Chapitre 4 - partie 1

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Aspen peinait à comprendre tout ce qui lui arrivait, et Vassily n’arrêtait pas de jacasser dans son crâne comme une pucelle en manque d’attention.

« Donc, tu es en train de me dire que le monde entier… a été dévasté par le Chaos ? »

Assis sur son lit, le garçon se désinfectait le visage d’un mouchoir en tissu imbibé d’alcool. D’une grimace, il répondit :

« Oui, il ne reste que sept villes, dont Saint-Pétersbourg.

Comment vous le savez ? Y peut y avoir des petites îles et…

— Elles n’existent plus, c’est tout. En deux cents ans, j’ose espérer qu’elles aient trouvé un moyen de nous contacter. »

Il y avait déjà réfléchi. Des six autres villes restantes : Paris, Mumbai, New York, Sao Paulo, Jakarta et Tokyo, toutes avaient déjà communiqué au moins une fois avec eux. Quant au reste du monde, il n’était même pas représenté sur des globes trotteurs. À partir de là, il avait cessé d’espérer découvrir de nouveaux pays. Au dehors des frontières, il ne restait rien.

« Le monde entier… anéanti parce que les Enfers se sont ouverts. Et les dieux sont bel et bien réels, résuma Vassily, dépité.

— Le Nôtre s’appelle Kort, le Divin de la justice.

Alors vous vivez dans une ville parfaite ? Où la justice est miraculeuse ? »

Aspen grimaça. Vassily idéalisait beaucoup trop leur univers entouré de ténèbres. Son compagnon ressentit sa crispation.

« Ou peut-être pas…

— Le code de Kort nous dicte le possible et l’interdit. L’Égide est la corporation qui commande Saint-Pétersbourg. Elle est composée de quatre groupes principaux : les gouverneurs, les juges, les prieurs et les exécuteurs.

L’exécutif, le judiciaire, la religion et la police dans un même organe. Ça m’a l’air carrément foireux votre truc. »

Aspen approuvait, mais le dire à haute voix était un sacrilège qu’il n’avait pas l’intention de commettre. Il avait suffisamment d’emmerdes sur le dos pour l’instant, pas besoin d’ajouter une colère divine.

Il se leva, le torse uniquement vêtu de ses bandages.

« Vassily ?

Ouais ?

— Comme tu peux entendre tout ce que j’entends, tu peux voir aussi ?

Non.

— Tant mieux. »

Il n’avait pas envie de se doucher les yeux fermés. Non pas qu’Aspen fut pudique, mais il n’aimait pas non plus se mettre à nu devant un inconnu.

« C’est juste… tout noir. Sauf quand tu imagines des choses dans ta tête, je crois.

— C’est bon à savoir. »

Il fit chauffer de l'eau dans une casserole et y glissa quelques pâtes. Il avait besoin de sucre lent pour l’instant. Son regard se posa sur les initiales gravées sur son annulaire. Son monde n’avait plus aucun sens. Il avait un homme dans sa tête avec qui il bavardait sans crainte d’être devenu fou. Il n’avait jamais rien entendu de tel et, au fond, il savait que si l’Égide avait déjà fait face à une telle situation, elle l'aurait camouflé à sa façon un peu radicale.

« Aspen… Je ne veux pas rester enfermé dans ton corps.

— Parce que tu crois que je veux d’une voix incessante dans mon crâne ? Tu ne l’as pas fermé cinq minutes depuis qu’on est arrivés ici. »

Il sortit une assiette et la déposa sur la table. Vassily ricana :

« Peut-être parce que je n’ai pas parlé depuis deux cents ans, apparemment.

— Je ne sais même pas ce que t’es. Si t’es vraiment un humain de l’Ancien Monde ou un démon venu me bouffer les pensées. Dans tous les cas, je n’ai absolument aucune idée de comment t’y faire dégager parce que je n’ai aucune idée de comment t’y es rentré. Mais tu peux peut-être me le dire ça, non ? »

Une moue pas convaincue plus tard, Vassily se creusa la mémoire, en vain.

« C’était comme… un long sommeil, et j’ai été réveillé par la voix de la fille avec qui tu discutais.

— Matvey.

