Chapitre 4.4

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L'heure du départ arrivée, le champion des damnés s'était engagé à travers les sombres couloirs d'Allvindarborg, le palais royal. Comme il lui avait été demandé de rester discret, il s'était dissimulé sous un long manteau qui empêcherait quiconque de l'identifier au premier coup d'œil. Avec la grâce d'un chat, il ne laissait aucune trace de son passage, pas même le léger bruit d'une semelle sur le sol. Cette fausse évasion lui rappelait moult souvenirs d'enfance et lui arrachait de longs sourires.

Derrière lui, Gitz le suivait avec difficulté, sa malingre silhouette recouverte d'un simple morceau de drap déchiré par ses soins. De temps à autre, il perdait l'équilibre, tournait sur son axe à la manière d'une toupie et s'enroulait dans son vêtement. Habitué à tant de maladresse, il finissait par se réceptionner sur le sol en une cocasse galipette.

Le singulier duo arriva au lieu de rendez-vous. Deux ombres silencieuses semblaient déjà l'attendre. La première ne dégageait aucune espèce d'animosité, la seconde irradiait un önd plein de rancœur. Hedin et Herulf semblaient avoir, eux aussi, opté pour une tenue qui camouflerait leur allure.

D'une démarche pressée, ils quittèrent leur cachette et libérèrent trois chevaux de leur parc. Une poignée de secondes suffit pour que tout le monde monte en selle. Vint ensuite le moment de tourner le dos au royaume de Hiarrandl.

Devant les portes de la cité, deux gardes avaient été payés afin de laisser passer sans sourciller ces trois mystérieux cavaliers. Passés les remparts, les destriers firent route vers le rivage noyé dans la cape mauve de la nuit. Ils ne traînèrent pas pour atteindre la plage. Là, était amarré un modeste esquif barré par un vieux bonhomme large et court sur pattes.

« Ægir se r'pose, ce soir, lâcha-t-il alors que le quatuor prenait place à bord. Z'avons de la chance, ce s'ra une traversée tranquille ! »

Sans jeter un seul regard à ses nouveaux passagers, il passa son poignet sous ses deux narines gonflées, renifla un grand coup et cracha un glaire dans l'eau salée, que l'on pensait être le sang du mythique Ymir, père de tous les iotnar. Près du mât, l'homme tira sur une corde. Une volumineuse voile blanche tomba, sur laquelle vint se réverbérer la lumière fade de la lune et des étoiles. Durant le voyage, le nocher passa son temps à soupeser la bourse de pièces qu'il avait eu pour salaire et à chantonner de vieux airs dont il devait être le seul à se rappeler.

« Quel 'trange p'tit loup de mer, marmonna-t-il, comme il dévisageait de façon grotesque le rachitique esprit des forêts. On d'rait un gamin avec le visage d'un vieux. C'pour l'vendre que vous v'lez aller au-d'là d'la mer ? Pour sûr, ç' doit valoir cher c' genre de rar'té. M'enfin, on r'conte qu'vous n'manquez pas de r'chesses, z'autres, à la cour du roi... C'vrai, faut vraiment avoir beaucoup d'or pour d'nner une si grosse somme pour une si p'tite traversée. »

Agacé, Herulf releva son chaperon et darda sur l'homme une série de regards aussi tranchants que des poignards. Comprenant qu'il se montrait sans doute un peu trop curieux, le capitaine du navire baissa les yeux et cessa de parler.

Le reste de la traversée fut très calme. Les flots restèrent incroyablement sereins. Valgard, pour qui il s'agissait seulement d'une seconde virée en mer, eut le temps de repenser aux trépidants récits de marins qu'il avait pu lire, enfermé dans la grande et monacale bibliothèque du palais de sa mère. Si, comme il l'avait lu, de redoutables et carnassières créatures existaient au fond des eaux, celles-ci devaient être en plein sommeil, à l'heure qu'il était.

La côte se rapprocha petit à petit et, avant que le jour ne se lève, Hedin et sa garde purent poser un pied sur la terre ferme. À leur tour, les chevaux foulèrent de leurs sabots ce tapis de sable et de cailloux.

