Chapitre 1.1

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Les corps nus, tatoués, moites, palpitaient encore, les muscles tendus et gorgés de sang divin.

En sus d'une forte odeur de sueur, il règnait dans la suite des fragrances de framboise, de musc et de feuilles de rose. La lueur des bougies, allumées par dizaines, projetaient des ombres fureteuses sur le grand lit paré de soie rouge. Dehors, il faisait jour. Pourtant, des stores avaient été placés devant les fenêtres en ogive, comme pour empêcher le soleil, ce grand voyeur obscène, de profiter du spectacle. À croire qu'il n'était pas digne de se régaler de plastiques si parfaites.

Allongée sur le ventre, les jambes fléchies, Freyia entortillait un morceau de drap autour de son index. Son abondante chevelure retombait en de sublimes boucles dorées sur ses épaules de gypse. Il ne pouvait exister plus belles cascades. Ses grands yeux bleus étaient des feux qui crépitaient de joie tandis que sa langue passait par à-coups sur ses lèvres pulpeuses. Quel goût avaient-elles, ces lèvres ? Les rois de tous les mondes auraient vendu leur âme pour le savoir.

Odin, lui, les avait pourtant possédées. Quelques secondes plus tôt, il les avait tour à tour couvertes de baisers, suçotées et mordues à pleines dents comme on se régale d'un fruit issu du jardin d'Eden. Il les avait voulues, ainsi les avait-il prises. Et puis le reste aussi. Le seigneur d'Asgard pouvait s'offrir n'importe quoi : l'univers, la connaissance, la somptueuse Freyia et son ventre brûlant.

Il était assis aux côtés de la belle, à lui caresser les reins du plat de la main. Il était beau, Odin. Borgne : un seul œil, le droit ; le gauche, il l'avait perdu il y a de cela des âges ; une histoire trop longue à raconter. Ses traits durs, lisses et secs comme le marbre, étaient à peine dissimulés sous une épaisse barbe et une longue crinière blanches. Toison de vieillard. Néanmoins, impossible de lui donner un âge : sa musculature, taillée dans la pierre elle aussi, semblait avoir piégé sa jeunesse pour que jamais elle ne le fuit.

Il se leva et sa maîtresse put admirer la grande cicatrice qui lui barrait le flanc droit, signée par une arme qui avait failli avoir raison de lui. Il leva deux doigts vers le ciel et ses vêtements, semés en hâte aux quatre coins de la chambre, volèrent jusqu'à lui.

« J'avais oublié à quel point tu es bon amant, lança Freyia, visiblement satisfaite.

Odin sourit à peine. Il n'y avait plus de place pour le moindre compliment dans cet égo déjà plein à ras-bord.

— Tu devrais savoir qu'aux jeux du plaisir, il n'y a pas de meilleur partenaire qu'Odin, lâcha-t-il telle une évidence. »

Il regardait la déesse d'un air las. Son désir satisfait, il ne songeait plus qu'à partir. Partir au plus vite pour ne pas avoir à souffrir une nouvelle et insignifiante discussion. Son temps était précieux. Sans compter qu'il lui fallait gagner de ce pas Alfaheim. Une affaire urgente à régler.

« Avant que tu ne t'en ailles, j'aimerais te parler, lança Freyia pour le retenir, balançant ses pieds menus en cadence.

— Quel souci peut bien habiter l'esprit d'une Vane⁵ ?

— Notre pari, tu te rappelles ? En ces temps de trouble, Midgard était à feu et à sang. Le loup.

— Je me souviens, effectivement. À quand cela remonte-t-il ? Quatre mille, voire quatre mille cinq cent ans ? Tu avais parié que la bête briserait le troisième lien. J'avais soutenu le contraire. Le bon travail des gens de Modsognir m'a donné raison.

— Tyr y a perdu un bras ! Cela ne t'émeut-il pas davantage ?

— Perdre un bras, ce n'est pas perdre la tête, s'amusa-t-il. Sans compter que dans cette histoire, j'ai gagné un objet de fort belle allure. Il sied au teint de mon épouse. Il la rend moins fade.

