Chapitre 5.3

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La nuit était tombée sur Taakevik. Des flambeaux brûlaient, accrochés aux façades des nombreux baraquements, proches voisins du palais royal. À travers ce panachage de flammes et de ténèbres, trois chevaux s'enfuyaient à vive allure, telles des ombres que personne, ou presque, ne pouvait suivre du regard.

Dissimulé par son horrible masque blanc, Grimnir exultait. À ses pieds, un groupe d'hommes gisait, leur corps découpé baignant au milieu d'une répugnante pulpe carmin.

« Ne m'en veuillez pas, j'ai été obligé de le faire, dit-il, moqueur. Que vous sonniez l'alerte n'aurait pas servi mes plans. Il fallait que nos amis puissent s'enfuir et regagner le palais de l'Instruit. Soit, j'y suis peut-être allé un peu fort, mais comment vouliez-vous que je m'y prenne autrement ? Je ne suis qu'un simple exécutant. Je suis sûr qu'à ma place, vous auriez fait la même chose. »

Il mentait par omission : il les avait surtout tués par plaisir. Et pour calmer sa faim.

Qu'il pouvait être à l'aise, le ventre plein, dans la puanteur des tripes fumantes et du sang tiède ! La sensation de ses semelles épreignant ces organes et membres tranchés lui traversait l'échine en une multitude de décharges électriques. S'il s'agissait là de la réaction d'un esprit pervers, il savait que c'était à cette folie furieuse qu'il devait d'être si dangereux, si imprévisible, si craint. Il n'y avait rien de surprenant : il était né de la démence et de l'irresponsabilité de quatre froussards qui avaient refusé de faire face à leur propre fin. Il était leur rejeton honteux, le fils que l'on cache pour ne pas avoir à affronter son faciès hideux ni se retrouver le nez devant ses propres erreurs. Tant pis, tant mieux, cela n'avait pas la moindre espèce d'importance : il était trop heureux de vivre pour leur en tenir rigueur, il se contentait de savourer chaque minute de cette improbable existence.

Il ne lui manquait plus que la vraie liberté pour atteindre la perfection. Pas besoin de se presser. "Tout vient à point à qui sait attendre", se plaisait-il à répéter. L'adage rebondissait dans son crâne comme une rengaine. Pour l'heure, il fallait apprendre l'identité de ce guerrier aux cheveux blancs. Qui qu'il puisse être, il était la clé. Le sauf-conduit pour l'indépendance.

À mesure que s'éloignait le curieux iotun, Hungrad, elle, sentait s'apaiser le volcan qui était venu lui chauffer les entrailles. Le démon qu'elle abritait hurlait à s'en mutiler la gorge. Qui pouvait donc être à l'origine de cette excitation soudaine, si ce n'était cette lame qui pendait à la ceinture du héros qui fuyait ? Il n'y avait plus aucun doute à avoir : ce fer bardé d'écailles noires ne pouvait être que Bloddrekk, l'une des quatre armes maléfiques forgées par les nains dissidents, ancêtres de ceux de Svarinshaug. Cela paraissait inimaginable ; on avait si longtemps cru cette lame perdue à jamais… Mais l'incertitude n'était plus de mise. Seule l'une des trois autres créations de Thrain, Ori, Uni et Ryg pouvait ainsi stimuler l'entité enfermée dans la hache mythique de Grimnir.

L'assassin et sa hache explosèrent d'un rire malade. Les choses commençaient réellement à devenir intéressantes. Grâce à eux.

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Les bras enroulés autour de la taille du prince, Hild se contentait d'accueillir la caresse du vent, un radieux sourire aux lèvres.

Cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas chevauché ainsi. Depuis qu'elle avait quitté le fort, elle avait l'impression de revenir à la vie après un sommeil long de plus d'un millénaire. Les couleurs et les sons qu'elle avait oubliés retrouvaient le chemin de sa mémoire.

La fille unique de Hogni buvait également les paroles de l'homme qu'elle aimait. Qu'il était bon de pouvoir l'entendre de nouveau ! Elle avait l'impression d'avoir été privée de lui pendant des siècles d'une insipidité écœurante. Il fallait qu'elle l'ait aimé avec vigueur pour avoir si brillamment tenu bon.

Mais le bonheur de retrouver Hedin ne lui faisait pas oublier la folie qu'elle venait de commettre. L'image de son père, saoul de chagrin et de rage, la ramena à la réalité. En l'abandonnant ainsi, elle avait fait le choix de briser les liens de soie qu'il lui avait attachés aux poignets. Elle s'en voulait terriblement, mais une petite voix, au fond de son cœur, lui murmurait qu'elle avait eu raison de sauver son bonheur. Un jour, il aurait de toute façon fallu qu'elle décide seule de ce qui pouvait être le mieux pour elle. Pour exorciser ce passé auquel elle tournait le dos, elle resserra son étreinte sur les hanches de son cavalier.

Herulf, quant à lui, ne se débarrassait pas de son austère masque d'impassibilité. Quiconque l'aurait longuement observé n'aurait pu deviner ce qu'il était en train de se dire. De son regard n'émanaient que de la froideur et de la dureté. Peut-être étaient-ce les seuls sentiments qui lui soient familiers.

Fermant la marche, Valgard félicitait son petit compagnon à la peau bleue. Il fallait avouer que le génie de l'onde s'était montré fort utile en jouant le bellâtre face à cette servante un peu trop zélée.

« Nous, les nixes, sommes capables de nous transformer en beaux garçons et de faire apparaître sur notre nouvelle enveloppe des habits d'un rare éclat. Nous pouvons aussi avoir accès aux pensées de nos cibles, à leurs espoirs les plus secrets ainsi qu'à leurs doutes les plus profonds. Bordel à nymphes, une fois que nous déverrouillons le loquet de leur esprit, nous pouvons leur donner n'importe quel ordre et cela sans rencontrer la moindre résistance. N'est-ce pas fabuleux ? L'inconvénient est que cela ne marche qu'avec les femmes, malheureusement ! »

Emmitouflé dans son morceau de couverture, Gitz sentait la fatigue le gagner lentement cependant qu'il souhaitait raconter encore et encore son exploit. Sa voix piquante était presque entièrement couverte par le galop de Hottur et par le bruit des gouttes de pluie qui s'écrasaient sur les capes et les manteaux. Ses dents claquaient sous l'effet du froid, seulement ce soir-là était sans doute le plus beau de toute son existence.

La rive sur laquelle les attendait le vieux nautonier était proche, si bien que l'on pouvait facilement la deviner à travers le nuage de crachin gris. L'odeur iodée de la mer se faisait de plus en plus présente. Toutefois, si le voyage touchait bientôt à sa fin, en vérité les mésaventures de ces quelques héros ne faisaient que commencer : dans le sillon de leur folle cavalcade, un grand malheur s'était mis en branle.

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