Chapitre 1 : un visiteur, venu d'ailleurs !

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  • Je suis comme les bébés : quand la nuit tombe, j'ai besoin d'un whisky.

Mon grand-père paternel est tellement sourd que je suis sûre qu'il n'entend pas la moitié des conneries qu'il me sort. Au moins, cette connerie-ci a l'avantage de ne pas être raciste. Après le festival xénophobe dont il m'a gratifiée devant le journal de vingt heures, nous sommes en progrès. Mais ce n'est que le premier soir et je me demande brusquement si accepter de passer une semaine chez lui était une si bonne idée… Même en faisant tout mon possible pour ignorer ses remarques, ma patience a des limites. Maintenant, je commence à comprendre pourquoi ma mère a toujours déployé des trésors d’imagination pour décliner ses invitations. Pourtant, ma fierté m'empêche d'admettre qu'elle avait raison.

Aussi, au lieu de me lancer dans un discours moralisateur sur l'alcoolisme non assumé, je réplique :

  • Moi, quand la nuit tombe, je ne m'endors pas sans avoir lu au moins deux chapitres des Trois Mousquetaires.

Pépé José ne réagit pas, trop absorbé par l'énième verre qu'il se prépare. De toute manière je n'ai pas espéré une seconde avoir une conversation littéraire avec lui, qui a dû lire au maximum cinq bouquins dans sa longue vie. Je ne tarde donc pas à m'éclipser et à me caler dans le canapé avec mon exemplaire très usé des Trois Mousquetaires. Et, comme pour prouver mes dires, je m'endors au milieu d'un duel opposant les quatre héros à des lords anglais.

Ah, les Mousquetaires… C'est un peu à cause d'eux que je suis ici. J'ai voulu admirer de mes propres yeux les vestiges de la digue construite par Richelieu lors du fameux siège de la Rochelle qui donna lieu à des scènes mémorables du roman. Cela vaut bien le coup de supporter Pépé José pendant une semaine, non ?

Non. (Dumas me pardonne)

Sa phrase de bienvenue à son unique petite fille qu'il n'a pas vue depuis plus de dix ans : "Je ne me souvenais pas que t'avais cette tête de Rital !". Bonjour l'ambiance. Le pire c'est que ma peau qui bronze si facilement, je ne la tiens pas de ma mère : elle a beau être Sicilienne de souche, elle se transforme en écrevisse dès qu'elle passe plus de cinq minutes au soleil !

Résolue à passer le moins de temps possible en la compagnie de Pépé José, je me lève le lendemain à six heures, j'avale deux cafés, remets mes vêtements de la veille et file faire un tour sur la plage. Très vite, je regrette d'être partie si rapidement : en ce début novembre, les sont fraîches. Je m'abrite du vent sous les arcades des immeubles du centre historique. Certaines d'entre elles me semblent dangereusement penchées, comme si Numérobis les avait construites… Je presse donc le pas, autant pour me réchauffer que pour passer le moins de temps possible sous cette architecture douteuse.

J'arrive assez vite au vieux port, à peine moins désert que les rues que j'ai traversées jusque là. C'est assez effrayant pour la "vraie" Parisienne que je suis. Dans les coins les plus paumés de Paris, il y a toujours un petit courant de monde, même aux heures les plus improbables. Mais j'ai une parade géniale pour tromper la peur : l'imagination. En un clin d'œil, je me retrouve escortée par quatre vaillants mousquetaires armés jusqu'aux dents. Je déambule alors fièrement sur les quais, prête à occire sans sommation le premier garde du Cardinal en vue.

Sans prêter attention aux quelques marins qui jettent des regards vaguement surpris à ma silhouette solitaire, j'atteins la plage. Avant de me diriger vers la mer, je crapahute un peu sur les dunes, comme dans mon enfance. Je suis habituée aux plages caillouteuses de la Méditerranée, c'est bizarre de marcher sur du sable aussi fin.

Le ciel commence à peine à s'éclaircir. Lentement, les ombres informes se transforment en vagues de marée descendante, en paquet d'algues déposées sur le grain cristallin, en rochers chargés de moules… Ce paysage me fait penser à une scène des Trois Mousquetaires dans laquelle les quatre héros sont en train de discuter secrètement sur une plage semblable à celle-ci. Ils tombent complètement par hasard sur Richelieu faisant les cent pas le long de la rive. Il médite l'un de ses plans machiavéliques. Je balaye lentement la plage du regard. Une légère brise soulève mes cheveux et masque légèrement ma vue.

