Interlude

5 minutes de lecture

À mesure qu'elle descendait les escaliers en colimaçon, marche après marche, et tandis que ses pas la conduisaient plus profondément vers les étages inférieurs d'Eliudnir, Ganglot se sentait glisser inexorablement dans la gorge du vieux palais et tomber dans ses sombres entrailles de pierre froide. L'obscur édifice l'avalait, il n'y avait pas d'autre mot.

Elle s'enfonçait et s'enfonçait encore, tenait fermement un petit candélabre d'une main et caressait les murs glacés de l'autre, ses doigts livides courant sur l'ébène comme des araignées. D'ordinaire, elle n'avait pas besoin de lumière pour se repérer dans les couloirs et les salles du château : elle pouvait s'y mouvoir les yeux fermés tant elle en connaissait les moindres saillies et infractuosités, les plus petites remises et les plus insignifiants débarras ; d'instinct, elle pouvait traverser tel un courant d'air les dédales de couloirs et de halles, aller et venir d'un bout à l'autre de la structure en un claquement de doigts ; Eliudnir faisait figure, pour elle, de membre supplémentaire, une extension de son propre corps, connectée à son esprit et à son système nerveux.

Mais là, Ganglot plongeait dans l'inconnu. Quelques instants auparavant, la voix de Hel, sa maîtresse, avait résonné dans sa tête, et lui avait ordonné de la rejoindre dans la "salle du chaudron", une pièce dont elle ignorait l'existence malgré sa connaissance encyclopédique des lieux. Un passage qu'elle n'avait jamais remarqué était apparu à côté d'elle, puis l'avait conduite à ce grand escalier qui l'engloutissait avidement.

La descente parut interminable. Mais au bout d'un moment, l'escalier s'interrompit devant une haute porte de bois vert à double battant, dépourvue de poignée, et sur la surface de laquelle avaient été plaquées des pièces de fer forgé en forme de serpents. La vieille servante avança une main, mais la porte devança son geste et s'ouvrit d'elle-même.

Ganglot tendit le bras devant elle, comme si la lumière dégagée par le porte-bougies pourrait protéger sa chair spectrale en cas de danger. Elle eut tout à coup très peur, sans qu'elle puisse expliquer pourquoi, puis elle secoua rapidement la tête pour reprendre les rênes de ses émotions. À Eliudnir, rien ne pourrait mettre en péril les serviteurs de Hel tant que la gardienne des morts habiterait ces murs ; il n'existait tout simplement pas de puissance assez grande pour pénétrer Helheim, passer le pont d'or malgré la férocité de la valkyrie Modgud, puis s'inviter dans le palais bâti par les âmes damnées au service de la fille de Loki. Impossible.

La fameuse "salle du chaudron" était à la fois spacieuse et encombrée. Spacieuse parce que si profonde qu'il était difficile d'en voir le fond dans l'obscurité et les vapeurs de fumée qui régnaient ici en maîtres ; et encombrée parce que du sol au plafond avaient été entassés des centaines de vieux grimoires, de parchemins, de phylactères, de sacoches, de sacs de toile et de bouteilles sales. Depuis combien de temps Hel utilisait-elle cet endroit sans que ses plus fidèles serviteurs soient au fait de son existence ? Et surtout, comment avait-elle fait venir en ces lieux tout ce matériel, souvent rare et précieux ?

La iotun, reine de ce royaume souterrain, entourée d'un halo de ténèbres pures, se tenait droite comme un i au milieu de la pièce, le bout de ses longs doigts fins posés sur le bord d'une grande marmite de fer noir. À son habitude, elle portait par-dessus sa robe, sur le côté droit de son corps, du visage jusqu'au talon, une armure de métal doré pour masquer l'étrange laideur qui, depuis sa naissance, la frappait de façon unilatérale. Si sa peau était toujours d'une pâleur suprême, ses cheveux d'un blanc d'albâtre, ses yeux d'ambre brillaient d'une lueur plus forte. La gardienne des morts semblait différente, plus impitoyable, plus glaciale, plus mortelle ; en la voyant, Ganglot se demanda quelles affreuses expériences elle avait pu mener ici, en solitaire, et quelle partie de son âme elle avait dû abandonner au seid pour obtenir de terribles réponses aux sombres secrets de l'univers.

