Chapitre 9.1

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Moi, la gardienne, je puis ressentir leur peur.
Ils tentent de la cacher mais ils ne peuvent me tromper.
Ils ignorent qu'ils miment déjà ceux qui peuplent Hvergelmir.
Dans ce chaudron noir, je vois les braves et les fous, les loups et les chiens.
Certains se demandent s'ils auront la chance de contempler un nouveau coucher de soleil.
D'autres pensent au grand banquet d'Odin et à la chair du porc divin.
Des prières percent leur cœur, il me semble les entendre.
Les combats commencent et, avec eux, je pleure.

Midgard singeait efficacement Helheim. Les lueurs de l'aurore n'avaient pas encore réchauffé cette partie du royaume et la nuit se prolongeait donc, malgré la cavalcade de Arvak et Alsvid²¹, attelés au char étincelant du Soleil. Si le jour n'était pas levé, les troupes de Hedin s'étaient assemblées sous les murs de la cité. Galvanisés par les paroles de leur nouveau roi, ces hommes périraient plutôt que de voir leurs femmes et leurs enfants réduits en esclavage. En formation serrée, ils s'étaient massés derrière une ligne de sortilèges, à attendre que l'envahisseur tombe dans le piège. Le stratagème s'était avéré efficace, comme les résidus d'os et de chair retombaient sur le champ de bataille en une pluie de cendres noires.

Les soldats de l’Aigle épargnés par l’explosion tentaient encore de se frayer un chemin jusqu'à leurs opposants. Il fallait se garder des traits qui pleuvaient du ciel ou des lames qui gisaient auprès des cadavres de leurs propriétaires. Sous les semelles des souliers de cuir, la terre gorgée d'eau se transformait en une bouillie de glaise et de verdure. Parfois, un homme glissait. Il arrivait qu'il se fasse marcher dessus mais, le plus souvent, il mourrait étouffé sous le poids de son attirail.

Petit insolent ! Tu espères donc me tourner en ridicule, avec ta magie ? Je vais te montrer ce qu'est le véritable pouvoir ! rugit intérieurement Hogni, en commandant qu'on délivre les dragonnets.

Libérées des orbes d'énergie mystique, les créatures n'en étaient pas moins contraintes d'obéir à leur cavalier. Malgré l'épais rideau de fumée, leur odorat surdéveloppé leur permettait de repérer leurs proies à leur seul parfum. À l'aide de leurs puissantes pattes arrières, les bêtes fondirent sur les hiadningar.

Des jets de flammes brûlantes arrosèrent alors les alentours et semèrent la panique parmi les défenseurs de Hostengard. Vorace, le feu passa d'un corps à un autre cependant que cris de guerre, menaces et appels à l'aide se mêlaient au grognement des dragons et aux hennissements des chevaux.

Les troupes de Hogni en profitèrent pour sonner la charge. Sous les coups de hache, les boucliers éclatèrent par centaines ; des épées coupèrent des têtes et des gorges ; les lances filèrent à travers les airs. Sur bien des yeux s'abattit le voile noir de la mort. Que de prières atteignirent les halles divines d'Asgard, gonflées des espoirs des mourants ! Du haut de Hlidskialf, le trône duquel le Père des dieux contemplait Midgard, le seul œil d'Odin devait briller d'une lueur perverse.

Je t'en prie, approche.
Ils ne peuvent te faire du mal.
Ne crains pas de te pencher au-dessus de l'eau.
Regarde ce nixe, que je sens capable de grandes choses.

« Bourses molles ! C'est donc ça, une guerre ? L'affrontement entre Hedin et Adalrik n'était qu'une fête en comparaison ! »

La colline leur offrait une vision globale du conflit et Gitz n'avait jamais été témoin d'une telle horreur. En dépit de la distance, il pouvait sentir l'odeur du sang, de la sueur, et des larmes. Il faisait aussi froid que la veille. Pourtant, c'était de peur, cette fois, que le génie de l'onde grelottait.

