Chapitre 2.2

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Des hurlements de douleur s'échappaient des tentes qui avaient été dressées sur Manenmark.

"Thor s'est détourné de nous !" criaient les uns. "Son marteau a béni les troupes de l'ennemi !" ajoutaient les autres.

La récente débâcle de l'armée du seigneur Hedin avait ébranlé le moral des soldats. Dans le campement, les morts s'accumulaient. Certains blessés avaient eu la chance de s'éteindre – arrachés à une lente et pénible agonie – ou d'être soignés à temps pour participer à une prochaine bataille. Les plus infortunés se retrouvaient amputés d'une main, d'un bras ou d'une jambe.

De colère, des hommes commençaient alors à se venger sur les esclaves et passaient quelques-uns d'entre nous par le fil de leur épée. Pour s'attirer les faveurs du dieu tonnerre, de nouveaux sacrifices avaient été décidés par de hauts-généraux.

Pris par la panique, nous avions cherché à fuir ; on nous avait vite fait comprendre que c'était inutile. Nos pieds et nos mains avaient été attachés. Un autel avait été dressé et le bourreau était apparu. Sur nos visages, des runes avaient été peintes avec le sang de ce pauvre Vígfúss. Puis, les prières récitées, le prêtre avait dégainé sa lame.

"Regarde ! Nous t'aimons, ami !" s'était-il mis à crier. "Regarde ce sang que nous faisons couler pour toi ! Nos ennemis font-ils preuve du même dévouement ?"

Leurs visages s'étaient horriblement crispés tant ils pouvaient être impatients de nous voir tomber pour eux. Nous étions sur le point de devenir les messagers involontaires par lesquels Thor allait peut-être prendre conscience de leur désarroi. Nous qui avions les cheveux courts, nous avions été choisis pour que notre sang devienne l'encre du message, notre peau le parchemin.

J'allais être le premier à donner ma vie et à précéder mes exécuteurs dans l'au-delà. Mais, même dans la mort, je ne serais pas leur égal. Sous les coups de leurs adversaires, ils gagneraient les halles divines d'Asgard, aux côtés des plus grands héros rappelés par les Ases. Moi, je serai contraint de me diriger vers le monde du dessous, où le froid et l'obscurité règnent en maîtres absolus.

Cependant, au moment où je me pensais abandonné de tous, il fallut qu'un inconnu jaillisse de nulle part pour me prouver que je faisais erreur.

« Arrêtez ! Pourquoi massacrer ainsi de pauvres gens ? »

La bande de gaillards se retourna aussitôt. Leur regard quitta les malheureux à sacrifier pour se poser sur un homme à la chevelure de neige, qui leur arrivait à peine au niveau des épaules. Personne ne l'avait jamais vu par ici, il ne pouvait donc s'agir de l'un des guerriers à la solde du prince. Un curieux fourreau, attachée à sa ceinture, laissait deviner qu'il maniait l'épée aussi bien que la bravade.

« Une offrande pour les dieux. Ils crèvent, on vit, lui répondit un premier, la bouche déformée comme pour cracher une insulte.

— Et qui es-tu, toi, hein ? grogna un autre. Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Cet endroit est un camp bâti pour Hedin et ses hommes !

Une voix s'immisça sèchement dans la conversation :

— Son nom est Valgard et il est mon invité. Askell, Sighvatr, Eyjolfr, Ingmar, vous êtes donc priés de vous adresser à lui avec le respect qu'il mérite. »

C'était Elma, fille cadette du roi Hiarrandl. La plupart des hommes ne voyaient en elle qu'une petite fille trop gâtée qui trouvait à redire sur tout. En vérité, bon nombre d'entre eux nourrissaient secrètement l'espoir de la voir un jour se faire éventrer ou percer d'une flèche. Cela dit, le sort avait voulu qu'elle soit princesse et eux de simples soldats. Ses décisions auraient donc toujours plus de poids que les leurs.