« N'oublie pas, tu devras nous attendre ici-même jusqu'à ce qu'une quatrième nuit assombrisse le ciel, dit le fils du roi au navigateur. Une fois que nous serons remontés à ton bord, tu pourras reprendre le large. De retour à Allgronngard, je te ferai don d'une bourse deux fois plus grosse que celle-ci. Ne me trahis pas. »

Les fiers Knorr, Dugur et Hottur s'enfuirent au triple galop vers l'est. Nerveux, Hedin se mordait sans cesse les lèvres ou dégageait les mèches de cheveux qui lui barraient le visage. Son fidèle lieutenant paraissait particulièrement mécontent ; sans doute voyait-il en la présence de Valgard à ses côtés une sorte d'offense. Enfin, agrippé à la taille du fils de Hel, Gitz tâchait de garder ses fesses osseuses sur la croupe du destrier. Cette cavalcade lui rappela d'ailleurs qu'une famille de nixes, dont il ne faisait malheureusement pas partie, étaient connus pour avoir le don de se métamorphoser en chevaux.

Cela faisait peut-être six heures qu'ils avaient quitté Allvindarborg, et la lumineuse Sol réchauffait l'Enclos du Milieu de ses premiers rayons. Le pépiement des oiseaux accompagna le matin ainsi que la course folle des étalons. Une nouvelle journée débutait sur Midgard, fief des hommes mortels, fils d'Odin et de ses frères.

À Taakevik, cette nouvelle contrée, les terres avaient la même allure et dégageaient la même odeur que celles que l'on trouvait chez Hiarrandl. Mélange de pierre noire et d'une herbe grasse, elles s'étendaient à l'infini, bordées de falaises et de montagnes desquelles descendaient de cristallines cascades. Des rivières limpides et bouillonnantes s'enfonçaient dans les vallées et s'enfouissaient dans l'argile ; leur reptation taillait et sculptait la roche à la manière d'un sauvage ornemaniste. Des montagnes aux cimes recouvertes de neige, traversées par de légers nuages blancs, découpaient dans le ciel une myriade de silhouettes pointues.

Le panorama allait en s'élargissant au fur et à mesure que les voyageurs s'enfonçaient dans ce pays qui n'était pas le leur. Comme le soleil amorçait sa longue ascension le long du faîte iridescent de la voûte céleste, et que les animaux de la nuit retournaient se terrer dans leur cachette pour mieux laisser la place à leurs cousins diurnes, le paysage parut accoucher d'une douce tiédeur qui rendit l'excursion plus facile.

Une heure passa encore. Sur l'horizon, la demeure de Hild fit son apparition, cernée de collines blondes et chevelues qui, la distance aidant, ressemblaient à des crânes de bébés.

Hiarrandl pouvait se vanter de vivre dans un endroit merveilleusement accueillant, fait de bois et de pierre. Mais que dire du roi Hogni, alors, qui avait choisi pour logis une véritable forteresse taillée dans le roc et qui semblait se perdre dans les nuages ? Aussi loin que pouvait porter le regard, se dressait Ornenborg, un fort adossé au bord d'une interminable falaise, gardée par une série de hauts remparts. Aux alentours, quelques fermes et petits villages lui servaient de fragile escorte ; des langues rosses auraient parlé de bouclier en cas d'attaque éventuelle.

« Par les Elivagar, ton aimée serait-elle la fille d'un troll ou bien d'un ogre ? demanda Valgard à Hedin, tout à sa surprise. Quel mortel ressentirait le besoin de se cacher dans une place forte de ce genre ?

Durant un instant, le demi-dieu crut qu'il venait de trouver Asgard. En comparaison de ce château qui s'élevait tel un pic de la terre au firmament, le palais d'Elma et de son père n'était rien de plus qu'une cage à oiseaux.

— Hogni est un querelleur, répondit le prince. La liste de ses ennemis est longue. Souvent, d'ailleurs, ceux-ci ne comprennent pas pourquoi ils y figurent. Heureusement, il nous laisse en paix et nous faisons de même.

— Il aime attaquer, ajouta Herulf, sorti de son mutisme. Cependant, il sait également se défendre. C'est pourquoi sa résidence est sans doute la mieux gardée de Midgard. Je plains l'armée qui serait assez folle pour essayer d'en percer les défenses. »

Le héros plissa les yeux au moment où il ressentit une étrange vibration dans l'air. Un léger frisson lui parcourut la colonne, puis, compulsivement, il approcha sa main droite de la poignée de l'arme qui pendait à sa ceinture.

« Tu l'as senti ? lui murmura Gitz. On dirait qu'il y a une force profondément maléfique, à l'intérieur de ce domaine. Finalement, cette petite excursion ne me dit rien qui vaille. On fait demi-tour ?

— Je ne suis pas rassuré non plus. Seulement, il est trop tard pour reculer. Espérons que nous n'ayons pas de déplaisante surprise, une fois enfermés entre ces murs. »

Sur le chemin, Valgard n'avait pu s'empêcher de nourrir des doutes vis à vis de la bonne foi de Hedin. Ce dernier lui avait-il vraiment dit la vérité ? Cette façon de quitter son foyer en pleine nuit, ainsi que cette volonté de ne rien dire à personne avaient de quoi faire naître la suspicion. D'ailleurs, sa petite sœur et son père avaient-ils réellement été mis au fait de cette expédition ? Le prince avait beau maintenir vouloir faire une surprise à son peuple, cela ne suffisait pas à tout expliquer.