C’est ta copine ?

— Non ! »

Aspen soupira, exaspéré, et égoutta ses pâtes avant de les mettre dans son assiette. Vassily n’avait aucune réponse à ses questions, il ne servait à rien d’autre que lui casser les pieds ou la tête, selon le point de vue.

◤♦◢

Ils repartirent dans l’après-midi. Aspen avait remis sa chemise et son manteau à contrecœur. Tous les deux étaient encore humides et sécheraient pendant plusieurs jours s’il n’allumait pas son chauffage. Le prix d’une ampoule lui paraissait déjà exorbitant, l’hiver serait long et rude s’il devait mettre en marche sa chaudière pour palier quelques plongeons forcés. Frissonnant et douloureux, il se couvrit de sa capuche pour se tenir chaud et dissimuler tant ses prunelles que ses cheveux. Rien à faire, il ne se sentait pas à l’aise à marcher sous le soleil, à la vue de tous. La perspective de traverser le sud dans ces conditions de Saint-Pétersbourg l’épuisait d’avance.

« Tu vadrouilles beaucoup, commenta Vassily.

— J’ai des choses à faire.

Des activités extrascolaires ?

— Quoi ?

Du sport, de la musique, des choses comme ça.

— Oh, bien sûr, ça doit entrer dans cette catégorie », se moqua Aspen, acide.

Vassily allait tomber des nues en apprenant qu’il était enfermé dans le crâne d’un dangereux mafieux. Peut-être qu’il arrêterait enfin de lui parler. Toutefois, l’idée que son compagnon mental puisse entendre ses conversations avec Mikhaïl ou Matvey mettait Aspen dans l’embarras. Il ne pouvait pas s’empêcher de se méfier. Leur monde était trop nébuleux, le Chaos trop peuplé de créatures aux capacités imaginées pour ne pas se s'inquiéter de la tique qui s’était incrustée dans sa caboche. Si Zenon l’apprenait, lui ferait-il couper la tête ? Après tout, il infiltrait plus ou moins un espion dans leurs locaux. Cela valait bien la peine de mort.

Il pénétra le domaine du Wioletta par une plaque d’égout dans un immeuble désaffecté, car trop proche de l'enfer. Avec le temps, il avait appris tous ces petits passages dans lesquels Luidovic et ses sbires ne le retrouveraient jamais. Cramponné à l’échelle et le visage contracté de douleur, Aspen descendit avec lenteur, posant ses semelles sur les barreaux avec précaution. S’il venait à tomber et s’écraser sur le dos, il n’était pas sûr de s’en relever. L’odeur de l’humidité était prenante et gluante, quoi que familière aux narines d’Aspen. Son habitat nature était un égout depuis quelques années déjà. Il s’y sentait en sécurité, à l’abri du soleil et des étoiles, du regard du monde qui le charriait et le repoussait. Au fond, il s’abritait là où tous requéraient sa présence.

Le garçon se guida dans les dédales avec pour seule lumière la flammèche d’un briquet. Vassily n’entendait plus que les pas de son nouvel « ami » claquant sur une surface humide.

« C’est pas dans ce genre d’endroit qu’on joue de la harpe ou qu’on fait du foot », chuchota-t-il, comme par crainte d’être découvert.

Cela témoignait d’une peur dont Aspen s’amusa bien.

« Ah bon ? » demanda-t-il avec légèreté.

Il plongea ses mains dans ses poches.

« J’ai dû me perdre alors.

Hein ? »

Le petit tunnel continua de descendre plus profondément jusqu’à la strate habitée des égouts. Aspen remonta une plus grande allée en longeant les murs pour laisser ses quelques camarades passer. Les passages étaient bien plus visités ici, car proches des organes du Wioletta. Il atteignit enfin la salle principale, une crypte au plafond immense. Un brouhaha vivant se répercutait sur ses parois de grès et de briques.

« Ça pue Aspen, ne me dis pas que tu fais des orgies dans des endroits glauques comme ça. »

Imperturbable, le garçon continua sa route et ignora les regards braqués sur lui avec méfiance ou dégoût. Oh non, ce n’était clairement pas dans ce genre d’endroit qu’il ferait des orgies. Il n’aimait pas vraiment ça, d’ailleurs. D’un large regard, il rechercha Matvey aux abonnés absents.

