Chapitre 6.2

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La mine triomphante, Hogni balaya du regard l'étendue de sa demeure.

Une fois de plus, il revenait victorieux. Ses cheveux châtains, légèrement grisonnants, étaient rejoints, au niveau des tempes, par une barbe courte, entretenue avec soin. De légères rides, témoins discrets de ses nombreux printemps, parcouraient son visage sévère. La lueur qu'abritaient ses yeux marrons avait beau ne plus être aussi vive que par le passé, il n'avait rien perdu de son ardeur de jeune homme. L'âge, finalement, n'avait aucune prise sur sa personne, au point que le secret de la jouvence ne semblait pas en être un pour lui.

Dans sa main gauche, il tenait le casque qu'il avait hérité de son père. De sa main droite, il flattait la crinière de Forkur, son magnifique étalon, partenaire de toutes les batailles. Son armure, constituée de plusieurs couches de cuir finement travaillées, recouvrait une chemise de mailles qu'il avait enfilée par-dessus sa peau nue, tapissée de poils bruns. À sa ceinture, Dainslef était retenue par un ensemble de courroies et de fils de métal ; sa lame d'or irradiait une éclatante lueur.

Des milliers d'hommes suivaient, d'aucuns à cheval, d'autres à pied. Plusieurs étaient blessés, mais tous avaient le sourire aux lèvres. Pour ces soldats, chaque nouvelle campagne remportée apportait son lot de cicatrices à arborer fièrement, de victoires personnelles à raconter avec orgueil. C'était cela, survivre à une guerre : pouvoir rentrer chez soi et forcer l'admiration des enfants, l'adoration des femmes. Seul Hogni pouvait offrir une telle existence. Lui seul pouvait commander à ces redoutables champions que rien ne faisait reculer. Inlassablement, ils lui feraient dons de leurs bras, de leurs armes et de leur courage. C'était un honneur que de servir sous sa bannière.

« De retour, enfin… » laissa-t-il échapper, l'air heureux.

D'un geste de la main, il ordonna à ses troupes de regagner leur caserne et de conduire les chevaux aux étables. Plus tard, il viendrait les remercier pour leur aide et leur soutien précieux. Pour le moment, il ne songeait plus qu'à une chose : reposer Dainslef sur son autel centenaire et retrouver le sourire clair de sa chère et tendre enfant.

Des bruits de cor se répercutèrent contre les gigantesques et infranchissables murs de pierre. Alors on se dispersa dans un joyeux et bruyant chaos. Les gorges étaient sèches ; il était grand temps pour elles de retrouver leur ration quotidienne de bière et d'hydromel.

Descendu de son destrier, l'impérieux souverain retira ses gants de velours vert et s'accroupit incontinent. Ses doigts se saisirent d'une poignée de terre. Ses narines en humèrent l'odeur épicée. S'il lui avait toujours suffi de tenir fermement le manche de son épée pour se sentir partout chez lui, ce temps passé loin des siens lui avait fait contracter le mal du pays. Était-ce un signe de sagesse ? Était-il possible que les charmes de son propre royaume aient pris le pas sur l'excitation née du combat et de la victoire ?

« Ah, Kolbiorn ! s'exclama le roi, de la gaieté dans la voix. Mon dévoué intendant ! De ma vie, je n'ai pas souvenir d'avoir rencontré un jour plus pleutre, plus pompeux et plus fragile que toi ! Pourtant, en ce jour si spécial, je suis heureux de retrouver tes manières de femelle ! »

D'un pas mal assuré, le serviteur marcha jusqu'à son maître. Il avala sa salive et essuya, d'un revers de manche, une perle de sueur qui lui coulait le long du front. Cela faisait près de cinq jours que dame Hild s'était enfuie aux côtés du prince Hedin, mais la nouvelle avait été gardée secrète. Seuls deux émissaires que l'on avait mis dans la confidence avaient pris le chemin du royaume de Hiarrandl, espérant ramener avec eux la demoiselle en détresse.