— C'est à ce propos que je désire m'entretenir avec toi. Il est vrai que j'avais promis de te donner mon collier si je perdais mais… »

Une ombre passa sur le visage de Freyia. Sa voix chevrota quand elle poursuivit :

« Par la lyre de Bragi⁶, je me sens terriblement nue depuis que tu me l'as ôté !

— Nue ? L'habitude, peut-être, ma chère.» 

Odin se félicitait de son égrillarde remarque.

« Ne ris pas d'une chose aussi grave. Je te supplie de me le rendre ! Je me suis offerte. Quelle compensation te faut-il de plus ? »

Un rire.

Un rire ? Non, une insulte.

« Excepté le velouté de son grain, quelle valeur peut bien avoir un corps que tous les dieux d'Asgard, à l'exception de Thor et de Balder⁷, ont déjà possédé ? En fait de cadeaux, le Père des dieux n'accepte que les plus rares. Et toi, je t'ai déjà prise cent fois.

Freyia se fit volcan. Un volcan prêt à exploser.

— Je te croyais juste ! On dit que ton sens de l'honneur est celui dont s'inspirent les héros. Tu sais quelles terribles humiliations j'ai dû subir pour gagner ce collier !

— Certes. Satisfaire dans leur paillasse les quatre nains, créateurs de l'objet, a dû être fort déplaisant. Mais par les bois d'Eikthyrnir⁸, il n'y a là rien de comparable avec ce que je pourrais te faire si tu insistais davantage. »

La déesse se retourna aussitôt, ses charmes les plus intimes léchés avidement par les rares rais de lumière qui filtraient depuis l'extérieur. Cette experte de l'union charnelle n'avait pas son pareil pour faire chavirer les cœurs. Cœurs de mortels, cœurs de iotnar, cœurs de dieux. Pourtant, ses attributs n'avaient pas eu de réelle emprise sur les sens du Père de Tout. Un échec.

Les traits de Freyia n'étaient plus ceux d'une parfaite incarnation de l'amour. Tirés par la colère, ils ne laissaient transparaître que haine et mépris. Déçue et blessée, elle dût lutter pour ne pas sauter à la gorge de ce rustre qui lui tournait le dos.

« Tu oserais punir l'invitée que je suis ? hurla-t-elle. Tu as juré de respecter l'accord entre nos deux familles ! Ases et Vanes traités en égaux !

— Je ne sais que trop que tu es mon hôte. Ton père, ton frère et toi êtes les représentants de votre peuple de dégénérés, envoyés à Asaheim pour signifier la paix de nos deux maisons. Cela dit, je reste le maître incontesté de ce domaine. J'ai donc tout pouvoir à l'intérieur de ces murs. Rentre-toi ça dans le crâne, ou je m'en occuperai.

— Est-ce parce que je suis une femme ? Te comporterais-tu de la sorte avec ce poison de Loki auquel tu as mêlé ton sang ? Tiendrais-tu ce discours face à Thor dont la force dépasse la tienne ? Manquerais-tu autant de respect à Balder, le plus chéri de tes fils ? Toi qui t'entoures de valkyries, tu sembles oublier qu'elles peuvent être les égales des hommes. Et je suis la première d'entre elles !

L'Ase bomba le torse. Il gagna soudain en taille et en carrure. Trop d'impertinence sortait de la délicieuse bouche de son interlocutrice.

— Prends garde à toi, Mardoll ! Tiens ta langue avant qu'elle ne profère des paroles que tu ne saurais prouver...

— Je ne m'arrêterai pas, que cela te plaise ou non ! Et puisque je suis joueuse et prête à te faire reconnaître tes torts, je t'invite à me lancer un nouveau défi.

Odin leva un sourcil.

— Et quels en seraient les enjeux ? »

Freyia sentit l'appréhension la gagner. Elle connaissait le caractère colérique de son hôte ; elle n'ignorait pas non plus quel formidable attrait pouvait exercer sur lui toute forme de compétition. Il fallait qu'elle capte son intérêt : pour cela, miser gros était sans doute la meilleure chose à faire. Mais miser gros, c'était risquer gros.

