La Formule des Souvenirs

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Oublier. Tout. Maintenant. Tout de suite.

Isladora prit une profonde inspiration. Elle posa ce qu’elle tenait et échangea un regard avec la racine humanoïde. Celle-ci déterra une de ses racines qu’elle tendit vers sa maîtresse, tentant maladroitement de toucher sa main. Le sourire triste de la femme la remercia tandis que la main tant espérée allait essuyer la larme qui avait marqué sa joue.

Elle voulut reprendre la lame mais sa main tremblait trop. Beaucoup trop.

— Sérieusement, Isla ? s’exclama-t-elle, peinant à contrôler le volume de sa voix. Ça fait quinze ans ! Quinze ans ! Et son nom te donne toujours envie de pleurer ! Quinze ans que tu l’appelles dans le vide ! Quinze ans qu’il est parti et que tu en souffres ! C’est bon ! Stop ! Arrête ! Tu te fais du mal pour rien !

Une de ses mèches se glissa devant ses yeux et, brutalement, elle la repoussa derrière son oreille. Dans son pot, la mandragore renifla, secouant doucement ses extrémités puis se rétracta complètement. L’inspiration tremblante que prit sa maîtresse leur permit de ravaler les sanglots qu’elles sentaient monter. Non, il fallait être forte. Continuer. Sauver sa vie.

La main humaine serra la poignée de l’épée et la souleva, profitant de la lumière de la bougie pour tenter de discerner les formes qui se dessinaient sur le métal. Sans avoir besoin de réfléchir, elle trouva à sa portée un morceau de charbon et dessina directement sur la table les symboles qu’elle cherchait. Elle essuya ses mains sur le tulle de sa robe, qu’elle n’avait pas protégée dans son empressement.

Avec une inspiration tremblante, elle reprit son dictionnaire multilingue et compara les caractères, mais ce travail lui prit bien plus longtemps que d’habitude. Entre ses larmes qui n’arrêtaient pas de couler et ses mains qui ne pouvaient rester immobiles, son corps qui s’agitait en tous sens sans laisser à son esprit le temps de réfléchir, les formes qui se suivaient et se ressemblaient, le bruit d’horloge qui résonnait dans sa tête et qui sortait de nulle part, elle sentait qu’elle allait devenir folle.

Et pourtant, ce n’était pas le moment de craquer. Elle n’avait pas la moindre idée du temps qui lui restait, mais elle se sentait s’affaiblir. Le mélange n’avait qu’un effet temporaire, renforcé par la pierre qui elle aussi faiblissait de plus en plus et finirait par se fissurer définitivement, par devenir inutilisable. Et donc par la condamner. Ou du moins son bras. Elle le regarda et se souvint brusquement qu’elle ne pouvait pas simplement s’en défaire. Il lui faudrait des mois pour parvenir à guérir et rien que la perforation d’une certaine artère lui coûterait la vie en une dizaine de minutes. Donc ce n’était certainement pas une solution à son problème. Du moins pas si elle voulait vivre.

Étrangement, cette pensée la fit sourire. À vrai dire, elle la fit même rire, sans qu’elle sache trop pourquoi. Sans doute était-ce le début de la folie. Vivre seule ne lui réussissait pas. Ou peut-être aspirait-elle à la mort ? Peut-être. Pas tout de suite du moins. Enfin, à condition qu’elle trouve dans ce fichu dictionnaire la bonne langue, le nom de la malédiction dans un autre livre et qu’un troisième finisse par lui délivrer la recette/formule/condition à sa délivrance. Ce qui n’était pas gagné.

Elle recentra son attention sur le livre et, au bout de quelques pages, sentit que même si l’inscription se mettait à clignoter devant ses yeux et à lui envoyer des bouquets de fleurs, elle passerait à côté. Son soupir la prit au dépourvu. Que faire, si elle ne trouvait pas la langue d’origine de la malé…

Sa main fit venir à elle le miroir qui se cachait derrière l’une des bibliothèques. Avec un fracas de tous les diables, l’objet heurta le bois, faillit renverser le meuble puis, par une manipulation désagréable à base de mouvements saccadés des doigts et de torsions du poignet, elle parvint à le glisser entre le sommet des fioles et la planche en bois. Ne lui restait plus qu’à espérer que le monsieur Je-sais-tout caché à l’autre bout du monde n’était pas mort… ou pire, sénile.

