui et je lui murmurai des paroles de possession. Celles que j’avais tant de fois prononcées dans ma réalité. Les cordes écarlates glissaient autour de son cou. Il me confirmait, dans notre lien numérique, qu’il frissonnait à mon toucher ou qu’il sursautait à chacun de mes passages fantomatiques. J’exécutai un premier noeud dans son dos avec les extrémités, le griffant un peu lorsque je laissai pendre un bout de corde. Puis, je revins sur son torse réalisant deux nouveaux noeuds, un au dessus et l’autre en dessous de sa poitrine. Il m'affirma ressentir une sorte d’excitation lorsque je m’attardais sur chacun de ses seins qui semblaient très sensibles. Je poursuivis avec deux autres noeuds : un sur son ventre et un autre au dessus de son pubis.

A chaque mouvement des fils sur sa peau fictive, je caressais doucement les lieux où je m’aventurais virtuellement : le côté, l’aine, le nombril, la cuisse… Alors qu’il semblait le redouter, je circulai autour de sa verge imaginaire pour réaliser un autre lien derrière ses bourses, puis je remontai fermement entre ses fesses où je terminai par un dernier double noeud près de sa forteresse encore inviolée. Les ficelles de feu remontaient ensuite dans son dos faiblement velu à destination du morceau qui pendait entre ses omoplates. Là, j’enchainai en lui ordonnant de lever un bras, puis l’autre, afin de pouvoir produire de jolis losanges carmin qui orneraient son corps rêvé. Je lui décrivais les moments en question, il semblait y prendre beaucoup de plaisir. Je continuai les losanges, puis je finis par lui attacher ses mains que j’imaginais puissantes et douces dans son dos. Il était maintenant totalement à ma merci virtuelle.

J’avais les images dans ma tête, même si je n’avais jamais eu de pratique poussée des cordes dans ma réalité. Je poursuivis avec l’inévitable moment où le soumis doit satisfaire sa maîtresse. Je le guidai par écrit entre mes cuisses réellement humides. Puis, après avoir eu à gérer fermement un début de rébellion plutôt téléphonée, je le fis accomplir ce qui devait être fait. Evidemment, avec mon travail en parallèle et le défilé permanent de mes parents dans mon bureau, je n’avais pas la tranquillité nécessaire pour m’abandonner dans ma propre réalité.

Une fois que j’eus simulé une jouissance avec un « Ouiiiiiii » interminable, je relevai mon soumis par ses liens avant de lui retirer son bandeau chimérique, puis de l’embrasser sur sa bouche de roman. Il pouvait maintenant admirer - à l’aide d’une photo publiée - le sublime travail de Shibari que j’avais réalisé avec mon âme d’esthète. Puis, je le poussai contre un mûr invisible d’où il ne pouvait bouger et entamai une dernière opération littéraire qui visait à l’envoyer dans un septième ciel rêvé. J’attrapai sa verge fantasmagoriquement tendue avant de la faire glisser fermement entre deux de mes doigts. Je rédigeai ensuite des mots sales. Ceux qu’ils semblaient apprécier. A ses courtes phrases en retour, je l'imaginais haletant et proche de succomber sous mes gestes prétendument experts. Ce qu’il sembla faire. Je terminai par un doux baiser de cinéma.

Cependant, au moment du débriefing, même s’il m’indiqua avoir largement apprécié mon histoire et vécu le moment comme s’il était proche de moi, je compris qu'il n’avait pas vraiment eu de jouissance physique IRL. Il s’agissait des limites de cet exercice plutôt vain de la relation virtuelle. Lui débutait depuis peu dans cet encanaillement sans risques. Moi, il y avait bien longtemps que cela ne me suffisait plus. Lorsque tu trouves la force de traverser le miroir pour vivre en réel tes folies numériques, le virtuel te semble bien fade en comparaison. De ce fait, j’étais peu satisfaite de moi, alors que lui jubilait d’avoir étonnement ressenti autant de plaisir psychologique dans un rôle opposé à son vécu.

Le trouble s’empara de nouveau moi. Etait-ce bien ce que j’avais envie de vivre, même si les circonstances ne me permettaient pas d’avoir plus ? Chassant mes noires pensées, je lui proposai un rendez-vous nocturne pour plus d’intimité et il me fixa son heure. J’espérais qu’il m’appellerait sur mon mobile pour qu’un peu de réalité entre dans notre relation à distance. En attendant son supposé coup de fil, je rêvais à des lendemains heureux pour nous deux. Et si au final, après tant d’errances, il y avait enfin une issue lumineuse à toute cette sombre histoire ?

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