« Votre altesse, vous… Vous êtes de retour… bafouilla Kolbiorn, qui transpirait à grosses gouttes. Quel honneur, pour nous autres, humbles sujets, de vous accueillir dans votre merveilleux domaine…

— Allons, vil flagorneur ! se moqua le roi. Tu trembles rien qu'à me voir. Qu'y a-t-il ? Tu espérais que je meure, cette fois ? Pas de chance, tu devras me supporter encore !

— Il y a… Il y a une chose que je dois… » enchaîna le domestique tandis qu'il accompagnait son souverain à l'entrée principale du palais.

Comme il pénétrait dans ce hall qui l'avait vu grandir, Hogni sourit de plus belle. Décidément, rien ne pouvait faire fuir cette joie intense qui lui étreignait le cœur. Avec le sentiment de redécouvrir tout ce qui, auparavant, lui paraissait si familier, il écarquilla de grands yeux devant les statues de ses illustres ancêtres, les tapisseries et les dalles de pierre froide, si brillantes que l'on pouvait presque se voir dedans. L'autel de Dainslef était plus beau que dans ses souvenirs. Les vers, dédiés à la plus glorieuse des lames, demeuraient identiques, inlassablement chargés de la même émotion, de la même force. Ah, que son foyer avait pu lui manquer !

« Il faut vraiment que… reprit le laquais, dégoulinant.

— Tiens ? s'étonna Hogni. Où est ma fille ? Pourquoi ne vient-elle pas saluer le retour de son père ? Serait-elle en train de bouder, Kolbiorn ? J'espère pour toi que tu ne lui as pas fait de misères ou il t'en cuira ! »

L'intendant tira sur son col. L'oxygène, dans ses poumons, commençait à se faire rare. En vérité, il avait à ce point peur de la réaction de son suzerain qu'un filet d'urine brûlant lui coula entre les jambes ; une petite flaque malodorante se répandit sur le parterre blême de la grande salle. Les choses allaient se gâter, c'était une certitude.

« Par Odin, que t'arrive-t-il ? Quelle est donc cette chose que tu me caches ? s'inquiéta le roi de sa voix grave.

— C'est… Votre… Votre fille, majesté… Elle… Elle… Elle a… Disparu » bredouilla péniblement l'homme, des larmes au coin des yeux.

Pendant un instant, Hogni ne réalisa pas. Pendant que le monde tournait follement autour de lui, il se répéta plusieurs fois les mots prononcés par son serviteur. Cela l'aida peut-être à prendre la mesure de leur sens. Des veines apparurent sur son front, son teint vira au rouge, sa paupière gauche palpita nerveusement, ses mâchoires se serrèrent. Sa bonne humeur s'enfuit sur le champ, remplacée par une colère qui ne faisait que grandir au fil des secondes.

« Qu'est-ce que tu as dit ? Qu'est-ce que tu as dit ? » se mit-il à répéter, le regard fumant.

Pour Kolbiorn, c'en était trop. Dans l'impossibilité de tenir davantage sur ses jambes, il s'assit pitoyablement sur le sol. Il pleurait. Des fils de salive joignaient les rangées de dents de sa bouche grande ouverte.

« Ma petite fille ! Non ! Où est-elle partie ? Pourquoi ? Que me reprochait-elle ? À moins que l'on ne me l'ait volée ?

— C'est le prince Hedin… Il a profité de votre absence… Il… Il a fait irruption dans sa chambre puis lui a demandé de le suivre…

Hogni, furibond, saisit le pleurnichard par les cheveux.

— Qui te l'a dit, hein ?

Le serviteur gémit.

— C'est Frideborg, seigneur. Elle a essayé de l'empêcher mais le fils de Hiarrandl avait à ses côtés une créature magique ! Fr… Frideborg a été ensorcelée et elle n'a rien pu faire pour retenir la princesse... Que Frigg¹⁹ m'en soit témoin, puisqu'elle peut lire dans les cœurs !

