Chapitre 3.1

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Une marée humaine inondait le campement de ses flots de guerriers en furie. Des traits enflammés lacéraient les ténèbres. Les haches étaient brandies, les épées dégainées. Les premiers javelots brisaient les orgueilleux boucliers, laissant sans protection leurs porteurs. Les lances traversaient le métal. Des têtes tombaient, coupées par des lames décorées de runes.

Les sombres envahisseurs portaient des toques de fourrure ou des casques informes. Des peaux de bête recouvraient leurs longues cottes de mailles ainsi que leurs épaulières hérissées de pics acérés. Des plaques de fer avaient été attachées sur les flancs, les hanches et le poitrail de leurs chevaux.

Les hiadningar, eux, étaient à peine plus nombreux. Dans leur surprise, certains n'avaient pu rejoindre leur destrier, déchiquetés par la pluie de flèches qui tombait sans répit sur leur corps à peine reposé de la bataille du matin.

L'atmosphère était étouffante. Une odeur de rouille flottait dans l'air. Des nuages de fumée piquaient les yeux ; néanmoins, on pouvait voir sans mal deux exécrables silhouettes se détacher de l'obscurité d'une proche colline.

« Regardez ! C'est Adalrik, accompagné de la sorcière ! »

Le seigneur félon montait un étalon dont la robe était plus noire que la nuit elle-même. Avec attention, il observait le déroulement de la bataille, un léger rictus de satisfaction trahissant l'excès de confiance qu'il portait en ses troupes. Sur un visage mince et sévère, sous une chevelure châtain clair soigneusement coiffée vers l'arrière, ses grands yeux gris paraissaient briller à travers le brouillard.

Derrière lui, se tenait une femme au physique inquiétant. Sa peau était blanche, son regard d'ébène. Ses cheveux bruns, épais, en désordre, ressemblaient au plumage d'un corbeau et touchaient presque le sol. Si sa macabre armure était faite d'ossements, de pierres précieuses et de feuilles d'or rouge, plus terrifiants étaient les nombreux colliers et pendentifs qu'elle portait autour du cou : canines, incisives et molaires agrémentaient les premiers, des doigts et des oreilles garnissaient les seconds. Sa monstrueuse monture, elle, était une énorme louve à tête de serpent. Pure vision de cauchemar.

Les deux armées semblaient de force égale, si bien que lorsqu'un soldat d'Adalrik tombait, un combattant de Hedin périssait peu après. Il fallut que quatre énormes rochers dévalent la pente et viennent s'écraser parmi les tentes et les feux de camp pour rompre ce délicat équilibre. Le sol trembla et les gigantesques boules se mirent à remuer. Les hiadningar comprirent ce que cela signifiait.

« Les trolls ! Les trolls ! Fuyez ! » s'égosilla l'un des guerriers du prince, immédiatement écrasé par un pied colossal, recouvert de pierre.

Des victimes étaient fauchées aveuglément par les monstres aux grands bras robustes et vigoureux. Les archers avaient beau unir leurs forces aux lanceurs de javelots et autres spadassins, rien n'entaillait la peau de ces machines à tuer.

C'était sa première vraie bataille, mais Valgard ne tremblait pas. Serein, il ne pensait qu'à se frayer un chemin à travers les tirs ennemis et les étendues de cadavres qui masquaient chaque brin d'herbe et parcelle de terre. D'un calme infini, d'une précision sans faille, il esquivait les coups pour mieux laisser Bloddrekk y répondre. Personne ne pouvait le surprendre tant les fils de la Grande Toile brûlaient à ses yeux d'ambre. Des milliers de filaments de lumière découpaient ce sanguinaire spectacle.

Même les trolls qui venaient de faire leur apparition se retrouvaient trahis par leurs intentions. Le moindre de leur mouvement se trouvait inscrit dans le Wyrd.

Le premier de ces êtres de pierre, justement, eut à peine le temps de comprendre que l'on venait de lui filer entre les jambes. Une douleur épouvantable le prit au niveau des tibias, qui l'envoya s'écraser contre terre en un fracas tonitruant. Ses pieds avaient été coupés juste au-dessus des chevilles. Maintes fois, il chercha à se redresser. Enfin, à bout de forces, il ferma doucement les yeux pour ne plus les rouvrir.

Comme il réalisa que l'un des siens avait été vaincu, le second se rua vers le cadavre. Ce fut pour voir une ombre blanche courir en sa direction. Avec sa main, il essaya de la balayer mais le mouvement était trop lent. De même, ce fut en vain qu'il tenta de chasser ce qui lui grattait le sommet du crâne. Un mal abominable lui vrilla le cerveau. La mort.