« J'espère que tu ne m'as pas menti, lança le iotun d'un ton soupçonneux. Je serais peiné d'apprendre que tu t'es moqué de moi, altesse.

Le silence qui s'était abattu sur leur furtive équipée se brisa aussitôt. Quand Herulf voulut s'arrêter pour se saisir de l'épée suspendue à son baudrier, Hedin intervint aussitôt et fit signe à son homme de main de rengainer sa lame sur le champ.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça, voyons ? s'offusqua l'héritier de Hiarrandl. Douterais-tu de moi ?

— En vérité, je pense que tu m'as volontairement caché un élément important à propos de ce voyage. Tu n'achèteras pas ma loyauté avec des mensonges.

L'homme parut réfléchir. Une moue d'embarras sur le visage, il avoua :

— Certes, certes. En fait, Hogni s'est toujours opposé à ce que je prenne sa fille pour épouse. Il me voit comme une sorte d'irresponsable incapable de diriger quoi que ce soit.

Valgard stoppa son cheval.

— Pauvre fou, souffla-t-il. Tu comptes donc te rendre dans la forteresse de ce foudre de guerre et lui demander, pour la énième fois, la main de son enfant ? Il te taillera en pièces, c'est une certitude ! Il n'aura que faire du sang royal qui coule dans tes veines. Je sens une présence malfaisante aux alentours et je doute que celle-ci nous accueille les bras ouverts, une fois pris dans ses filets.

— Non, tu n'as aucune crainte à avoir, tenta de le rassurer le prince. Nous savons de source sûre que Hogni est absent. À son habitude, il est parti guerroyer contre d'invisibles adversaires.

Consternation.

— C'est pire que ce que je craignais. Comment crois-tu que cette brute sanguinaire réagira lorsqu'elle saura que c'est toi qui lui as ôté sa fille ? La terre que tu viens à peine de sauver te sera arrachée pour de bon, cette fois !

Hedin était sur la défensive. Il avait failli prendre le chemin des morts plus d'une fois ; innombrables avaient été les instants où il avait cru apercevoir les noirs sabots des chevaux ailés, destriers des émissaires d'Odin ; cela dit, il avait toujours fini par en réchapper. Qui était assez odieux pour lui refuser présentement un peu de bonheur ?

— Il ne pourra le savoir ! Oui, il ne saura rien. Et si cela doit arriver, qu'y puis-je ? Comment peux-tu imaginer que je ne souffre pas, moi aussi, de cette situation ? Je délivrerai Hild de cette maudite prison de pierre. Que tu acceptes de te joindre à moi, ou pas ! »

C'était donc cela, l'amour. Cette émotion qui pouvait rendre aveugle et idiot, cet état dans lequel on n'était plus maître ni de ses actes ni de ses paroles. Parce que son cœur battait pour une femme, le fils de Hiarrandl était prêt à sacrifier son pays, son peuple et sa propre famille. Par égoïsme, il s'était décidé à commettre une erreur irréparable.

L'amour... Bien sûr, c'était pour rejoindre sa moitié que la gardienne des ombres avait plongé dans la lumière. En définitive, c'était à l'amour que Valgard devait d'être né. En ce cas, était-il juste, aujourd'hui, de chercher à lui briser les ailes ? D'ailleurs, en était-il seulement capable ? Quel choix s'offrait à lui, alors que le prince avait déjà pris sa décision ? Devait-il le tuer afin d'empêcher une guerre ou ne valait-il mieux pas laisser aux mortels le soin de décider de leur propre destinée ?

Ce monde n'était pas le sien, sans compter qu'il avait déjà assez à faire au service des morts. Pourquoi compliquer encore les choses en cherchant à protéger les vivants. Belles paroles, il aurait aimé parvenir à se convaincre de la sorte. Le demi-dieu se sentait malgré tout concerné par le sort de ces si fragiles humains. Sans le vouloir, il était devenu trop proche d'eux. Et voilà qu'il se retrouvait au pied du mur, il n'y avait pas d'autres mots.

Parce qu'il ne se sentait pas le courage de stopper Hedin, il décida de l'accompagner. Désormais, il ne restait plus qu'à espérer que rien de fâcheux ne survienne. Si cela devait arriver, il n'y aurait d'autre solution que de brandir Bloddrekk à nouveau.




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