Minute ! C'est quoi ça ?  J'écarte vivement mes mèches rebelles pour... Mais oui ! C'est un corps ! Un corps inanimé et mollement fouetté par les vagues. Damned. Ni une ni deux, je me précipite vers lui : le mousquetaire en moi s'efface pour laisser place à la secouriste. Bon… à première vue, il n'a pas l'air blessé, mais il est face contre terre. A la vue de sa carrure d'armoire à glace, il est soit rugbyman soit judoka… J'ai toutes les difficultés du monde à le mettre sur le dos. Quelle idée d'être aussi lourd ! Je colle mon oreille sur sa poitrine. Bon sang, il ne respire plus ! Oh putain, montée  d'adrénaline... Voyons son cœur. Ah, il bat faiblement !

Bon, tant mieux je n'aurai pas à lui faire de massage cardiaque. Si tel avait été le cas, je n'aurais eu qu'à espérer que son cœur reparte avant que le mien ne lâche… Car contrairement à ce que l'on peut voir dans certains films hollywoodiens, le massage cardiaque n'est pas un moyen de refaire battre le cœur en quelques secondes. C'est une technique très fatigante pour le secouriste qui permet seulement de maintenir un minimum la circulation sanguine, le temps que quelqu'un aille chercher un défibrillateur ou que les pompiers arrivent. D'ailleurs maintenant que j'y pense… je devrais peut être appeler les secours. Aaaah mais quelle andouille ! J'ai laissé mon téléphone portable chez pépé. Le sort de cet homme est entre mes petites mains… Et merde. Je ne donne pas cher de sa peau.

Bon, voyons le côté positif des choses : j'ai évité l'enfer du massage cardiaque. Je n'ai plus qu'à lui faire du bouche-à-bouche. Je me penche sur son visage et le détaille pour la première fois. Oulà… Il y a un bug dans la Matrice !

J'ai devant moi le sosie parfait du Terminator.

J'ai bien dit "le sosie" parce que non seulement Schwarzenegger a maintenant trente ans de trop pour être encore crédible dans le rôle du cyborg, mais aussi parce que la probabilité qu'il se retrouve inconscient sur une plage de La Rochelle frise le zéro absolu. Quant à l'identité de cet homme, je verrai ça quand il a aura repris connaissance. Et puis, l'idée de faire du bouche-à-bouche au Terminator ne me déplaît pas. Et ce, même s’il ne devrait pas avoir besoin de respirer… Je m'égare.

Le bouche-à-bouche est moins agréable que prévu. Ses lèvres ont un goût de sel et de pétrole. Je m'écarte brusquement et je me frotte les lèvres. Beurk. Remarque, j'aurais dû m'en douter : on est à deux pas du vieux port après tout. L'eau glaciale plaque mon jean contre ma peau et me congèle les jambes. Et mes baskets sont fichues. Déjà que même en été la température est à peine tolérable… Je préfère de loin la Méditerranée, qui présente en plus l'avantage de ne pas embêter le monde avec des marées.

Là n'est pas la question. La question est : que fabrique ce type sur cette plage ? Pourquoi ressemble-t-il tant au Terminator ? Va-t-il se réveiller ? Dois-je l'abandonner à son sort, le temps de prévenir quelqu'un ? Oh putain, putain, PUTAIN !

Il commence à tousser. Des spasmes agitent l'extrémité de ses membres. Cela m'aide à faire abstraction du goût infect sur ses lèvres pour me concentrer sur sa réanimation. Soudain il fait volte-face et se met à s'étrangler brutalement en prenant appui sur les coudes. Waaaaah c'est froid ! Son geste brusque m'a propulsée en arrière dans les vagues glaciales. En plus sa tête a heurté mon plexus, j'ai eu le souffle coupé. Mais je prends sur moi et me relève bravement pour aller voir le Terminator qui finit de vider le contenu de son estomac par terre.

  • Ca va mieux, m'sieur ?

Il fait de nouveau brusquement volte-face. Il me fixe quelques secondes de ses grands yeux ahuris… mais son visage n'est plus celui de Schwarzenegger.

Les mâchoires carrées et les pommettes saillantes ont laissé la place à des joues rondes et rebondies ; le nez de boxeur est maintenant retroussé ; les cheveux se sont considérablement allongés, frisés et ont pris la teinte rouge sombre avec laquelle je teins les miens malgré la désapprobation de ma mère. C'est la couleur qui me fait tilter : ce visage est le mien.

Tout cela est hautement illogique ! Dit la voix de Monsieur Spock dans ma tête.

Mais je suis toujours plus ou moins dans ma rêverie dumasienne, au milieu de personnages improbables et de grosses ficelles scénaristiques. Par conséquent, ce matin, mon esprit cartésien (ou plutôt vulcain), je me le suis collé derrière l'oreille.

