Chapitre 13.3

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« ... Dans son antre puante de la Forêt de Fer, Angrboda, la iotun, avait mis au monde trois rejetons d'une ignoble laideur. Non seulement leur seule existence menaçait la nôtre, mais elle était aussi une insulte envers la Nature et ses beautés ! Nous autres, dieux d'Asgard, décidâmes alors d'assassiner les horribles marmots. Lorsqu'il le sut, leur père chercha à nous les cacher. Néanmoins, ses efforts ne servirent à rien. Il suffit à Odin de s'asseoir sur Hlidskialf, son trône magique, pour retrouver la trace des fugitifs. Désireux de regagner sa place priviligiée parmi nous, ce poltron de Loki nous abandonna vite les abominables triplés. Le fou avait cru les aimer ! La raison, heureusement, lui fit réaliser qu'il ne pouvait s'attacher à de si repoussantes créatures…

Cette histoire, Valgard la connaissait en partie. Freyia ne le savait pas, mais l'ennemi qu'elle avait à sa merci était un descendant de cette lignée maudite.

— Si vous avez mis la main sur eux, vous n'êtes pas parvenus à les tuer, la coupa le héros.

— Exact, concéda-t-elle d'une moue boudeuse. Mystérieusement, aucune de nos armes ne parvint à nous débarrasser de ces monstres. Gungnir et Miollnir elles-mêmes ne purent leur faire la moindre blessure. Dès lors, n'ayant guère d'autre choix, Odin décida de les exiler où ils ne pourraient nous nuire. Iormungand, le serpent – cette abjecte bestiole ! – fut jeté dans la mer et condamné à y moisir pour l'éternité. Hel, en qui nous avions senti un exceptionnel potentiel magique, fut bannie dans Niflheim, où lui fut confiée la garde d'un nouveau royaume censé abriter les âmes des faibles et des lâches. Fenrir, quant à lui, se vit enfermé dans une prison, à Asgard. À l'époque, nous n'imaginions pas qu'il s'agissait sans doute de la pire des solutions. Oh, au début, le loup nous amusa. Parfois, nous lui donnions un garde à dévorer et ses glapissements de joie nous divertissaient. Malheureusement, les meilleures choses ont une fin, et la bête se mit à grandir. En vérité, elle grandit au point que sa cage ne fut plus assez solide pour la retenir captive. L'animal devenait de plus en plus intelligent, et tendait à ne plus se plier à notre autorité. La situation était grave. Il fallait agir.

— Quel rapport y a-t-il entre cet épisode et la bataille des hiadningar ?

— Tu es trop impatient. As-tu tant que cela envie de mourir ? Une fois que j'aurai cessé de parler, tu devras payer de ta vie ton insolence. Au lieu de m'interrompre continuellement, savoure donc les derniers instants qu'il te reste ! »

Grimnir se taisait. Parfois, il jetait un bref coup d'œil à la petite Hnoss qui, en réponse, lui souriait de toutes ses dents.

« Nous allâmes trouver Fenrir dans sa prison, munis du lien Loeding qui se trouve aujourd'hui autour de tes poignets, reprit Freyia. Pour le lui passer, nous proposâmes au loup de se laisser attacher et de montrer sa puissance en s'en défaisant. Le fier animal accepta volontiers. Il était effectivement si fort que le cordon se rompit comme un rien. Plus tard, nous revînmes le trouver et lui offrîmes de résister cette fois à Dromi, un seconde laisse, plus résistante que la première. Joueur, le fils de Loki accepta sans sourciller et, une fois de plus, se montra si vigoureux que le lien céda. Alfadr était désarmé devant le önd de Fenrir dont le seul désir était de découvrir les mondes dont il avait été privé durant des années ! Nous étions terrorisés à l'idée que ce cauchemar ambulant puisse gagner la surface, mais nous n'eûmes d'autre choix que de le laisser partir… Combien de temps fut-il libre ? Je ne m'en rappelle plus vraiment. »

Elle se tut une seconde. Là, sa mine ravie parut littéralement se décomposer.

« Mais, parmi les hommes, poursuivit-elle, il sema un désordre sans précédent. Nombreux furent les pays à être détruits d'un seul coup de sa gueule dégoulinante de bave. On comptait les morts par milliers, et aucun être n'osa se dresser sur sa route. Les peuples de Iotunheim à qui nous avions maintes fois fait la guerre l'accueillirent en roi et lui élevèrent des temples. Dans la vieille Forêt de Fer, il rencontra Iarnvidia la sorcière, que nous croyions morte. De leur union infâme naquirent des monstres terribles nommés managarm. Ce fut une période effroyable que nous baptisâmes Ere des loups. »

Valgard tombait des nues. S'il connaissait l'existence des Chiens de la Lune, il ne s'était jamais douté que son oncle ait pu les concevoir après s'être échappé de sa prison céleste. Les choses devenaient un peu plus claires.

