Chapitre 2 - Partie 1

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Saint-Pétersbourg était l’une des dernières villes encore debout. Deux cents ans plus tôt, les portes de l’enfer s’étaient ouvertes et avaient déversé une brume noire appelée Chaos sur le monde entier, rasant les cultures et détruisant toute forme de vie en les purifiant par le feu. Ce déversement s’explique par la disparition des Dieux. Après deux cents ans d’histoire, il ne reste plus que quelques hypothèses sur la raison de leur départ. Quoi qu’il en fût, le monde ne pouvait tourner sans eux et les Hommes durent dénicher les reliques, objets emprisonnant la puissance providentielle de ces défunts maîtres de l’univers. Comme il leur était impossible de faire naître un dieu de la chair organique, ils érigèrent des hommes et des femmes d’acier et y implantèrent les reliques qui leur donnèrent vie. Ils les nommèrent : les Sept Divins. Dès lors, ces nouveaux nés devinrent leur fierté, leur éternel exploit que d’avoir ressuscité une force céleste. Aujourd’hui, chacun de ces sept êtres aux pouvoirs ancestraux possèdent leur propre ville encore debout, chacun résidant dans l’édifice le plus somptueux, vacant à leurs occupations originelles de conserver les ultimes vivants.

Aspen, de sa petite rue, pouvait voir le Chaos s’étendre au-dessus des immeubles à l’horizon, tel un œil noir sulfureux et dégoulinant de démons. La journée, il cachait le ciel qui s’étalait derrière leur zone protégée, montant jusqu’à palper de ses doigts crochus la couche d’ozone et l’espace. Voilà où il devrait se rendre cette nuit : en enfer. Et il devrait en ressortir vivant. Sa mallette en main, il soupira et s’essuya le front. Son contact le fit grimacer. La panique de parler à Zenon avait oblitéré sa douleur qui se fit de plus en plus lancinantes. Il devait avoir belle allure, habillé de pans de tissus en partie arrachés, le visage ensanglanté et gonflé. Nul doute qu’une grand-mère le frapperait s'il approchait ; elle le prendrait pour un démon ou une autre entité maléfique.

Le pas traînant, il remonta les rues de Saint-Pétersbourg avec flegme, ignorant le regard des quelques passants qui ne travaillaient pas. Il se sentait épuisé mentalement et physiquement. Toute sa vie n’avait été qu’une course, une lutte incessante pour survivre aux coups et aux injures. Il avait fui l’Égide avec autant de ferveur que les croyants priaient. Il avait tenté de toutes ses forces de répondre aux exigences du maître de Wioletta comme un chien cherchant une friandise, puis il avait compris que ce ne serait jamais suffisant. Pour une raison qui lui échappait, seuls Matvey et Mikhaïl l’acceptaient dans leur entourage. Il savait bien sûr que cela avait un rapport avec son physique. Combien de fois lui avait-on craché aux pieds en l’injuriant de « blanc-bec maudit » ou répliquant « casse-toi démon blafard » ? À l’orphelinat, les insultes étaient bien plus originales, et il les avait rayées de sa mémoire avec le temps. Pourtant, orphelinat ou Wioletta, tous s'acharnaient sur son apparence. Son corps.

Ce corps qu’il haïssait.

D’une lenteur morne, il atteignit son appartement et monta sans volonté. Il vivait dans une boîte parmi des boîtes, en silence, dans un intérieur simple, voire vide. Une table, un évier, pas même de réfrigérateur, Aspen n’en avait pas les moyens. Un canapé pliable faisait office de lit, poussé dans le contre le mur du salon. La deuxième pièce était une minuscule salle de bain.

Par précaution, il cacha la mallette dans le double fond d’un placard et se traîna dans la salle d'eau. La lumière grésilla dangereusement lorsqu’il l’alluma. Il devrait acheter une nouvelle sous peu. Rien que cette idée lui comprimait le ventre. Une simple ampoule, tout comme les piles, était désormais si chère ! Il soupira et laissa éclairé à contrecœur ; il avait besoin de voir quelque chose pour se désinfecter.

La glace au-dessus du lavabo était en partie fendillée. Plus de première jeunesse, il lui manquait tout un pan sur la gauche. Aspen se pencha un peu, trop grand pour se regarder.

Son visage transpirait la misère. Son sourcil était scindé en deux avec une masse importante de sang séché rendant sa peau rugueuse. L’hémoglobine avait dégouliné en laissant diverses marques vermeil sombre sur et sous ses yeux cernés. Au centre, ses prunelles violettes étaient si foncées qu’elles paraissaient noires. Son regard était de loin ce qu’il haïssait le plus. Selon Matvey, seuls trois pour cent de la population avaient de tels yeux. C’était une chance héréditaire, visiblement. Il aurait bien aimé demander à ses parents la raison, mais ils avaient disparu dans le Chaos lorsqu’il avait treize ans. À cet âge, personne ne se moquait de lui pour son physique, du moins ne s’en souvenait-il pas. Peut-être que ses géniteurs l’en avaient protégé. Par contre, sa mère était comme lui, il n’en avait aucun doute. Il pouvait encore se remémorer sa longue chevelure d’un blanc immaculé, la même que lui, et ses iris violets, quoique bien plus clairs que les siens.