— Ce vaurien… Je savais qu'il avait des vues sur Hild… Il a dû l'envoûter ! Quand cela s'est-il passé, misérable ver ? Dis-moi la vérité ou je te fais ouvrir en deux !

— Il y a à peine cinq jours, votre majesté ! Afin de la ramener, j'ai aussitôt fait appel à deux de nos meilleurs hommes en faction à la forteresse… Ils ne sont pas revenus…

Le roi avait de la bave au coin de la bouche.

— C'est insensé ! Comment les gardes ont-ils pu les laisser filer ainsi ? Et le Veilleur, pourquoi n'a-t-il pas deviné que ces gredins allaient me voler mon enfant ?

— Le cadeau des alfes a ses limites, votre altesse… A… Avant de partir, Hedin a pé… pénétré dans l'une des casernes et a… massacré près de deux dizaines de vos hommes… Comme une ombre, il… il s'est enfui sans que p… personne ne puisse le voir et survivre assez longtemps pour sonner l'alarme… »

Ivre de rage, le guerrier s'élança vers l'une des hautes figures de pierre grise. Il leva les yeux vers son sommet et murmura :

« Ô Angar, mon père, toi qui as su faire de moi ton noble successeur, dis-moi ce que je dois faire. Crois-tu qu'il soit sage que je reprenne dès maintenant la route du combat ? De là où tu es, Odin ne peut-il pas te laisser me répondre ? »

Naturellement, la statue ne lui fut d'aucune aide. L'assistance attendue prit plutôt la forme d'une silhouette qui apparut brusquement de derrière la sculpture. Un profil singulier accompagné d'énigmatiques paroles :

« Odin t'a entendu et m'envoie te prêter main forte. Le Père des dieux a choisi de t'offrir la vengeance que tu réclames. »

C'était un individu à l'allure fort étrange. De grande taille, doté d'une musculature saillante que l'on devinait aisément à travers sa tunique de cuir, il portait un funèbre masque blanc aux traits monstrueux. La longue cape noire qu'il avait dans le dos cachait à peine la hampe de ce qui s'apparentait à une sorte de lance, de massue ou de hallebarde noueuse.

« Qui es-tu, étranger ? Comment es-tu entré ici ?

— N'ai crainte, ton valet n'y est pour rien, cette fois. Je te l'ai dit : je suis un envoyé d'Odin et réponds au nom de Grimnir.

Chat échaudé craint l'eau froide. Ce fut ce que se dit le seigneur de ce royaume désormais sans héritier. Décidé à ne pas se laisser berner une fois de plus, le vieux roi dégaina Dainslef et pointa le bout de sa lame en direction du curieux visiteur.

— Un envoyé d'Odin, dis-tu ? lui demanda-t-il. J'imagine que si tu es bien celui que tu prétends être, tu ne verras aucun inconvénient à ce que je le vérifie par moi-même, n'est-ce pas ?

— Je savais que tu allais vouloir me défier, répondit l'homme masqué. Soit, approche, et voyons laquelle de nos deux armes les nains de Svartalfaheim ont le mieux réussie.

Sans attendre une seconde de plus, Hogni se jeta sur son adversaire et abattit sur lui le tranchant de son fer. Le choc fut brutal ; toutefois la force mise dans l'attaque ne fut pas suffisante pour faire reculer Grimnir ne serait-ce que d'un pas. Campé sur ses deux jambes, l'envoyé divin n'eut qu'un seul geste à faire : son arme singulière arrêta le coup de son opposant comme un rien.

— Cela suffit ? Si tu refuses mon aide, tu cours à ta perte.

— Je ne connais pas la défaite. Je sais qui est Hedin, il ne m'arrive pas à la cheville. Quant à son armée, elle ne compte que des faibles et des bons à rien !

Du frottement du métal contre le métal jaillissaient des étincelles cuivrées.

