Chapitre 8.1

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Dès que les grandes portes se furent ouvertes, Skinfaxi s'engouffra dans l'enceinte. Après avoir mis pied à terre, Valgard flatta son nouveau destrier puis salua les archers postés au plus haut des murailles de bois. Leurs flèches seraient les bienvenues lors de la bataille qui se préparait.

Escortés de leurs suivants, les enfants du roi ne tardèrent pas à venir aux nouvelles. Une fois qu'ils s'aperçurent que Hiarrandl n'était plus aux côtés du fils de Hel, leur visage se décomposa telle une bougie de cire chaude. Ils ne questionnèrent pas Valgard ; ils lurent la fin de leur souverain dans ses yeux jaunes de demi-dieu. À un air affolé succéda des têtes baissées et des soupirs à peine contenus. Gitz s'essuya le bord des paupières à l'aide de ses petits poings bleus. Hild tomba à genoux, en silence. Seule Elma s'approcha. Des sanglots plein la voix, elle demanda :

« Qui l'a tué. Et pourquoi ?

— La bague n'a pas suffi à prouver notre bonne foi. Hogni n'a rien voulu entendre et a ordonné notre mise à mort. J'ai pu en réchapper mais Hiarrandl est tombé sous les coups de Dainslef.

Herulf sauta sur l'occasion.

— Tu mens, pour sûr ! rugit-il. Toi qui es capable de tuer des trolls plus hauts que ces remparts, comment as-tu pu laisser mourir l'homme que tu avais juré de protéger ? Tu l'as abandonné car tu n'as que faire de notre sort ! »

Un ciel gris les observait de son unique œil blond, à demi-dissimulé derrière un rideau de nuages. L'air était froid et moite. Des gouttelettes d'eau tombaient des toits de paille et s'écrasaient sur le sol huileux en de grosses flaques marrons. Sur ce fond sonore monotone, se détachaient les murmures des curieux qui, alertés par le bruit, s'étaient agglutinés sous le porche principal de la ville. Bientôt, des clameurs pleines de haine et de méfiance s'élevèrent.

« C'est vrai ! Y'en a qui croient qu'il nous a aidés ? Moi, j'dis tout l'contraire ! C'est l'mauvais sort qu'il a j'té sur nous ! »

« Il a courroucé les dieux ! Nous l'avons accueilli et Thor désire nous voir morts à présent ! »

« Chassons-le ! Qu'il ne r'vienne plus ici ! »

« Va-t-en, maudit ! Et emmène avec toi la colère des Ases ! »

Excédée par tant d'ingratitude, Elma commanda à tous de faire silence. Elle leur lança avec colère :

« Combien d'ennemis faudra-t-il que Valgard élimine pour que votre confiance lui soit enfin acquise ? Combien des vôtres faudra-t-il encore qu'il sauve pour que vous daigniez le considérer en ami ou au moins en allié ? »

Comme ces mot les mettaient mal à l'aise, beaucoup préférèrent relayer la nouvelle de la disparition de leur roi. La place se vida à moitié. En peu de temps, la population de Hostengard apprit quelle fin horrible avait été réservée au seigneur des lieux. Le visage fripé par le chagrin, les femmes versèrent des larmes d'or. Fous de douleur, les hommes commencèrent par chercher un responsable à ce malheur.

Dans la foule bruyante, trois anciennes connaissances du fils de Hel ne se firent pas prier pour prendre la parole : Ingmar, Sighvatr et Askell accusèrent Valgard d'être à l'origine de la nouvelle catastrophe qui s'abattait sur leurs crânes chevelus. À la mort de leur compagnon, Eyjolfr, lors de l'assaut lancé par Adalrik sur Manenmark, leur quatuor s'était vu réduit à l'état de trio. La bile qui s'échappait de leur bouche ne semblait pas s'être adoucie pour autant.

