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Ce n’est pas un film, pas un movie. Ses journées se déroulent comme une photographie : immobile, figée par la douleur, Madame Faure reste allongée sur son grand sofa de cuir rouge. Ne pas bouger, avoir mal. Les heures passent. Morphine et cortisone. Figée face à la baie vitrée, elle regarde les trois bouleaux qui tremblent à l’horizon ou les buissons qui poussent plus près, derrière la petite mare envahie de plantes aquatiques dont personne ne connaît le nom. Sur la terrasse, une renarde vient la saluer chaque matin – c’est elle qui le raconte – cela dure depuis des années, la bête lui présente ses renardeaux au printemps. Cela remplit-il ses journées ? Quand le soleil tape trop fort sur les carreaux, que la chaleur devient enfin intenable, même pour elle qui a tant besoin de chaud, elle se lève vaille que vaille, s’accroche aux chaises judicieusement disposées et ferme les tentures en forçant ses doigts tordus. Après il faut recommencer le trajet dans l’autre sens. C’est toute une expédition, clore des rideaux.

La nuit, elle écoute le bruit du frigo. Elle a peu de visites, même pas de voleurs. Chantal Faure vieillit seule, malade, sans enfants, sans mari. Pas de neveux à héritage. Pas d’héritage non plus d’ailleurs.

Ce matin-là, elle a réussi à sortir sur la terrasse et a jeté à la renarde le repas livré la veille, intact, gratin de choux fleurs au jambon, la morphine coupe l’appétit, ou c’est vraiment trop dégueu. Elle guette l’arrivée de sa femme de ménage, sa plus chère – ou sa seule – confidente.

Quand elle entend entrer sa femme d’ouvrage, elle aussi agite le journal de la veille avec la photo des trois disparus.

Les parents Delaunoy… des mauvaises gens. Suffit de voir comment ils traitaient leurs bêtes. La Jacqueline, elle a épousé le banquier, ce pauvre Fernand, juste pour se barrer de chez elle le plus vite possible. Si tu veux tout savoir, le petit, il est né prématuré, genre six mois après le mariage… mais trois kilos passés. Oh je m’en fous moi. Chacun fait ce qu’il lui plaît, mais bon, ça me faisait bien rigoler à l’époque, la comédie qu’ils nous jouaient. Bah tu dois me trouver mauvaise langue, mais tu sais pas combien j’en ai bavé à cause d’eux, tous ceux-là, le frère à la disparue, le soi-disant docteur, c’est pas sa langue qu’il avait pas en poche… Quoi, tu comprends pas ?! C’est sa queue qu’il sortait à tout bout de champ. Oui, ma jolie, je sais que tu nettoies chez les Delaunoy. La fille des bouchers avec ses grands airs de princesse du jambon, elle était cocue bien avant le mariage. Et elle s’en doutait bien ! Mais son médecin, elle le voulait coûte que coûte. D’ailleurs elle l’a eu.

Elle est surprise d’entendre Chantal Faure déblatérer avec tant de ressentiment. La vieille dame a parfois des poussées d’agressivité qu’elle explique par la prise de cortisone à forte dose. Jamais elle ne l’a entendue aussi venimeuse que ce matin.

Faut voir la gueule qu’elle tirait la Bernadette après la disparition de sa future belle-sœur. « Son » mariage qu’était gâché. Je me demande s’il existe une femme plus conne qu’elle, pff avec ses airs de grande dame de province. T’as bien du courage de faire son ménage. Je vais crever seule, dans la douleur, ça va, c’est bon, je le sais, mais je te jure que je préfère encore ma vie à celle de la fille du boucher. Moi les hommes, ils me vénéraient, oui c’est dur à croire quand tu me vois aujourd’hui, mais ils se mettaient à genou devant moi.

Elle regarde Chantal toute tordue par sa polyarthrite, ses yeux bleus brillent encore comme un ciel de printemps, ses cheveux blonds bouclés sont relevés en un chignon maladroit. Ses joues sont gonflées par les médicaments, mais on devine toujours ses hautes pommettes de beauté russe. Son sourire est chenapan. Elle connaît les mots empathie, sympathie, pitié, commisération. Lesquels conviennent pour définir ce qu’elle ressent quand elle va travailler chez Chantal Faure ? Elle se tait, elle écoute. Cette histoire est terrible. Elle n’est pas heureuse de découvrir un passé aussi dramatique dans cette région où elle est uniquement venue pour se réfugier, pour s’apaiser de son histoire à elle.

Le fils de Jacqueline, un bon à rien, devenu clochard ! Pour de vrai. Il mendie à Liège, près de la cathédrale forcément. Fils et petit fils de banquier… Son père l’a jamais gâté, sa nouvelle femme pouvait pas le saquer. Et à la ferme de sa grand-mère, on lui passait tout, c’était pas mieux. Bref le gamin a accumulé fugues, accidents de bagnoles et toutes les conneries que tu peux imaginer. Enfin, c’était pauvre gosse, l’avait à peine un an quand sa mère a disparu, alors…

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