« Démon maudit », ricana-t-il.

Le visage voilé de sang, son nez avait coulé jusqu’à son menton. Il ressemblait bel et bien à un être damné. En dehors de ces caractéristiques curieuses, il ressemblait à n’importe qui. Une petite bouche fine, peu masculine, des joues imberbes, un nez discret et droit. Son charme exotique avait séduit maintes et maintes amantes, mais jamais il n’avait accepté de les laisser entrer dans sa vie.

Après la douceur d’un soir, il ne restait plus de son physique que les railleries du jour.

Il se nettoya d’un gant de toilette, fuyant obstinément son regard. Ses plaies désinfectées, il posa ensuite un torchon gorgé d’eau glaciale sur son sourcil et sa lèvre. Il était trop tard pour les empêcher gonfler.

Fatigué, il finit par s’asseoir sur son canapé-lit, les yeux rivés sur le placard où se cachait la mallette.

Il n’avait absolument aucune idée de ce qu’elle pouvait contenir, et n’allait pas se risquer à regarder. À son arrivée au Wioletta, il avait déjà testé, et avait découvert une orbite et quelques organes bien conservés. Son estomac s’était révulsé et il s’était juré de ne plus jamais fureter dans les paquets qui lui étaient confiés. Il en était de même pour les locaux. Y découvrir un jour, par accident, une salle de torture au sein même de leurs égouts ne l’étonnerait pas. Il la fixait donc non pas avec curiosité, mais avec inquiétude, presque avec crainte.

Où est-ce que cette histoire de valise allait l’emmener ? Pourquoi le lieu d’échange se situait-il dans le Chaos ? Qui irait bien la chercher là-bas ? Aspen ne trouvait pas de raison suffisamment impérative pour opérer un tel commerce dans cet enfer. Et puis, toute cette décision était trop contradictoire. L’envoyer lui, celui en qui personne n’avait confiance malgré ses succès, pour déposer une mallette de la plus haute importance ? Sans s’en rendre compte, Aspen s’était mis à se ronger les ongles déjà lourdement endommagés.

Finalement, il s’allongea, toujours avec son torchon humide sur le crâne et ferma les yeux pour apaiser les battements contre ses tempes et se reposer un peu.

Demain, il irait voir l’hôpital en disant qu’il avait eu un imprévu, un accident, n’importe quoi qui justifierait sa tête de déterrée ainsi que son absence. Ce ne devait pas être bien compliqué. Il travaillerait sûrement le double pour garder auprès de Sluzbe, mais ça en valait le coup. Tout valait le coup pour sauver sa place dans le monde réel, en dehors du Wioletta.

◤♦◢

La nuit, le ciel était de la même couleur que le Chaos, obscure et effrayante. Aspen détestait la nuit, il détestait la pénombre tout court. Les étoiles n’apportaient aucun réconfort. Elles n’incarnaient que des petits yeux malins et voyeurs. Il imaginait un grand sourire sournois et d’un blanc éclatant se dessiner juste en dessous, preuve que les démons qui peuplaient la terre avaient également gagné le firmament. Cette idée l’effrayait.

La mallette cachée dans son pull ne pesait presque rien. Il réajusta son manteau et camoufla ses cheveux dans sa capuche. Son visage contus le brûlait toujours, surtout maintenant qu’il ne pouvait plus l’apaiser avec de l'eau.

D’un coup d’œil, il traversa la route et se dirigea vers le sud. Slomenskaya, répétait-il dans son crâne. Sa mémoire était bien la seule alliée, car il avait laissé le vieux plan de Saint-Pétersbourg chez lui. Si l’Égide lui tombait dessus, nul doute qu’elle le questionnerait beaucoup trop sur cette carte d’un quartier plongé dans le chaos et donc interdit d’accès. Dans le doute, il avait également renoncé à son pistolet dans le double fond du placard. Il pourrait toujours prétexter s’être perdu dans la nuit et plaider son innocence. L’Égide lui remonterait les bretelles, mais c’était mieux que d’être condamné à l’Expiatoire pour détention illégale d’arme.

Aspen ne voulait prendre aucun risque pouvant offrir à l’Égide un quelconque pouvoir sur lui. Sa peur était trop grande. Il préférait encore être dévoré par les harpies ou les garmes. Nul doute que sa mort serait plus douce et plus rapide.

L’automne avait déjà dénué les arbres de toutes leurs feuilles et Aspen grelottait sous ses vêtements. Il manquait de graisse et de tissus chauds. Avec un peu de chance, s’il survivait à cette nuit, Zenon le payerait bien et il pourrait s’acheter des chaussures plus résistantes. Il longea le canal Obvodny, déserté à cette heure-ci. Aucun lampadaire n’illuminait ses rives. Les épaules courbées, son visage abîmé caché dans l’ombre de sa capuche, Aspen comptait les croisements qui le séparaient du pont qu’il devrait emprunter. Il ne relevait la tête que pour jeter des coups d’œil inquiet autour de lui.