Elle plaça à nouveau sa main au milieu de la surface argentée et hurla :

— Au nom des Dieux je te maudis !

Il y eut un instant de flottement au cours duquel elle plaqua une main contre son oreille et s’écarta de l’objet, craignant visiblement une explosion vocale. Elle n’eut cependant droit qu’à un chuintement, suivi par quelques murmures qu’elle mit sur le compte d’un déplacement, puis une voix lointaine demanda :

— Maaaaaaaître ! Y a un miroir qui parle, j’en fais quoi ?

— Tu jettes ! lui répondit une autre voix.

Stupéfaite, Isladora regarda son reflet désarçonné ouvrir et refermer la bouche, incapable de décider quoi faire. Une vague de douleur la prit par surprise et la força à faire quelque chose qu’elle détestait.

— L’apprenti ! interpella-t-elle, pâlissant de plus en plus sous l’effet de la douleur. Emmène le miroir à maître Spignol s’il-te-plaît, j’ai besoin de lui parler de quelque chose, c’est un peu pressé.

— Maaaaaaaaaaaître ! Le miroir dit qu’il a une question à vous poser !

— Ça peut attendre, Mephis !

— Non, ça ne peut pas attendre ! Adela…

— Maître, le miroir vous a appelé Adelaïde !

— Viens tout de suite ici, espèce de petit… !

Un nombre d’injures à faire rougir une ville de nains toute entière alla frapper les murs du laboratoire pendant que l’Impératrice soupirait pour la millième fois de la journée. Elle allait se faire traiter de tous les noms et ce serait un miracle si elle parvenait à tirer quelque chose de cet être.

— Maître Spi…

— Alors c’est toi, espèce de sorcière ! Tu te rends compte que tu ne m’as jamais donné de tes nouvelles ? Que tout ce que j’entends, c’est que tu es devenue un monstre assoiffé de sang, qui tue sans pitié, qui tyrannise tout un pays et qui va jusqu’à pactiser avec les Dieux ? Et tu oses faire irruption dans mon antre comme ça, sans une explication ? C’est à ça que t’a servi mon enseignement, madame l’Impératrice, Isladora la sanglante, maîtresse des dragons meurtriers ? Comme si je ne t’avais pas suffisamment enseigné de ne pas te laisser emporter par tes émotions, par l’avarice humaine, par la bêtise !

— Maître, ce n’est pas…

— Et ne me dis pas que ce n’est pas vrai ! Tu avais déjà un dragon, à l’époque et du sang sur les mains aussi, du sang partout d’ailleurs, la mort dans les yeux ! Mais s’il y a bien une chose que je ne tolère pas, c’est ta vengeance ! Tu fais souffrir d’autres innocents comme tu as toi-même souffert, sans penser une seconde à tes propres cicatrices ! Tu fais du mal pour soigner tes propres blessures !

— Maître, écoutez-moi…

— Et maintenant tu t’incrustes, tu me déranges, tu me demandes de te répondre comme si je n’avais que ça à faire ! Je suis occupé, figure-toi ! Et si tu t’imagines qu’au nom de je ne sais quelle amitié, de je ne sais quelle relation je vais pouvoir t’aider, tu te trompes lourdement, sorcière ! Pas après à ce que tu as fait à Hubert !

— Quoi ? beugla l’Impératrice. Comment ça, ce que j’ai fait à Hubert ? C’est un outrage, vieux singe ! Un outrage ! Tu sais très bien que je n’aurais jamais rien fait à Hubert, tu sais très bien que jamais je ne l’aurais blessé ! Jamais !

— Ça me hurle dessus et ça me demande des conseils ! On aura tout vu ! Ah, la jeunesse n’est plus ce qu’elle était !

Isladora avait oublié ce qu’elle voulait lui demander, son maître se fichait de savoir pourquoi elle l’appelait après tout ce temps et seul restait l’apprenti, qui tenait le miroir.

— Euh… Maître Spignol, vous êtes une femme ?

— Et c’est maintenant que tu t’en rends compte ? répondirent les deux femmes d’une même voix désespérée.

Le rire nerveux du jeune homme les fit soupirer de concert.

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