« Malgré son astuce, Hedin ne résistera pas longtemps, déclara Valgard, la mine grave. Les dragons font des ravages…

— Tu souhaites les aider ? Tu as promis de quitter leur terre, rappelle-toi.

— Cette terre ne sera bientôt plus la leur si je n'y vais pas.

— C'est une folie ! Tu vas te faire tuer ! »

Gitz n'avait pas tort. Plusieurs milliers d'hommes s'affrontaient devant les fortifications de la cité. La mort frappait de tout côté, tranchante comme le fil d'un glaive. Dans ce titanesque chaos, les seules compétences martiales n'étaient pas suffisantes, c'était une monumentale partie de dés. Mais le demi-dieu ne pouvait se résoudre à regarder ce royaume s'éteindre. S'il s'était efforcé de n'être qu'un passant dans cet Enclos du Milieu, il s'était attaché à ces êtres fragilisés autant qu'embellis par la fuite irrépressible du temps. Parmi ces mortels, la fille de Hiarrandl était sans doute la plus lumineuse, la plus envoûtante. Avant que la plaine puis le palais ne soient complètement submergés, il se devait de l'arracher à cette fureur.

"Si je dois remettre ma vie entre les mains de quelqu'un, je préfère que ce soit entre les tiennes… Voilà pourquoi je suis confiante. Voilà pourquoi je n'en veux pas à mon frère. Tu dis que tu fuiras ? Je ne te crois pas. Tu resteras à nos côtés et tu nous sauveras. Une fois de plus."

Ces paroles se répercutaient sur les parois de son cœur. Et si – il devait bien l'avouer – la nature de leur relation lui échappait, de la même façon qu’il avait protégé Garm et Nati lors de l'intrusion du troll dans Eliudnir, il se sentait le devoir d'aider la princesse. De plus, les remords, fussent-ils ceux d'un nixe, devaient trouver un exutoire.

« Je trouverai Elma, jeta-t-il d'un air décidé.

— C'est vrai ? Tu ferais ça ?

— Tu es mon compagnon de route et elle compte beaucoup pour toi. Si je la ramène ici, tu pourras lui dire la vérité.

— Rien ne t'y oblige, tu sais !

— Seigneur ou créature des bois, nous avons tous droit à une seconde chance. Si je ne peux sauver tout le monde, je sens qu'Elma survivra. Lorsque je te la ramènerai, parle-lui, elle te pardonnera. »

Gitz ravala son émotion.

« D’ici mon retour, reste à couvert et prends soin de Skinfaxi. Son essence magique ne le préserverait pas des mauvais coups. »

D'un geste, Valgard s'enveloppa de sa cape de fourrure grise. Son regard se durcit. Ombre furtive, il descendit la colline. Plus il se rapprochait du lieu de l'affrontement, plus l'odeur de chair brûlée devenait saisissante. Sous ses bottes, les buttes mutaient en vallées lugubres, tapissées d'un brouillard qui noyait les bronches. Les cailloux glissants et les touffes d'herbe trempée laissaient place aux cadavres, piétinés comme de simples carpettes.

À proximité, se dressaient les hauteurs des monts Augabiorg que l'on croyait investis de la bienveillance des rois anciens. Coiffée de gris et striée de rose sous les rais rouges qui jaillissaient du petit matin, cette barrière de pierre avait le pied dans l'eau et la tête dans les étoiles mourantes de l'aube. Épousant les contours du royaume, les montagnes embrassaient la moitié sud des fortifications de Hostengard, auxquelles avaient été encordés des tours de guet.

C'eût été trop long de contourner l'entrée principale en passant par Augabiorg. Il fallait ainsi rejoindre le gros des combats pour se ménager une voie vers la porte. Cet itinéraire périlleux obligea le fils de Hel à dégainer son épée et à laisser parler la lame.

Mais soudain, dans la toile du Wyrd, il discerna une masse noire, fulgurante. Une cabriole empêcha qu'il ne soit fauché par une énorme queue recouverte d'écailles. Les regards confondus de la bête et de son cavalier avaient reconnu Valgard. Un cri monta dans l'air, qui fit s'obscurcir les cieux davantage. De la fumée s'échappait des naseaux du dragon. Soulevées par à-coup, ses lèvres luisantes libéraient deux rangées de dents jaunies.