« Tout allait bien jusqu'à ce que cet étranger arrive ! grogna Askell. Nous étions solides ! Nous étions vaillants ! Que sommes-nous devenus ? Je l'ai entendu calomnier l'ami au marteau. Je l'ai vu s'interposer entre moi et un esclave, et ainsi interrompre le cérémonial visant à nous rendre plus forts. Cet homme ne croit pas au pouvoir des Ases. Il se moque de leur souveraineté ! Il refuse leur protection ! À cause de lui, les dieux réclament notre fin ! »

Et Sighvatr de poursuivre :

« Examinez-le ! Est-ce là le visage d'un digne fils d'Odin ? Il apporte maux et désastres à ceux dont il croise la route ! Il faut le chasser ou le sacrifier aux dieux ! »

« S'il nous a débarrassés d'un premier ennemi, ce n'est que pour mieux nous accabler avec un second ! ajouta Ingmar, l'écume aux lèvres. Qu'attendons-nous pour les renvoyer d'où ils viennent, lui et son lutin plein de puces ? »

Des poings se levèrent, des insultes et des menaces fusèrent. Les paroles d'Elma n'avaient servi à rien. Il avait suffi aux trois comparses de cracher leur venin pour que le reste de la foule réclame le départ de Valgard.

Ce dernier se contentait d'observer et d'écouter. Il voulait comprendre pourquoi on le traitait en ennemi subitement, alors que l’on venait à peine de lui ouvrir en grand les portes de la ville. Cela n'avait pas de sens. Les mortels avaient-ils pour habitude de dénigrer ceux qui leur tendaient la main ? Évidemment, sa naïveté ne relevait pas de la bêtise : il avait pu ressentir plus d'une fois l'antipathie que Herulf nourrissait à son égard ; quant aux trois autres, sales de la racine des cheveux au bout des ongles, ils ne cherchaient qu'à se venger de l'affront subi lors de leur première rencontre. Mais que pouvait lui reprocher le peuple ? Valgard lui avait-il fait faux bond lorsqu'il avait fallu le sauver des griffes d'Adalrik et de ses créatures magiques ? Le demi-dieu prévoyait même de prendre part à la guerre qui s'annonçait. Que pouvait-il faire de plus ?

« Tu entends, Hedin ? reprit Herulf. Tes gens veulent qu'il s'en aille ! Tu es leur nouveau roi, montre-leur que tu les comprends ! »

Le frère aîné d'Elma soutenait sa bien-aimée, sans connaissance. Jamais il ne s'était autant maudit qu'en cet instant. En écoutant la voix de son cœur plutôt que celle de sa tête, il avait déshonoré son rang de prince. Hiarrandl avait trouvé la mort par sa faute, Valgard était rejeté comme un paria. Ferait-il jamais un bon monarque ?

« Tu te dois de rendre une décision, insista Herulf. Toléreras-tu plus longtemps l'assassin de ton père ? »

Hedin se sentait seul responsable de cette crise. Cela dit, devait-il reconnaître publiquement sa faute quand il n'y gagnerait rien, hormis le fait de précipiter sa propre fin ? Il avait beau être devenu le nouveau suzerain, la loi ne le mettait pas à l'abri de la sanction populaire. Et, en dépit de ses bonnes intentions, l'estime que la plèbe portait à Hiarrandl ne lui était pas acquise. Nombreux étaient les gens à contester ses décisions ; plus nombreux encore seraient ceux à se satisfaire de son bannissement, voire de son exécution. Une couronne n'est rien face à la volonté du peuple.

Si Hedin choisissait de se sacrifier, Hild s'empresserait de le rejoindre en Helheim, où les cadavres des faibles pourrissaient sans rien faire d'autre que se plaindre. Lui imposer cette souffrance était impensable. Il refusait que le sort se joue d'eux ainsi. Il fallait à tout prix apaiser les mécontents ! Parfois, le Destin se montrait si impitoyable que l'on se voyait contraint, pour survivre, de l'être davantage… Tant pis pour Valgard : étranger à Allgronngard, il était adroit et solitaire ; mieux valait que ce soit lui, le bouc-émissaire.

« Je ne peux aller contre leur volonté, déclara le roi au fils de Hel. Quitte nos terres et n'y reviens plus. »

Écœurée, Elma agrippa le col fraternel. Une gifle vola.

