Chapitre 16.1

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Une brise légère, étonnamment chaude pour la saison, faisait frémir doucement la prairie et la surface claire de l'eau. Des papillons aux splendides couleurs voletaient çà et là, leurs ailes scintillantes répandant derrière elles une fine poudre d'argent. Sur le bleu indien du ciel, des mésanges, des rouge-gorges et des moineaux s'ébattaient avec insouciance, pareils à des angelots de plumes. De leur bec s'échappait la plus belle des musiques. Que pouvaient-ils célébrer, d'aussi joyeuse humeur ?

Lorsque Elma revint à elle, elle était étendue sur un léger tapis de végétation. Seul un long drap gorgé de sang, enroulé autour de sa poitrine et de ses hanches, empêchait la nature de jouir du spectacle de son intimité. Bien qu'elle dût lutter pour ne pas se rendormir, elle reconnut sans mal les berges boisées de la rivière Grad, un lieu familier autour duquel planait pourtant un curieux air de renouveau.

Subitement, elle se rappela de l'intrusion dans le château, de la petite fille et du dard empoisonné. Elle se revit, attachée à la vieille table de torture, à crier à l'aide avant que tout ne devienne noir et silencieux. Elle avait beau creuser plus profondément en son esprit, elle ne parvenait plus à se rappeler autre chose. Peut-être n'avait-elle fait que rêver ? Peut-être n'avait-elle jamais quitté les abords de ce paisible endroit ? Non, cette blessure à l'épaule et la disparition de ses vêtements laissaient croire qu'elle n'avait pas imaginé ce voyage dans le domaine des dieux.

Alors qu'elle se redressait laborieusement, elle balaya du regard les abords du lieu et reconnut une silhouette qui avançait dans sa direction. Le torse nu, couvert de balafres écarlates, Valgard boitait en grimaçant ; le simple fait de mettre un pied devant l'autre lui demandait un effort surhumain. Ses cheveux étaient trempés, sales et détachés. Teintés de rouge, ils lui masquaient les yeux. À grand peine, il rejoignit la reine de ce royaume flagellé. Puis la verdure accueillit son bassin endolori.

« Les armées de ton frère et de Hogni ont cessé le combat, affirma-t-il, scrutant l'horizon. Cette fois, ils sont morts. Freyia n'est plus. La déesse qu'elle était n'a pu vaincre le démon enfermé dans ma lame. »

Il se tut un instant. Enfin, il reprit, la gorge serrée :

« Je n'ai pas pu ramener Hild. Son âme empêchait les soldats de gagner Helheim. Elle était perdue. Grimnir le savait depuis le début… Je suis tombé dans son piège. »

Les oiseaux voltigeaient au ras des fourrés et semblaient saluer au passage les deux rescapés. L'air était légèrement parfumé de rosée et de pollen. Les fleurs sauvages, multicolores, se détachaient du velours sinople de la vallée. Parce que le temps était trop beau pour verser des larmes, Elma posa sa main sur celle de Valgard.

« Comment peux-tu te reprocher quoi que ce soit ? Tu as sauvé les victimes de Freyia. Tu m'as sauvée, moi, quand je te croyais mourant dans les couloirs de Folkvang. »

C'était la première fois que la fille de Hiarrandl voyait son compagnon à bout de forces. Les affreuses marques sur son torse, ses bras et son dos en disaient long sur le supplice subi à Asgard. Toutefois, Elma perçut confusément que la plus terrible des plaies de Valgard était intérieure. La belle réalisa soudain l'absence de Gitz. Elle comprit.

« Il ne reviendra pas, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, la voix entrecoupée de sanglots.

— Il y avait une sorte de livre doué de parole. En désespoir de cause, Gitz lui a demandé de nous renvoyer sur Midgard. Malheureusement, il n'a pu nous suivre.

— Il ne peut pas mourir. C'est un nixe. Il est immortel !