— Lorsque tu chuchotais à cette vulgaire statue, tu semblais avoir des doutes. Se seraient-ils envolés ? Depuis la défaite de son ancien allié, l'armée de Hedin a eu quelques jours pour panser ses plaies et se tenir prête, en cas de nouveau conflit. Et elle a reçu le soutien d'un iotun qui, à lui seul, a renversé le cours de la bataille contre Adalrik. Lancer contre lui cent ou mille de tes hommes serait inutile, tant ses pouvoirs sont grands. Si tu veux avoir une chance de le vaincre, tu n'as d'autre choix que d'accepter la main que je te tends. »

Qui d'autre qu'un émissaire d'Odin pouvait avoir la force nécessaire pour repousser l'assaut de l'une des plus terribles épées de Midgard ? Convaincu, le roi fit volte-face et alla déposer Dainslef sur l'autel conçu à cet effet. Le rythme de ses pulsations cardiaques ralentit peu à peu ; il prit une grande bouffée d'air ; ses mains cessèrent de trembler. Si cet étranger était effectivement un héraut divin, alors ni Hedin ni son nouvel allié n'auraient la moindre chance de l'emporter.

« Que me conseille le dieu des dieux ? Comment compte-t-il m'apporter la victoire ?

— Laisse tes hommes se reposer. Laisse-les se rendre ivres et honorer plus de femmes qu'ils ne l'ont fait au long de leur existence. Que tes tavernes et bordels leur offrent gratuitement leurs services. Et quand ils auront oublié la dernière guerre qu'ils ont eu à mener, tu leur annonceras la venue de la suivante. Tu leur donneras le meilleur équipement qui soit puis tu leur feras prendre la mer.

— Et que feras-tu, toi ? Embarqueras-tu à nos côtés ?

Grimnir s'approcha avec décontraction.

— Oh oui, je ne manquerai ça pour rien au monde, tu peux me croire. Je brûle d'impatience de voir ta flotte accoster sur les côtes du domaine ennemi. Je serai présent au moment où ton épée percera le cœur de celui qui a osé t'enlever ta fille, car telle est la volonté d'Odin. Son souhait le plus cher serait d'ailleurs que tu ne te contentes pas de punir le prince et de récupérer Hild… En vérité, Alfadr voudrait que tu mettes à mort tous les fous qui oseront se dresser sur ton chemin, que tu brûles leur cité et que leurs femmes deviennent tes esclaves. Oui, il s'agit pour lui du seul châtiment à la hauteur de leur crime. »

Que pouvait-il arriver à Hogni, maintenant que le seigneur d'Asgard avait décidé de l'épauler ? Quoi qu'il eût pensé arrêter de combattre pour goûter à la vie paisible d'un roi qui n'avait plus aucun rival, les choses avaient soudain pris une tournure qui lui interdisait de rester passif, d'accepter gentiment que son unique enfant épouse le pire des gredins ! Ce soit-disant prince allait payer l'affront qu'il venait de lui faire. Jusque dans Helheim, on se rappellerait du nom du pauvre fou qui avait osé un jour se moquer de lui.

Le roi appela un groupe de domestiques. L'un d'eux le débarrassa de la lourde cape sur laquelle avait été brodée l'écusson de sa famille : un aigle qui tenait dans ses serres une épée à la lame de soleil. Un autre lui ôta délicatement son armure tandis qu'un troisième posa sur sa tête une précieuse couronne faite d'or et de rubis.

« Que l'on dresse une table pour mes généraux et moi ! Nous sommes affamés ! Quant à Frideborg, faites-la descendre et pendez-la avec ce bon à rien » ordonna-t-il, le doigt pointé sur le pleurnichard Kolbiorn.

Se retournant vers Grimnir, il lança :

« Toi, suis-moi ! Il nous faut être à l'aise pour parler. Je veux en savoir plus sur la façon dont le camp de Hiarrandl est venu à bout des forces d'Adalrik. Je veux en apprendre plus sur ce fameux iotun dont tu m'as vanté les mérites… Lui aussi, je veux le voir mort ! »

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Lexique :

19 - Frigg : nom signifiant L'Aimée. Asine, épouse d'Odin et mère de Hermod, Balder et Hoder.

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