« Il le faut ! vociféra d'un air mauvais celui que l'on appelait Askell. Graver le nom de Tyr sur nos armes, ça n'a pas suffi. Pour vaincre, il nous faut l'aide de Thor : c'est lui qui soutient le peuple jusque sur les champs de bataille !

— Le dieu au chariot aime le sang, ajouta Eyjolfr. Il lui en faut beaucoup pour le décider à octroyer son aide. Que peux-tu y comprendre, toi qui t'es effacée au début de l'affrontement ?

La jeune femme ne se laissa pas écraser. Aussi sec, elle leur rétorqua :

— Vous me reprochez d'avoir été plus intelligente, d'avoir compris plus vite que nous n'avions aucune chance ?

Une furieuse envie de frapper cette effrontée prit soudain l'ensemble des brutes.

— C'est parce qu'on nous a ordonné de cesser les sacrifices humains que les dieux se sont détournés de nous ! cracha Ingmar. À l'époque où je guerroyais aux côtés de ton père, nous ne connaissions pas la défaite. L'échec est notre lot depuis que tu lui as mis en tête que l'immolation d'esclaves revenait à gâcher une main d'œuvre précieuse !

— Crois bien qu'Adalrik ne se soucie pas de mettre à mort une poignée de captifs ! brailla Sighvatr. Cela plaît à Thor et explique pourquoi nous avons été massacrés si facilement !

Elma laissa échapper un soupir las.

— Les dieux ! s'exclama-t-elle. Vous n'avez donc que ce mot à la bouche ? Où sont les dieux lorsque deux clans s'affrontent ? Combattent-ils à nos côtés pendant que nous tombons comme des mouches sous les morsures des épées et sous les traits des arcs ?

Askell, le membre le plus bavard du quatuor, ne sut quoi répliquer. Cependant que ses compagnons semblaient attendre sa réponse, il se mit à bafouiller :

— Cela, c'est... Parce que nous ne sommes pas prêts à les admirer dans leur grande magnificence ! Il chercha des yeux l'assentiment de ses compagnons, puis il reprit : ils sont trop parfaits pour se mélanger à nous. Jadis, ils l'ont fait, mais nous les avons déçus. Maintenant, ils nous soutiennent d'une position éloignée. De là où il est, Odin projette sa lance au-dessus du camp de ceux qu'il choisit pour remporter la victoire, tandis que Thor bénit ses favoris avec Miollnir. La vaillance de Tyr prend possession de nos armes et nous rend plus braves. Voilà comment les asgardiens nous appuient, en temps de guerre !

Si les trois autres soldats parurent se satisfaire de la répartie de leur camarade, leur air réjoui se transforma en une mimique de colère au moment où l'étranger reprit la parole :

— Vous tenez absolument à ce qu'ils servent d'intermédiaire entre votre misérable existence et le Destin ? Comme vous, ils sont amenés à mourir un jour et à laisser derrière eux ce qu'ils ont bâti de leurs mains. Ils vous ont créés dans le seul but de jouir de vos querelles. Affranchissez-vous d'eux et gagnez à la sueur de votre front ce que vous désirez obtenir. Car vous n'êtes pas plus libres que les esclaves à qui vous tondez le crâne.

Indigné, Askell brandit haut la lame de son épée, puis la laissa s'abattre sur ce Valgard qui osait manquer de respect à ceux qui, dans leur grande bonté, avaient donné vie à Midgard. Peu importait qu'il s'agisse d'un invité de la princesse : quiconque osait fouler la terre bénie d'Odin et de ses frères se devait de mesurer ses paroles.

— Tu parles trop, étranger ! s'écria le hiadning avant que la main du fils de Hel ne vienne lui saisir le poignet. Comment de si fervents défenseurs des dieux pourraient tolérer davantage tes blasphèmes ?