Le troisième était le plus gros et le plus empoté. Valgard n'eut aucun mal à l'escalader pour planter Bloddrekk à la jointure de sa gigantesque épaule gauche. Sans la moindre peine, la lame maudite pénétra l'épiderme rocheux qui protégeait l'os. Le bras sectionné tomba.

Le dernier des trolls accourut alors, décidé à déloger le minuscule vermisseau qui s'était encore invité sur la tête de l'un de ses frères. La créature frappa l'indésirable d'une série de coups de poings. Par malheur, elle ne parvint qu'à achever le blessé.

Excédée, elle retrouva son adversaire près d'un amas de tentes en flammes. Son pied s'abattit hargneusement sur le sol. À croire qu'elle ne se montra pas assez rapide car elle rata sa cible. Inconsciente du danger qui la guettait, elle exposa son visage à un morceau de toile enflammée, projeté à la façon d'un météore. Les yeux brûlés, elle s'agenouilla. Il n'en fallut pas plus à Valgard pour saisir là une occasion d'en finir. Aussi vite qu'il le put, le demi-dieu s'élança vers le troll et sauta si haut que les spectateurs de l'exploit crurent qu'il allait s'envoler tel un oiseau. Il s'éleva à hauteur de l'ignoble face, dégaina son épée et en abattit le tranchant.

« Maintenant ! C'est maintenant qu'il faut les chasser ! » criait Hedin qui poussait ses guerriers à reprendre l'avantage.

Soudain soucieux quant à l'issue de l'affrontement, Adalrik et sa servante rejoignirent le gros des combats. Le sombre seigneur s'illustra à grand renfort de balafres et de décapitations. Face au prince et à sa sœur qui, à l'entrée de leurs quartiers, défendaient chèrement leur vie, il descendit de son destrier. De son fourreau, il sortit une magnifique lame qu'il agita devant leur visage anxieux.

« Je vous présente Agiarn, qui vous enverra à Hel ! Il fut un temps où elle servait votre vieux père. À présent, elle lutte pour le voir ramper à genoux.

— Il fut un temps, également, où tu venais te remplir la panse de notre nourriture et boire de notre vin, rétorqua Hedin. À cette époque, tu repartais chez toi avec des coffres emplis de bijoux et de pierres précieuses. Le roi n'a pas manqué de générosité envers toi ! Pourquoi donc avoir choisi de le poignarder de la sorte ?

— Parce qu'un jour, j'ai réalisé que c'était grâce à moi qu'il avait pu entretenir ce que ses ancêtres avaient bâti ! Rappelle-toi : qui s'est battu à ses côtés il y a douze années de cela, lorsque les pirates de Iokull ont accosté sur nos rivages ? J'ai failli mourir en le protégeant de mon corps et, maintenant encore, je ressens la lame qui m'a perforé la poitrine me causer mille souffrances.

— Que lui reproches-tu, à la fin ? De t'avoir utilisé pour combattre ? Mon père n'a jamais laissé personne prendre des coups à sa place. Serais-tu faible au point d'en vouloir à ton roi pour une blessure que tu as reçue à la guerre ?

Adalrik secoua la tête doucement, les yeux mi-clos.

— Oh non, en réalité, c'est sa mièvrerie et sa faiblesse que je lui reproche. C'est un vieil homme épuisé qui ne sera plus en mesure de nous défendre si un jour nous sommes attaqués. Il nous faut un homme fort à la tête d'Allgronngard et je compte bien être celui-là ! Après tout, que peut donc un souverain qui ne sacrifie plus ses esclaves aux dieux ? »

Pour Elma, c'en était trop. Ivre de colère, elle dégaina Hvisla avec une telle fougue que Hedin n'eut pas même le temps de retenir son bras. Déjà, la princesse fendait l'air avec le taillant de son épée. Seulement, Agiarn bloqua chacune des attaques que la fille de Hiarrandl destinait à son maître.

« La petite fille que je connaissais est devenue très belle ! s'amusa le traître, provocateur.

— Je vais te faire ravaler tes paroles en même temps que ta langue ! rétorqua Elma, de la lave dans la voix.

— Tu es pleine d'énergie ! Cela mérite que je te confie un secret : ton frère tué, je lui arracherai les dents, les yeux et les oreilles. Je ne procéderai ni au banquet funéraire ni à la crémation rituelle. Ainsi, son âme ira rejoindre le monde du dessous mais son enveloppe deviendra la prison de sa haine et de sa soif de vengeance !