Aussi, au lieu de m'enfuir à Mach 2 pour me persuader ensuite que ce n'était qu'une hallucination (et que les pizzas après minuit, ce n'est pas une bonne idée), j'affiche un sourire émerveillé.

  • Waouh ! Comment vous faites ça ?
  • Hein ? Dit-il, surpris.

Bon sang, je n'ai jamais réalisé à quel point j'ai l'air d'une abrutie quand je ne comprends pas quelque chose… Patiente, j'explique :

  • Tout à l'heure vous étiez le Terminator. Maintenant vous avez ma tête. Comment vous faites ça ?

Soudain, une idée me vient, et avec elle un léger malaise.

  • Vous ne seriez pas un T-1000 par hasard, un de ces Terminators en métal léquide ?
  • Heu…je ne crois pas.
  • Ah bon… vous êtes quoi, alors ? Un mutant ? Vous êtes Mystique ? M'enthousiasmé-je.
  • Non…
  • Ecoutez, j'ai plus d'idées là. Qu'est ce que vous êtes ?
  • Cela ne vous dira rien, répond le métamorphe non identifié en grimaçant un sourire.

Bon sang, ce sourire me donne un air de psychopathe !

  • Ne sous-estimez pas ma culture générale.
  • Très bien. Je suis un Hexakosioihexekontahexaphobéen, articule-t-il.

Il semble guetter ma réaction, il y a un peu d'anxiété dans son regard.

  • Ah. J'avoue que je ne connais pas ce Pokémon… Vous êtes un extra-terrestre ?
  • Oui.
  • Génial ! M'exclamé-je joyeusement.

L'alien me regarde comme s'il faisait face à… un alien.

  • Pardon ? Lâche-t-il après un moment de silence abasourdi.
  • Des observatoires investissent des millions à la recherche d'exo-planètes habitables et je tombe par hasard sur un extra-terrestre ! Vous ne trouvez pas ça génial ?!
  • Heu… sans doute.

Il a toujours l'air de tomber des nues… C'est un peu le comble pour un alien. Comme la conversation stagne, je tente de la relancer.

  • Et votre planète, elle est dans quel système ? Demandé-je.
  • Vous l'appelez Alpha Scorpi.
  • Vous ne pouvez pas dire "Antarès", comme tout le monde ? Répliqué-je.

Je voulais devenir cosmonaute quand j'étais gamine. Je connais le nom de pas mal d'étoiles, de Galaxies et de certains cratères de Mars ! J'ai même fait Russe deuxième langue... Bref, l'astronomie n'a aucun secret pour moi. Mais l'alien qui a emprunté mon visage, lui, a l'air de plus en plus dérouté par mes réponses.

  • Je ne vous suis pas.
  • Laissez tomber. D'ailleurs, qu'est ce que vous faites ici ?
  • Je…heu… comment vous dites ça ? Je décuve.

J'arque un sourcil.

  • On décuve en se noyant dans l'océan sur votre planète ?

Et j'ajoute pour moi-même :

  • Quoique, sur Terre, certains boivent du whisky quand la nuit tombe, comme les bébés…
  • Ce serait trop long à expliquer… soupire-t-il.

C'est très bizarre de voir un miroir de soi afficher des expressions différentes. D'autant plus que je n'aime pas particulièrement mon visage… J’ai de plus en plus de mal à me concentrer.

  • Dites… j'ai l'impression de me parler à moi-même et c'est assez perturbant, vous pourriez changer de tête ?
  • Pourtant ça ne vous dérange pas que je sois un extra terrestre, rétorqua-t-il.
  • C'est pas pareil !

L'alien sourit et obtempère. J'ai de nouveau devant moi le Terminator.

  • Vous vous appelez comment ?
  • Hottentottententententoonstellingsterrein.
  • Heu… ça vous ennuie si je vous appelle Antarès ?
  • Pourquoi porterais-je le nom de mon étoile ?
  • Je m'appelle Hélène. Ça veut dire "soleil" en grec. Quelque part, je porte le nom de mon étoile, répliqué-je avec une mauvaise fois totale.
  • Bon, d'accord, capitule Antarès en se relevant.

Je me redresse aussi, et nous nous considérons l'un l'autre avec une égale curiosité.

  • Cela va faire bientôt cinq cent soixante-dix ans que je suis sur votre planète. Et c'est la première fois que je rencontre quelqu'un comme vous, déclare-t-il soudain.

Ignorant sa dernière phrase, j'effectue un rapide calcul mental. Je me fends d'un grand sourire :

  • Eh mais… vous avez connu d'Artagnan !

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