«Te voilà, fit Hel d'une voix monocorde. Je t'attendais. Il y a des choses que nous devons faire. Et des choses que nous devons voir.

Ganglot arqua un sourcil. Même la voix de sa maîtresse paraissait avoir changé.

— Mais en quoi puis-je vous aider, Votre Altesse ? répondit la servante, perdue. Cet endroit, vous y faites de la magie, n'est-ce pas ? Une magie encore plus obscure que d'ordinaire. Et je n'ai rien d'une enchanteresse.

Hel se rapprocha.

— Je n'ai pas besoin d'une assistante, Ganglot, mais d'une amie. Je te l'ai dit, il y a des choses que je dois voir. Et je ne peux les voir seule. »

Ces mots auraient dû la rassurer mais la vieille femme échappa un frisson quand sa reine se mit à lui tourner autour puis à glisser dans son dos comme un fantôme dépourvu de jambes.

La iotun rejoignit une étagère, non loin, et commença à en fouiller les rayons.

« Valgard a quitté Helheim depuis des semaines. Sa quête est tellement importante, tellement énorme, qu'il ne pourra la porter sur ses seules épaules. Il va avoir besoin d'aide. Depuis son départ, je m'efforce de la lui apporter... »

Hel sembla trouver ce qu'elle cherchait. Elle se saisit de deux petites bourses puis revint au chaudron.

« Pour l'instant, reprit-elle, mon champ d'action est limité. Je ne peux épauler mon fils physiquement dans les mondes du dessus, toutefois, je peux essayer de garder un œil sur ce qu'il fait. Les morts m'on dit qu'il avait gagné des alliés mais qu'il s'était aussi attiré des ennuis, de gros ennuis... Je dois voir de quoi il retourne exactement.

— Odin ? s'étrangla Ganglot, la figure plus blême qu'à l'accoutumée.

— Non. Peut-être. Je ne sais pas. Il se serait retrouvé mêlé à un conflit entre deux grands rois mortels. Et la guerre est sur le point d'éclater. C'est une question de minutes.

La servante se sentit défaillir.

— Mais que pouvons-nous faire ? voulut-elle savoir. Par quels yeux verrons-nous cette bataille ?

— Le chaudron. C'est par lui que nous pourrons être présentes. Nous ne serons pas actrices, seulement spectatrices. Mais nous saurons. »

Alors, sans plus de ménagement, Hel jeta les deux sacoches dans le liquide contenu dans le récipient. La mixture se mit à bouillonner tandis que des volutes de vapeur verdâtre montaient jusqu'au plafond. Une poignée de secondes plus tard, quand la surface de l'étrange mélange se fût apaisée, un paysage commença à s'y former, et sur lui se mirent à danser des milliers de petites formes enragées.

Hel se pencha au-dessus du chaudron et prit une profonde inspiration. Elle pria sa domestique de faire de même.

« Ce n'est pas une guerre ordinaire. D'horribles forces sont à l'œuvre, j'en suis sûre. L'ombre d'Asgard plane vaguement au-dessus de ces hommes. Valgard ne devrait pas être parmi eux. Je crains le pire, Ganglot. C'est pourquoi il a besoin de nous, de notre force, de notre amour. »

La vieille servante rassembla son courage et avança de quelques pas. À son tour, elle se risqua à regarder dans le gigantesque chaudron. Là, le Midgard qu'elle avait quitté il y a plusieurs millénaires lui sauta en plein visage, avec ses épées et ses boucliers, ses nuages de poussière et ses gerbes de sang ; le chaos de jadis était toujours là, à croire que le troisième monde ne pouvait être autre chose que violence et fureur, haine et bêtise. Ganglot réprima un haut le cœur, elle voulut tourner les talons et s'enfuir, retrouver les bras de Ganglati, son cher époux. Mais elle resta. Pour Hel. Pour Valgard. Il fallait qu'elle demeure à leurs côtés.

« Il y a des choses que je dois voir, répéta fermement Hel. Et je ne peux les voir seule. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Erène ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0