« Pour renverser la situation et mettre la bête hors d'état de nuire, nous chargeâmes Skirnir, le coursier de mon frère, d'aller trouver les nains forgerons de Svartalfaheim. Contre une montagne d'or, ils créèrent Gleipnir, la plus solide des chaînes et eurent recours, pour lui donner vie, à des matériaux qu'eux seuls purent travailler. Cette fois, Fenrir ne serait pas de taille : nous en étions convaincus ! Grimnir ici-présent se proposa pour se rendre dans le domaine de la bête. Là, il lui apprit qu'un nouveau lien venait d'être conçu, que nous vantions son invincibilité et que personne ne pouvait s'en défaire. Il n'en fallut pas plus pour piquer l'orgueil du monstre ! Débordant d'arrogance, il accepta de nous montrer une fois de plus que rien ne pouvait venir à bout de lui et nous retrouva dans un endroit secret qui nous avait paru idéal pour enfermer un si dangereux fléau. »

La voix de la Vane gonfla et raisonna contre les murs de Sessrumnir, gagnant en intensité à mesure que l'histoire s'achevait.

« Par infortune, dans un sursaut de méfiance, il se mit à douter de notre bonne foi : le ruban avait l'air si fragile qu'il ne comprenait pas pourquoi nous l'avions mis au défi. Soupçonneux, il exigea que l'un de nous jure de se couper un bras s'il y avait supercherie. Ainsi, si la bête réalisait qu'elle avait été bernée et qu'il lui était impossible de s'enfuir, un Ase devrait se mutiler sciemment ! Notre sang s'était glacé… Aucun de nous ne semblait prêt à ce genre de sacrifice ! Cependant, Tyr le brave avait élevé Fenrir. De tous les Ases, il était le seul à le respecter. À l'oreille, Odin me murmura que son fils se ferait martyre. Je me refusais à le croire. Personne ne pouvait avoir autant de courage ! Alors, le Père et moi pariâmes : si Tyr restait silencieux, je pourrais faire miens cinq cent einheriar ; en revanche, s'il décidait de payer pour notre parjure, je devrais accepter de me séparer de mon précieux collier magique. J'étais certaine de remporter la victoire ! Malheureusement, Tyr accepta l'offre de la bête qui, rassurée, se laissa attacher. Conformément à nos plans, Gleipnir se montra si robuste que rien ne put la briser. Odin, Thor et les autres dieux présents rirent aux éclats. Notre trahison avérée, l'honorable Tyr se trancha le bras au niveau du coude sans qu'une seule plainte ne sorte de ces lèvres. Fou de colère, Fenrir nous promit de se libérer un jour et de précipiter nos royaumes dans un océan de ténèbres. Pour Asgard, c'était une superbe victoire. Seuls Tyr et moi avions le cœur rempli d'amertume ; pour des raisons différentes, évidemment. Lui pleurait son membre perdu, et moi ma majestueuse parure… »

Valgard avait peur de comprendre. Si le collier que Freyia portait au cou était celui qu'elle avait perdu, cela signifiait qu'elle l'avait regagné en sortant victorieuse d'un autre jeu.

« Une guerre éternelle, lâcha le héros. Pour récupérer ton pendentif, tu as offert au Père des dieux un cadeau d'une inestimable valeur… »

La déesse fronça les sourcils. Elle savait que ce moins que rien ne pourrait réaliser à quel point elle avait souffert d'être séparée de ce que lui appartenait. Depuis la disparition récente de Odr, son époux, elle ne pensait qu'à recouvrer le plus précieux de ses bijoux. Comme si, inconsciemment, elle imaginait que le retour de son collier préfigurerait la réapparition de son mari. Une illusion amplifiée par les échos d'un passé révolu.

Même s'il était petit, ventripotent et piètre poète, Freyia avait laissé le timide Odr la séduire. Ensemble, ils avaient été de formidables parents. Les fleurs, arrosées de l'éclat de leur rire, gonflaient leurs corolles et se paraient des plus vives couleurs. Dans tout Asgard, on les admirait, non sans souligner le brusque changement de caractère de Vanadis qui, de volage si prompte aux manigances, était devenue une paisible magicienne follement éprise de son époux. Il ne restait plus trace de l'ancienne Freyia, de cette implacable et venimeuse beauté dont Odin avait fait la première de ses valkyries. Transformer cette lave en eau avait été le plus grand exploit de Odr, ce dieu que l'on disait sans réels talents.

Après son départ, Hnoss et sa mère avaient versé tellement de larmes que Midgard en avait été inondé. Puis, les larmes s'étaient taries. La folie s'était emparée d'elles. Leur esprit s'était consumé dans un brasier de tristesse. Les deux Vanes s'étaient fait une raison mais, au fond d'elles, continuaient à espérer que leur cher disparu leur revienne. Étrange paradoxe que de savoir qu'il n'y avait plus d'espoir et de se raccrocher à de maigres symboles. Pour Freyia, Odr continuait peut-être à exister à travers l'œuvre des Brisingar. Un être aussi rustre que ce iotun ne pouvait comprendre.

« Que sont quelques milliers d'âmes en comparaison de ma douleur ? poursuivit-elle, acide. Nous avons créé les humains ; il est dans l'ordre naturel des choses que nous puissions les manipuler et les soumettre à notre guise ! »

Trève de palabres ! D'une pensée, elle fit se dresser un grand mur translucide entre elle et le pied de l'escalier. Sous leurs arcades, les hautes portes de métal s'ouvrirent lentement. Alors, un couple d'énormes chats blancs émergea de l’ombre, qui guettait le captif d'un œil brillant. Sur les dos musclés, une magnifique paire d'ailes de cygnes battait par intermittence.

« Régalez-vous, mes chéris, jubila l'ensorceleuse. Le repas est servi ! »

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