— Prie Thor si cela te chante, mais si tu tues ces gens qui ne sont en rien responsables de ta défaite, je fais le serment de t'envoyer immédiatement les rejoindre. Quand bien même j'aurais à t'offrir une escorte de dix, vingt ou trente de tes frères, sache que cela ne me ferait pas reculer. Si le fils d'Odin veut que l'on fasse couler le sang pour lui, il devra se contenter d'un ou deux bœufs. Ou d'une poignée de monstres dans ton genre. »

Askell s'était battu contre de terribles adversaires. À chaque fois, il les avait affrontés avec courage et sans jamais se laisser intimider. Néanmoins, face à ce gamin pourtant plus court de près d'une tête, il se sentait aussi impuissant qu'un nouveau-né. Devant ces deux yeux jaunes qui paraissaient s'embraser tels les bûchers funéraires qu'il avait tant allumés, son cœur battait la chamade. Il n'y avait que son honneur de combattant pour lui dicter de rester debout et de ne pas prendre ses jambes à son cou. S'il voulait garder la face, il devait se montrer ferme et faire reculer le blanc-bec. Plus facile à dire qu'à faire.

Heureusement pour lui, Elma intervint une fois de plus dans la discussion :

« Je suis la fille de votre roi, vous vous devez de m'obéir ! Si vous avez trouvé les paroles de Valgard insultantes, pourquoi l'un d'entre vous ne demande-t-il pas que soit organisé un duel rituel ? Ainsi, selon nos croyances, c'est Odin qui désignera le plus faible pour perdant. Mais je préfère vous prévenir : Valgard est très habile une épée à la main. Mieux vaut pour vous en rester là, ce serait plus sage. »

Les quatre hommes échangèrent des regards inquiets. Si Elma avait dit vrai, mieux valait redoubler de prudence et ne pas risquer de perdre la vie ailleurs que sur un champ de bataille. Ne disait-on pas que les seigneurs des halles divines ne choisissaient leurs champions que parmi les corps tombés lors de grands et épiques affrontements ?

De son côté, la fille de Hiarrandl s'agenouilla près des esclaves. Délicatement, elle leur délia les poignets et les chevilles. Les pauvres malheureux se relevèrent avec peine et remercièrent chaleureusement leurs sauveurs. Bien que leurs figures fussent barbouillées du sang de l'un des leurs, des larmes se devinaient facilement au coin de leurs paupières accablées. Fiévreusement, ils cherchèrent leurs amis ou les membres de leur famille, mis à morts et étendus aux quatre coins du campement, une entaille leur déchirant le dos, la poitrine, le ventre ou la gorge. Si Thor n'avait peut-être pas eu son sacrifice en bonne et dûe forme, nombre de gens avaient payé de leur vie son mépris pour les troupes de Hedin.

La princesse était d'une grande bonté. Nous savions qu'il lui avait été difficile de faire pression auprès de son père afin qu'il jure que, sous son règne, plus un seul être humain ne serait immolé. Avec elle à nos côtés, tous les esclaves du royaume s'étaient mis à espérer vivre suffisamment longtemps pour être affranchis.

Malheureusement, la récente défaite de son frère nous avait rappelé à quel point nous n'étions rien aux yeux de ces hommes libres qui ne voyaient en nous que des chiens à qui l'on pouvait passer un collier et une laisse autour du cou. L'espace d'une poignée de minutes, nous étions redevenus ces animaux aisément sacrifiables sur un simple coup de tête ou de sang.

Comment, dans ce cas, aurions-nous pu imaginer qu'à l'heure où tout semblait perdu, nous le rencontrerions, lui ? Nous ne le connaissions pas, mais l'inverse semblait vrai. J'eus soudain l'impression qu'il avait été comme nous, qu'il avait goûté à ce que nous vivions chaque jour. Ses paroles me firent comprendre, ainsi qu'à mes frères de douleur, que les véritables esclaves n'étaient pas ceux que l'on ruait de coups. En définitive, les plus à plaindre étaient les faibles qui remettaient leur existence dans les mains de figures aussi invisibles qu'indifférentes. Nous savions maintenant que la vraie liberté naissait dans les cœurs.

Aucune chaîne ni aucun lien ne pourrait plus nous le faire oublier.






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