Tel un nuage de ténèbres, le Chaos se mouvait au rythme du vent et se heurtait à la puissance des reliques des Divins. Kort, le Divin de la Justice qui veillait sur Saint-Pétersbourg était leur unique condition de survie, sans quoi les garmes et les harpies viendraient tous les dévorer. D’habitude, personne ne se risquait sur ce territoire : tous ceux qui s’y engouffraient trop longtemps n’en ressortaient pas. Aspen détenait, tout au plus, vingt minutes devant lui. Après quoi, il n’avait aucune idée du destin qui l’attendait.

Une fois non loin du pont, il se laissa tomber le long d’un muret, attrapa l’acier de la structure et descendit ses jambes pour atteindre des barres de fonte qui supportaient son poids. Il n’avait jamais eu l’intention de traverser un pont surveillé par l’Égide. D’autant plus qu’il devait rester discret. Couper par dessous était de loin la meilleure solution qu’il ait trouvée, c’était d’ailleurs pour ça qu’il avait marché aussi longtemps jusqu’à ce passage en question.

En équilibre au-dessus de l’eau, il frissonna lorsque le vent menaça de le faire tomber. D’un réflexe gauche, il se rattrapa à une poutre avec la même force qu’une huître sur un rocher. Pitié que je ne m’enracine pas là. Il aurait l’air bien con à dix mètres du fleuve, coincé. D’une profonde respiration, il progressa avec lenteur, passant de plateforme en plateforme nullement constituées pour accueillir un funambuliste peu expérimenté. Par Divo, Zenon avait intérêt à lui payer une bonne retraite jusqu’à la fin de sa vie après ça. Il savait que ce ne serait jamais le cas, mais tentait de se convaincre que le jeu en valait la chandelle.

Des voix se répercutèrent dans la nuit et Aspen s’immobilisa, ombre parmi les ombres, le souffle coupé.

« L’Expiatoire est plein ? Encore ? Combien de fois faudra leur dire que la peine de mort c’est pas que pour les chiens ?

— L’Égide suit le code de Kort, rétorqua son interlocuteur. Et la mort n’est pas justice.

— Le code de Kort n’a pas été modifié depuis deux cents ans. Les choses ont changé depuis ! La ville s’est rétrécie, la criminalité s’est développée. On a eu besoin d’exécuteurs pour faire le sale boulot et ramener tous ces salopards au bercail. Les lois doivent évoluer avec son peuple.

— Tu ne parles pas d’une évolution, mais d’une régression là ! »

Aspen, qui n’avait absolument aucun avis sur la question sinon qu’il préférait rester vivant, continua d’avancer en surveillant les eaux noires qui s’étendaient sous ses pieds. Leurs voix couvriraient ses quelques frottements de pas sur l’acier. Elles ne suffiraient toutefois pas à dissimuler les éclaboussures d’un plongeon s’il tombait, mais c’était une autre histoire. Pour l’instant, le plan était de survivre en hauteur.

Se mouvant comme une araignée aux longs bras, Aspen traversa le pont avec une méticuleuse lenteur, et attrapa enfin le muret du quai sur la rive opposée du canal. Il était à un doigt du Chaos. Jamais il ne s’en était tant approché.

Les enfers bourdonnaient, grouillant de vies pernicieuses qui lui arracheraient l’âme par les orteils si elles le pouvaient. On aurait dit une immense tempête à la fois calme et déchaînée. Sa brume noire se glissa entre ses pieds tel un chat minaudant à la recherche de victuailles. Aspen serra les poings. Un profond malaise lui étreignait la poitrine. Le chemin à emprunter, gravé dans sa tête, était à peine perceptible tant il faisait sombre dans cette nuit chaotique. Même s’il possédait sa lampe torche sous la main, il ne prendrait pas le risque de l’allumer si proche de la ville.

« Suivre les panneaux, trouver la rue, mettre la mallette dans la boîte aux lettres, rien de plus simple. Ça va le faire. »

Il s’encourageait lui-même, car personne d’autre ne l’aurait fait. Aspen se hissa sur le trottoir, se sentant d’ores et déjà attiré par l'enfer. C’était comme un vent, une tornade qui lui agrippait le torse et l’appâtait vers son cœur. Allait-elle lui arracher les poumons de ses mains crasseuses ? Il imaginait déjà toutes les âmes en détresse hurlant à la mort de la même façon que les harpies, et courant vers le ciel pour atteindre la clarté de la lune afin rejoindre les démons étoilés. Il déglutit, petit être face à cette immensité infernale qu’il ne comprenait pas tout à fait.

« Babushka , veille sur moi », pria-t-il avant de s’enfoncer dans le Chaos.

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