La jeune femme n'en pouvait plus d'entendre ces horreurs. Elle l'interrompit :

— Tais-toi ! Cela n'arrivera pas !

Peine perdue. Le félon était trop bavard.

— Je l'attacherai à des chaînes de sorte à pouvoir le torturer à loisir, le mutiler et l'exhiber à mes vassaux comme un macabre trophée. Je suis sûr que cela plaira aux Ases !

— Quelle cruauté !

— Nous menons une existence cruelle, ma chère ! D'ailleurs, n'est-ce pas ce que nous demandent nos créateurs ? N'exigent-ils pas de nous que nous mourions l'épée à la main ? Dans un royaume de paix, c'est chez la fille de Loki que nous serions condamnés à finir, et cela, sois sûr que je serai prêt à tout pour l'éviter ! »

Lassé par ce petit jeu, l'homme passa à l'action : d'un brusque mouvement, il désarma Elma et la saisit par le poignet. Puis, sa prisonnière ramenée à lui, il la colla contre sa poitrine et posa la pointe de son arme au contact de sa gorge blanche.

« Regarde, Hedin ! J'ai la vie de ta petite sœur entre mes mains, fanfaronna-t-il. Que me conseilles-tu de faire ? La tuer maintenant ou la garder en vie afin d'en faire mon esclave ?

— Tu n'es qu'un pauvre fou... Comment peux-tu... ? bredouilla le prince, dégoûté.

— Je te rappelle qu'elle m'a attaqué. Selon les règles de la guerre, j'ai le droit de choisir ce qu'il va advenir d'elle. J'ai d'ailleurs un pouvoir absolu aujourd'hui, attendu que c'est le jour de mon triomphe. Et celui de la défaite de ton père !

Son regard se déplaçait sans cesse. Saturé de malveillance, gorgé de démence, il tremblait de droite à gauche, sans arrêter sa course. L'obscur seigneur n'avait plus l'air humain.

— Tu t'es allié à de viles créatures. Sans elles, il y a longtemps que tu aurais été occis et pendu par les pieds !

— Cela suffit ! J'en ai assez de perdre mon temps avec vous. Finalement, j'ai choisi de la tuer. Ensuite, ce sera ton tour ! »

Non loin, des combattants se livraient une âpre bataille. Les torses étaient embrochés, des bras volaient. Manenmark se gorgeait de tant de sang qu'elle ne pouvait plus en avaler la moindre goutte.

Nombre de guerriers périssaient. Des masses compactes de soldats laissaient la place à des petits groupes disparates agglutinés dans la plaine. Des cavaliers prenaient leur élan et se jetaient à leur tour dans la mêlée ; leurs lames s'abattaient sur les crânes qui passaient à portée. S'ils étaient chanceux, ils pouvaient éloigner leur cheval et recommencer la manœuvre.

Un peu à l'écart, là où les épées avaient fini de s'entrechoquer, un autre affrontement s'apprêtait à avoir lieu. En effet, la curiosité piquée par cet inconnu capable de se débarrasser de quatre invincibles trolls de pierre, la sorcière avait ordonné à sa louve de s'approcher davantage. En quelques foulées, la bête était allée se positionner face au champion des morts.

« Je suis étonnée de voir que Hiarrandl s'est résigné à faire appel à l'un des rejetons d'Ymir, siffla l'ensorceleuse. J'aime ce qui est imprévisible. Seulement, si j'avais su que j'allais affronter l'un des miens, j'aurais demandé à Adalrik beaucoup plus d'or. Enfin, une fois que j'en aurai fini avec toi, il sera toujours temps de revoir à la hausse ma récompense. »

Il était difficile de dire si son visage était singulièrement beau ou incroyablement hideux. Sa longue et opulente crinière lui donnait l'allure d'une ogresse sauvage. Sa peau, d'un blanc d'albâtre, la faisait ressembler à un cadavre. Ses deux yeux noirs restaient fixés sur leur proie. Cherchaient-ils à l'hypnotiser, à endormir sa vigilance ?

Sans doute, mais Valgard n'était pas homme à se laisser ainsi berner. L'air profondément impassible, il déplia ses bras le long de son corps mince. Il savait que face à une telle adversaire, il lui faudrait mettre en pratique tout l'enseignement que lui avait prodigué Modgud. Il s'agirait là de son premier véritable duel. Un baptême du feu qu'il convenait de dépasser. Une épreuve initiatique soldée par la victoire ou la mort.

Victoire. Mort.

Victoire. Mort.

Ce serait la victoire. Il n'y avait en réalité pas d'autre choix.





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