« Si je l’emporte, dit-elle, tu me rendras l’ouvrage des Brisingar⁹ et concéderas que les femmes n'ont rien à envier à tes semblables. Si je perds, tu pourras garder le collier et me vendre aux iotnar qui peuplent Iotunheim. Tu peux même choisir les pires d'entre eux, je m'en fiche !

— Qui te dit que le défi que je te lancerai ne sera pas insurmontable ?

— Rappelle-toi, je t'ai appris le seid, cette magie que les hommes craignent. De plus, je manie l'épée mieux que les plus doués de tes einheriar¹⁰. Quelle que soit l'épreuve à laquelle tu me soumettras, je la réussirai. »

Odin avait enfilé une chemise de lin noir qui laissait voir sa poitrine velue. L'habit, recouvert d'une riche tunique bleue serrée au niveau des hanches et rattachée au col par une broche d'argent, épousait à merveille la silhouette aguerrie. Il ajusta sa tenue, comme pour se laisser le temps de la réflexion. Il sourit à nouveau. D'un sourire franc, cette fois.

« Et bien soit. Me voilà d'humeur joyeuse, laisse-moi donc te prendre aux mots ! s‘écria-t-il, amusé. Que les étoiles m'en soient témoins, fille de Niord, et qu'en aucun cas elles ne refusent de répéter à qui veut l'entendre les mots que je vais t'adresser. Afin de me prouver ta valeur, j'exige de toi que tu te rendes en Midgard, que tu dresses l'un contre l'autre les seigneurs de deux puissantes armées puis que tu les amènes à se livrer une guerre qui ne connaîtra aucune fin. En m’offrant ce cadeau, tu pourras récupérer ton bijou, j'en fais le serment. Ou je ne suis le Père de rien. »

Freyia parut réfléchir un court instant. Étonnamment, elle semblait presque rassurée par la demande de son seigneur. Pour elle qui aimait manipuler à sa guise, attiser les rancunes de chefs mortels ne poserait aucun problème.

« Tu auras ta guerre. Je t'offrirai huit mille hommes empêchés pour toujours de rejoindre les halles divines. Je ne faillirai pas et tu n'auras d'autre choix que de me rendre le collier qui me manque tant. »

Odin applaudit à s'en briser les paumes. Si ses mœurs légères valaient à Freyia les surnoms les plus dégradants au sein du Hof, il fallait lui reconnaître une volonté que rien ne pouvait ébranler. Venimeuse, retorse, plus tranchante qu'une lame de rasoir, l'ensorceleuse ne lâchait jamais prise. Mieux valait ne pas l'avoir pour ennemie, et c'était peu dire.

Le monde des hommes pouvait trembler : des vies seraient fauchées, des existences gâchées, réduites à l'état de cendres balayées par le vent. Mais seul comptait le bon plaisir des dieux. Il fallait qu'ils s'amusent, qu'ils se divertissent.

Le spectacle s'annonçait grandiose.

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Lexique :

5 - Vane : membre de la famille des Vanes, dieux issus de la lignée de Lodur, benjamin d'Odin.

6 - Bragi : son nom veut dire Prince. Dieu ase, fils d'Odin, poète d'un talent inégalé et inégalable.

7 - Balder : forme simplifiée du nom Baldr. Dieu ase au cœur pur, fils préféré d'Odin et de sa femme Frigg.

8 - Eikthyrnir : forme simplifiée du nom Eikþyrnir, signifiant Celui qui a des bois de chêne. Créature magique à la forme de cerf, friande des jeunes branches de l'arbre Lérad installé sur le toit de la Valhalle.

9 - Brisingar : forme simplifiée de Brísingar. Nom donné aux quatre nains, créateurs du collier de Freyia.

10 - Einheriar : forme simplifiée de einherjar (Ceux qui combattent seuls). Nom donné aux héros choisis par Odin pour gagner la grande Valhalle après leur mort.

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