Chapitre 6.1

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Il faisait nuit. Pour protéger leur nez glacé et leurs lèvres gercées, Hring et Ivar remontèrent l'encolure de leur tabard. Ils avaient froid, et ce n'était pas la température extérieure qui faisait trembler leurs cuisses et leurs bras.

La mission qui leur avait été confiée était d'une importance capitale : ils devaient ramener la princesse à Taakevik avec la satisfaction du devoir accompli. Mais surtout, il leur fallait réussir avant le retour de leur colérique seigneur. Si Hogni regagnait Ornenborg sans qu'il lui soit possible de serrer tendrement sa fille unique, rien ne pourrait apaiser la colère du vieux roi.

Oui, il faisait nuit. Oui, ils avaient peur. À dire vrai, l'échec les effrayait plus que la mort. Ils ne voulaient pas reprendre la mer bredouilles, avoir à s'excuser pour leur incompétence et être exécutés comme des chiens, sans gloire ni valkyries. Cependant, ils n'étaient pas sans ignorer qu'il n'y avait que peu d'espoir : si Hedin avait traversé les flots et chevauché des heures durant afin de retrouver sa belle, ce n'était pas pour l'abandonner aux deux premiers émissaires venus la réclamer. Ils savaient qu'ils essuieraient un refus, qu'ils devraient entamer seuls leur voyage de retour.

« Je ne vois plus la mer, dit fébrilement Ivar, un coup d'œil jeté en arrière.

— Ce pays n'est pas vaste. Bientôt, nous atteindrons Hostengard. C'est la plus grande ville du royaume et c'est là que Hiarrandl nous accordera audience. Il est vieux, à présent, mais c'était jadis un noble guerrier. On dit de lui qu'il est juste et bon. Il acceptera au moins de nous écouter. »

Les paroles de Hring ne les convainquirent ni l'un ni l'autre. Leur équipée nautique sur les mugissantes vagues noires d'Ægir n'avait pas été de tout repos. Et même si la fatigue appuyait sur leurs paupières et leur endolorissait les muscles, ils étaient encore suffisamment lucides pour savoir qu'ils n'avaient aucune chance. Cette fois, il n'y aurait point de victoire. Seul leur honneur les poussait à avancer. Leur honneur et les jambes puissantes de leurs athlétiques destriers.

Ils prirent des routes balisées par des cairns, suivirent des sentiers creusés par les roues des chariots, et coupèrent par des passages plus escarpés. Lorsqu'ils virent poindre les hautes fortifications de leur destination, le char de Mani¹⁸, dans la grisaille huileuse du ciel nocturne, avait eu le temps de parcourir près de la moitié de sa course.

« Nous y voilà » lâchèrent-ils, la voix tremblante.

Les montures marquèrent une pause alors que leurs maîtres, la mine abattue, s'échangeaient un regard désespéré. L'heure de vérité approchait à grands pas. Ne restait qu'une butte à gravir, une pente à dévaler. Derrière, une ultime plaine, puis les portes de la cité. Les gorges vigoureuses des deux hommes déglutirent en un seul et même mouvement.

Ils seraient repartis si les bêtes n'avaient pas refusé de reprendre leur route. Quelque chose, aux alentours, semblait les paralyser. Quelque chose ou plutôt quelqu'un, si l'on en jugeait par cette sorte de murmure que l'on pouvait entendre dans le lointain. Ivar fut le premier à le distinguer, Hring ne tarda pas à le percevoir à son tour. C'était pareil à une chanson aux paroles inaudibles. Plus elle se rapprochait, plus elle paraissait lugubre. Des bruits de pas allant crescendo l'accompagnaient à mesure qu'elle gagnait en transparence.

Messagers aux ailes brisées,
La nuit ne vous cache pas,
Il est inutile de crier,
Je vous vois, je vous vois.

Une ombre s'étendit sur les cavaliers, masquant le grand aigle brodé sur leur poitrine. Au-dessus de leur tête, au sommet d'un robuste rocher, une silhouette se découpa lentement sur l'obscurité, menaçante. Avec grâce, elle tendit une main crochue vers les étrangers. Un nuage masqua la lune. Il y eut ensuite la complainte cliquetante de lames sorties de leur fourreau. Un semblant de lumière revint ; quatre corps, affreusement mutilés, commençaient déjà à nourrir les corbeaux.

« Parfait, mangeurs de cadavres, se réjouit une voix. Régalez-vous de leur chair et emportez leurs os. Qu'il n'en reste rien, pas même un souvenir. »

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Lexique :

18 - Mani : forme simplifiée du nom Máni (La Lune). Dieu ase dont l'attelage chargé d'une lumière pâle traverse les cieux chaque nuit. Frère jumeau de la déesse Sol.

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