« Même toi, tu l'abandonnes ? Comment peux-tu seulement imaginer qu'il ait tué notre père ? Ose le fixer droit dans les yeux et dis-moi si tu vois en lui un lâche ! »

Un silence honteux scellait les lèvres du parjure. Comme en proie au délire, Elma courut vers la foule.

« Il a versé son sang pour nous ! Rien ne l'y obligeait. Pourtant, il l'a fait et serait prêt à recommencer ! Et vous voulez qu'il s'en aille ? Ignorez-vous qui est Hogni ? Sans Valgard, nous ne pourrons le vaincre ! »

Elle essayait de raisonner les jurés. Personne ne voulait plus l'écouter. La plaidoirie avait cédé devant le réquisitoire. L'étranger avait été jugé coupable, sans autre forme de procès. Puisque c'était le souhait du tribunal, il n'y avait plus qu'à s'incliner. L'accusé le comprit et ferma doucement les paupières, un sourire las sur son visage sans âge.

« C'est entendu, dit-il en enfourchant son cheval. Je m'en vais sur le champ. J'ai proposé de me battre avec vous, vous avez choisi de rejeter mon aide. Quoi qu'il en soit, je vous souhaite bonne chance. Vous en aurez besoin pour défendre vos vies. »

Ces mots ne trouvèrent pour écho qu'un mutisme prononcé. De sa main tendue, le cavalier invita son petit compagnon à le rejoindre. La chétive créature accourut aussitôt, non sans un regard désespéré à l’adresse d’Elma…

« Emmenez-moi avec vous ! s'écria la princesse. Je n'ai plus rien à faire ici. Mon père n'est plus et mon frère est devenu un couard... »

Elle était belle avec ses longs cheveux de feu ramenés en chignon sur la nuque. Sa peau blanche faisait ressortir le jade de ses yeux. De discrètes taches de rousseur mouchetaient son nez et ses joues comme des perles de sang. Sous la pale lueur de ce jour si saumâtre, Valgard prit la pleine mesure de ses charmes.

L'arrivée des troupes de Hogni aux portes de la cité n'était plus qu'une question d'heures. Sans le soutien de Valgard, ce royaume était perdu. Une force armée si réduite ne pourrait lutter face à un tel envahisseur. Hedin et les autres avaient choisi de mourir. Elma, elle, ne méritait pas de finir de la sorte. Cette guerre n'était pas la sienne.

« Viens, lui répondit-il. Tu n'as pas à rester ici si tu ne t'y sens plus chez toi. »

Elle voulut le rejoindre ; plusieurs bras la saisisirent par la taille, les poignets et les épaules. Herulf et deux de ses hommes la retenaient prisonnière.

« Tu as goûté à notre hospitalité. C'est donc cordialement que je te demande de t'en aller, intervint Hedin. Si tu t'enfuis avec ma sœur, c'est en brigand que je te traiterai. Il y a peu, ces archers t'ont sauvé la vie ; un seul mot de ma part et leurs flèches te transperceront. »

La première réaction du iotun fut de saisir Bloddrekk. Seulement, sous la menace des guerriers perchés sur les remparts, il prit conscience de sa relative impuissance. Idéalement placés, ces soldats aux arcs exercés n'attendaient qu'un seul signal de leur seigneur. Or, la promesse que Valgard avait faite aux damnés ne devait souffrir nul retard. Le chef-d'œuvre maudit des Réprouvés de Svarinshaug ne quitterait pas son fourreau d'écailles sombres.

« Je sais que tu te méfies d'eux, dit valgard à Elma avec un brin d'amertume. De peur que ton palais ne te serve de tombeau, prie cependant les Ases de soutenir les hiadningar. Ton nouveau roi, je le crains, préfère te savoir à ses côtés au moment où Dainslef lui tranchera la gorge. »

Armé d'une lame qui déchirait l'air et la chair, le voyageur aux cheveux blancs était capable de véritables prouesses. Néanmoins, il n'était pas un meurtrier et ne tuait que pour défendre sa vie ou celle d'autrui. Emmener Elma ne se ferait pas sans heurts ni morts. Bien que la réalité fût cruelle, la jolie rousse n'avait donc d'autre choix que de faire le deuil d'un rêve dont le sang des siens semblait être le prix.

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