— Pris dans les décombres de Folkvang, son immortalité ne lui servira à rien. Au contraire, elle ne lui sera qu'une prison de plus. »

Sous le choc, Elma ne savait que dire. Les mots lui manquaient. Avec honte, elle repensait aux paroles acides qu'elle avait dites au génie de l'onde et à la façon méprisable dont elle l'avait traité. Elle s'en voulait de ne pas avoir décelé immédiatement qui il était en réalité. Elle aurait été malhonnête de dire qu'elle l'avait toujours porté dans son cœur mais, avec le temps, elle avait fini par apprécier sa compagnie. Bien que leur relation eût mal débuté, tous deux avaient appris, au fil des jours, à mieux se connaître. Une sorte de respect mutuel et tacite était né entre eux. Sans qu'ils aient eu à s'entretenir longuement sur l'incident du Bois des Mages, ils étaient simplement devenus amis. La véritable estime n'était pas affaire de rancune et de différence : ils en avaient été la preuve vivante. Là où il était, Gitz lui avait pardonné, elle en était certaine.

« Il y a une chose qu'il voulait te… » commença Valgard, embarrassé.

Un éclair balaya le ciel de cette fin de matinée et la campagne frondescente perdit ses couleurs chatoyantes pour se saturer de lumière. Les vallons, les taillis, jusqu'ici si secrets, s'imprégnèrent d'une intense lueur blanche qui les sublima littéralement. Mêlés au bruit de puissants sabots, les hennissements lointains d'un cheval distendirent la Grande Toile. La luminosité redevenue supportable, Elma et Valgard purent admirer le vol gracieux du légendaire destrier que Dag, longtemps avant la naissance du fils de Hel, avait eu l'insigne honneur de monter.

« Skinfaxi ! » s'écria le héros, émerveillé.

Ainsi donc, le splendide animal, sur lequel avait poussé une esthétique paire d'ailes, savait s'élancer à la manière d'un grand aigle et courir sur le souffle invisible du vent. Valgard fut soulagé de constater qu'il n'avait été ni pris ni blessé par les sbires d'Odin, lequel devait sûrement en fulminer de rage.

Le port princier, l'étalon atterrit et, non sans fierté, exhiba le petit cavalier qu'il portait avec superbe sur le dos : là, couverte de poudre blanche, une petite forme familière serrait les rênes du destrier divin. L'air faussement décontractée, elle tâchait de dissimuler l'angoisse qui l'avait saisie lors de la course folle de Skinfaxi à travers un champ de débris entraînés vers la mer.

« C'est un bon cheval ! lança Gitz, alors qu'on l’aidait à descendre. Sans lui, j'aurais terminé ma chute au fond des eaux, écrasé par une colonne ou par une de ces maudites fontaines ! »

Elma ne put s'empêcher de le prendre dans ses bras. Elle avait perdu trop de gens auxquels elle tenait. À présent, Valgard et Gitz étaient la seule famille qui lui restait. Elle ne savait pas ce que lui réserverait le Destin, mais elle n'avait plus envie de les quitter, ces deux amis surgis du Bois des Mages ! À leurs côtés, elle se sentait en sécurité, comme si la simple force de leur affection pouvait écarter n'importe quel danger – après tout, même l'empire des Ases n'avait eu raison d'eux !

« Nous voilà réunis tous les quatre ! » s’écria-t-elle, les larmes aux yeux.

Tous les cinq ! » la reprit le nixe.

Il fouilla sa vieille tunique trouée au niveau du cœur et en sortit un volumineux grimoire aux coins cornés, à la surface usée et aux pages jaunies. C'était Hinrik. Une fois appelé par son nom, le livre se réveilla. Sa figure mordorée jaillit de la couverture et salua richement la petite troupe.

« Je me rappelle de lui ! s’exclama Elma, méfiante. Il était avec Hnoss au moment où elle m'a capturée… »

L'esprit des bois, l'artefact vivant et le demi-dieu échangèrent une œillade discrète. D'un commun accord, tout à fait silencieux, ils convinrent de ne pas lui révéler immédiatement ce qui lui était arrivé dans la chambre de la petite fille. Mieux valait qu'elle ne sache pas que, transformée en chat ailé, elle avait cherché à s'en prendre à Valgard.

« Je t'expliquerai les détails plus tard, fit Gitz. En attendant, sache que Hinrik n'est pas notre ennemi. C'est sa magie qui vous a permis de quitter Folkvang. Et je suis son maître, maintenant. »

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