« Eh merde.

Un problème ?

— Ferme-la », siffla-t-il entre ses dents.

Les premiers membres du Wioletta avaient débusqué d’immenses cavités saines et habitables, les entrées d’anciennes cryptes, qu’ils avaient sécurisées. Tous les insignes religieux et autres ossements avaient été récupérés par l’Égide peu après la naissance des Divins, facilitant le travail des hommes de main pour rendre cet espace moins glauque. La pièce dans laquelle ils venaient d’arriver était semblable à une cafétéria, la cuisine en moins. Elle avait été baptisée le Salon, même si aucun canapé n'y avait été aménagé. De son héritage cryptique, il ne restait que de vieux murs en pierre et des colonnes pour en tenir la voûte. Les sbires du Wioletta venaient ici pour discuter, boire et passer du bon temps, mais aussi pour planifier leurs prochaines actions. À cette heure-ci, seulement une dizaine d’hommes et de femmes bavardaient sur les différentes tables et une grande horloge trônait sur le mur au fond, pour qu’ils n'oublient jamais l’heure.

Une main s’abattit sur le dos d’Aspen qui se plia sous son poids en se pinçant la langue jusqu’au sang.

« Aspen ! »

Lui qui s’était attendu à Luidovic, découvrit avec soulagement le visage abîmé de Mikhaïl. Le seul ami qu’il s’était fait au Wioletta n’avait pas vraiment eu une enfance heureuse. Battu par son père, un manipulateur narcissique s’étant retrouvé avec un gamin non désiré sur le dos, sa mère avait fui le cocon familial le plus tôt possible. Étant prostituée et selon les lois du code de Kort, sa profession ne lui donnait que peu de droits sur sa progéniture. Les parents avaient l’obligation de fournir un foyer sain ; c’est-à-dire pas un bordel, là où Darya aurait logé après sa séparation. La garde de leur enfant avait donc été confiée à Sergei, père de Mikhaïl. L’Égide se vantait d’avoir trouvé un moyen pour rendre les consommateurs de putes plus « responsables ». La bonne blague. Ils ne faisaient que briser des vies, comme celle de Mikhaïl, contraint de rester aux côtés de son paternel jusqu’à ses seize ans. À cet âge, son père l’avait frappé avec une poêle encore chaude au visage. Marqué à vif, Mikhaïl s’était vengé dans un moment d’ahurissement et avait martelé le crâne de son tortionnaire de plusieurs ripostes violentes à l’aide de cette même poêle.

Sa joue droite, brûlée, était constellée de morceaux de chairs filandreux plus rose que crème. Sa lèvre supérieure fusionnait d’ailleurs avec cet amas roussi et informe. La partie gauche de son visage était, à l’inverse, aussi pure qu’un ange. Quelques mèches brunes retombaient sur ses tempes. Ça faisait un moment qu’il ne les avait pas coupées.

Sous le coup de la douleur, Aspen attrapa délicatement le bras de son ami pour le retirer de ses épaules.

« J’ai mal, chuchota-t-il.

— Encore Luidovic ?

— Rien à voir, je te raconterai loin… »

Il engloba la pièce d’un mouvement de tête.

« De tout ça.

C’est qui Luidovic ? » susurra Vassily dans sa tête.

Un instant, la présence de Mikhaïl lui avait fait oublier ce cauchemar. Crispé par sa simple question, Aspen l’ignora et les deux hommes se dirigèrent vers une table vide.

« Tu ne saurais pas si Matvey est dans les parages par hasard ?

— Elle est partie vérifier s’il n’y a pas eu d'autres vols dans les stocks.

— Ça fait une semaine que tout est calme, l’histoire doit être réglée. »

Mikhaïl fit la moue.

