L'autre Troie

3 minutes de lecture

Et je le fixe, du haut du toit, cet horizon qui s'obscurcit. Je pense à ceux d'en bas - pauvres cons - que j'avais prévenus pourtant et à cause de qui j'allais mourir. J'allais crever les pieds dans le vide, habillée comme tous les jours avec mon haut blanc, mon café dans une main et la tête de mon vieux chat sous l'autre. 


C'est drôle, le fatalisme : quelque chose d'effarant va se produire sous extrêmement peu et pourtant je parviens à m'en foutre. Je parviens à prendre une gorgée de plus, laisser mes dents baigner dans l'amertume une dernière fois. J'avais pourtant hurlé plus d'une fois, je m'étais agitée très fort. S'il y en avait eu d'autres comme moi ? Sans doute. Mais visiblement, ceux qui ont crié n'étaient pas les bons puisque Ceux Qui Auraient Pu Changer Quelque Chose ne les ont pas écoutés. Ou n'ont pas voulu, peut-être ? Aucune idée. Toujours est-il qu'eux comme moi sont ceux qui crèveront de la pire façon. En sachant.


Au loin, il me semble que quelque chose change dans le paysage : je jette un oeil à ma montre - 17h43. Pas exactement les chiffres de mon rêve mais on s'en rapproche. Génial.

Mes pieds se balancent alors que, des dizaines mètres plus bas, le trafic se déroule, indifférent. Je repense aux potes qui ne m'ont pas cru. A ma famille qui n'a pas fait mieux. Je vois l'hôpital, pense aux femmes qui sont en train de lutter pour accoucher et mourront peut-être ainsi, les jambes écartées et les pores éclatés d'avoir trop hurlé. Je fixe l'école, pense à ce prof que j'ai tant détesté pour ma dernière note et qui me parait si futile maintenant. Je fixe les frontières de la ville, imagine ma meilleure amie et son copain : ils étaient censés passer la journée ensemble, finiront enlacés dans l'éternité. Pensée vomitive qui me donne envie de pleurer.


Premier frisson, tremblement de terre infime et qui pourtant fait sursauter le chat. Je le sens qui griffe mes genoux et me regarde comme si j'y étais pour quelque chose. Mais c'est là le secret : j'y suis pour rien, absolument. Au contraire, je serai de ceux qui se seront battus jusqu'au bout. J'inspire, l'air s'est chargé d'une odeur d'iode. Je bouge, me recule et le chat saute à côté ; alors que je me lève, l'horizon se charge d'une ligne supplémentaire, grise et mouvante : elles arrivent et avec elles notre mort à tous.


C'est tellement fort comme vision, exactement comme dans mon rêve. La température baisse et je tends les bras, les accueillant avec toute l'ironie dont mon petit corps est capable. C'est drôle, le fatalisme : je les vois et je ne ressens qu'un vague triomphe : j'avais raison, j'avais raison, j'avais raison.

Jusqu'au bout, j'aurais raison.


Premier impact, les flots s'heurtent au béton. Il y a comme une seconde splendide où je vois l'Océan enlacer les tours avant que ces dernières ne se fracassent, tranchées par l'impact : à l'eau se mêlent les débris qui assommeront les rares qui parviendront à nager. (Ou se sauver, peut-être ? J'ai envie d'y croire, mais il n'y avait plus personne dans ma vision.)


Nouvelle vague, la ville dans sa géométrie prévisible s'effondre petit à petit alors que je commence à rire, la vision brouillée de larmes. C'est drôle, l'instinct de survie : je sais très bien ce qui va se produire pourtant les battements de mon coeur accélèrent et je dois clouer mes jambes au sol pour les empêcher de m'emmener loin ; de toute façon, cela ne servirait à rien.


Dix mètres, vingt et l'eau se rapproche de moi. Puis tout se passe à une vitesse effarante : alors que je ferme les yeux, j'entends le bruit d'une porte qui s'ouvre derrière et des pas sur le gravier : quelqu'un fonce vers moi, je jure ; ce n'était pas censé se passer comme ça.


Je me retourne, jette un regard effaré à qui vient me déranger : c'est ma mère, évidemment, qui vient m'avertir comme si cela allait tout changer. C'est ma mère à qui j'hurle de fermer les yeux alors qu'elle crie à son tour. C'est sa voix qui m'accompagne alors que je suis submergée, que tous mes sens saturent et virent au noir. Sa main sur mon poignet, mes poumons en feu, les sensations qui s'effacent les unes après les autres.


Et c'est avec son cri que je passe de l'autre côté. Avec ses derniers mots.


Pardonne-moi, Cassandre.


Dans mes derniers instants, j'ai la folie de penser que ce n'est pas si grave.

Annotations

Vous aimez lire Elore Cohlt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0