C'est le faciès de l'horreur.
Je ne sais que trop ce qu'est la laideur.
La mienne me renvoie aux ténèbres de mon âme.
Chaque jour, je regarde mes noirceurs pour mieux les défier.
Mon vœu le plus cher a toujours été que mon fils les bannisse également.

Sorties du harnais du dompteur, les javelines tournoyantes tombèrent en pluie. Leur trajectoire fut heureusement trahie par les fils du Destin. Et si elles traversèrent beaucoup de torses et des colonnes vertébrales, aucune n'atteignit le demi-dieu.

L'haleine enflammée du saurien relaya alors la hargne de son dresseur. Le métal des armures fondait sous la fournaise. Par chance, Bloddrekk ne redoutait pas la morsure des brasiers. L'épée au clair, Valgard scinda la vague de feu en deux torrents. À bonne distance du monstre, il n'eut qu'un geste à faire : le palais fut percé de part en part, la tête s'embrasa et l'homme et l'animal, vaincus, devinrent une même torche.

Le prince devenu roi.
Il lutte de toutes ses forces.
Le brave tente de réparer ses fautes.
Toutefois, la guerre n'épargne personne.
Les têtes couronnées tombent comme les autres.

« Valgard, que fais-tu sur cette plaine ? retentit une voix. Je t'avais chassé ! Ce n'est pas ta guerre ! Pourquoi viens-tu risquer ta vie à nos côtés, après ce que nous t’avons fait ? »

Hedin avait l'air en pleine possession de ses moyens. Pendant qu'il parlait, des escouades entières périssaient sous ses coups, déchirées par Undrast, sa glorieuse épée. De la bourbe et du sang collaient ses cheveux en de grosses mèches sales. Des égratignures avaient beau durcir son visage barbu, ses grands yeux bleus se faisaient phares dans la nuit.

Les deux hommes combattirent côte à côte, le temps de répondre aux questions qui leur brûlaient les lèvres.

« Je ne compte pas m'éterniser ! hurla le champion des morts pour se faire entendre. Confirme-moi seulement qu'Elma se trouve bien au palais ! Je ne l'ai pas vue parmi tes guerriers !

— Je ne veux pas qu'elle risque sa vie, je la tiens enfermée dans sa chambre !

— Tu crois sans doute que tes troupes résisteront à la fureur de Hogni ? Quant à ces murs, ils ne protégeront pas ton peuple éternellement ! En es-tu conscient ?

— Aurais-je dû accepter que ma sœur se fasse tuer dans cette bataille ? J'ai agi par amour, non par bêtise !

Or, la dernière fois que Hedin avait suivi son cœur, une guerre avait éclaté.

— N'impose pas à ta cadette de finir ainsi ! Je l'emmènerai, que tu le veuilles ou non !

Une lance frôla leur tête. Il s'en fallut de peu qu'elle s'enfonçe dans la tempe de l'un d'eux. Le nouveau maître d’Allgrongard devait reconnaître que la fin était proche. Aussi, s'il existait un moyen pour sa sœur de garder la vie sauve…

— Prends ça ! dit-il, en tendant sa couronne à son interlocuteur. Que les gardes, aux portes de la ville, sachent que je t'envoie ! Je te confie Elma ! Prends soin d'elle, je t'en prie ! »

Une ombre passa sur son noble visage. Valgard ne lui avait nullement reproché son attitude et lui avait parlé sans la moindre once de rancœur. Hedin regretta que, dans ce gigantesque désordre, il n'y eut plus place pour les excuses.

« Merci… », murmura-t-il tandis que le fils de Hel s'éloignait.

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Lexique :

21 - Arvak et Alsvid : formes simplifiées de Árvakr (Celui qui s'éveille tôt) et Alsviðr (Très rapide). Chevaux magiques tirant le char de la déesse Sol.

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