« Mouais, le chapardeur aura donné des idées aux p’tits nouveaux qui ne savent pas comment gagner de l’argent. Les tentatives vont augmenter. »

Sûrement avait-il raison sur ce point-là. Aspen ne s’intéressait pas vraiment à la vie intra-Wioletta. Il n’y avait que peu de connaissances et ne s’y rendait que sous les ordres de Zenon, Matvey, ou s’il cherchait Mikhaïl. Alors, autant dire que les ragots et les dernières actualités ne l’affectaient pas le moins du monde. Il n’avait pas non plus envie de défendre les réserves du Wioletta alors qu’il était justement venu pour puiser dedans sans en avoir l’autorisation.

« Faut que je te raconte, changea Mikhaïl de sujet, un sourire énorme sur les lèvres. J’ai rencontré un garçon.

— Ah ? »

Aspen savait Mikhaïl plutôt tourné vers la gent masculine. Son ami avait toujours été traumatisé. Peut-être à cause de sa mère ? De son apparence ? De ses failles qu’Aspen remarquait souvent mais dont il ne parlait jamais ? Quoi qu’il en soit, il connaissait Mikhaïl depuis bientôt cinq ans et jamais il ne lui avait fait part d’une rencontre avec de telles étoiles dans les yeux.

« Il s’appelle Aleksei. Je suis devenu son fournisseur personnel.

— Tu lui vends de l’ecstasy ?

— Je fais attention aux paquets, je prends les moins dosés.

— Tu l’empoisonnes. »

Mikhaïl tiqua.

« Je n’étais pas venu pour débattre de ça. Je sais ce que je fais et ça ne m’enchante pas. »

Le visage grave, Aspen ne comprit pas comment son ami pouvait offrir de tels stupéfiants à son amant, tout en ayant vent d'à quel point ses effets secondaires étaient dévastateurs. Aleksei pourrait devenir violent, comme son père. Mikhaïl regarda les rainures de la table.

« Je me dis… »

Il baissa la voix.

« Qu’avec des doses toujours plus petites, j’arriverai peut-être à l‘apaiser, le libérer. »

Et donc l’aider là où tu n’as pas pu sauver ton père, pensa Aspen, qui se garda bien de le formuler à haute voix. Mikhaïl avait bon cœur, mais ses décisions pouvaient s'avérer difficiles à comprendre.

« Il est donc parfaitement au courant que tu es un homme de main du Wioletta ?

Le Wioletta ? Et de l’ecstasy ? Aspen ? »

Le dénommé grimaça au ton outré de Vassily. Ah oui, ça devait choquer un pauvre gosse de l’Ancien Monde de faire face à des gamins brisés travaillant pour un mouvement totalement illégal à l’économie plus que critiquable. Mikhaïl haussa les épaules.

« Je crois que ça lui plaît. »

Aspen ne put empêcher un sourire de fleurir.

« Ah ouais ? Le badboy blessé de la vie qui travaille pour le Wioletta ça lui plaît ? Je me demande pourquoi. »

Mikhaïl forma des crocs de sa main et fit mine de rugir avant que les deux n’éclatent de rire.

« Je te le présenterai à l’occasion. D’ailleurs, on comptait se rejoindre dans un bar ce soir, tu veux venir ? »

L'engouement d’Aspen s’assombrit un peu.

« J’ai vraiment mal, je devrais me reposer.

— Depuis quand tu n’es pas sorti de ton appart’ le temps d’une soirée ? Rencontrer des filles, des hommes, s’amuser un peu ! Ça fait une éternité qu’on s’est pas fait ça à deux. »

Le garçon soupira. Il était bien plus facile de refuser les avances d’Anya que l’amitié de Mikhaïl. L’infirmière avait normalement demandé à bouger ses horaires alors… Il était libre. Et puis, la musique pourrait lui faire oublier Vassily dans sa tête au moins le temps d’une soirée.

« OK OK, mais j’ai besoin de trouver Matvey, à moins que tu aies des antidouleurs ?

— Trop cher, mec, désolé. Mais tu devrais lui proposer de venir avec nous.

— Elle est toujours trop occupée à bosser.

— C’est vrai, soupira Mikhaïl. Mais ça vaut le coup de demander. On se rejoint au Kholli ? Vingt heures trente ? »

Aspen opina et se leva, tendu comme un arc de douleur.

« T’as dit qu’elle bossait dans les stocks ?

— Affirmatif.

— OK, merci, on se voit ce soir. À tout’.

— À tout’ ! »

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