Chapitre 6 : course poursuite et parmesan

9 minutes de lecture

Mes premières semaines chez les aliens de la rue Saint Blaise ont été relativement calmes. Nous devions nous habituer les unes aux autres. Par exemble, elles n’ont pas du tout la même notion d’espace vital que moi : Gwénaëlle entre et sort de ma chambre sans se préoccuper de ce que je pourrais y faire, et Vérevkine a la fâcheuse tendance à apparaitre dans mon dos sans que je l’entende arriver… ce qui me tape un peu sur le système. Bon, je leur en ai parlé, on a discuté des règles de vie communes… On est tombées d’accord sur quelques règles telles que :

- Gwénaëlle ne doit jamais quitter l’appartement sans informer ses colocataires de sa destination et de son temps d’absence prévu.

- Les pièces communes, à savoir, le salon, la cuisine et la salle de bain ne doivent être ni chauffées ni climatisées. Et toutes les arrivées d’eau doivent être remises en position neutre après utilisation.

- Interdiction d’entrer dans la chambre d’Hélène sans frapper au préalable.

- Gwénaëlle doit avoir une arme à portée de main en toutes circonstances.

- Si l’une des trois colocataires ne donne plus de nouvelles depuis plus de deux heures, il faut chercher à la joindre et en cas d’échec, rejoindre le plus vite possible un point de rendez-vous qui change toutes les semaines.

- Etc… (je ne vais pas tout dévoiler de notre vie privée non plus, ho !)

Malgré tout, mon arrivée n’a pas vraiment bouleversé les habitudes de vie de Gwénaëlle et Vérevkine. Il faut croire que les aliens sont des créatures très routinières. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, (bon… il n’a pas neigé sur Paris depuis qu’on se connait, mais ça n’aurait rien changé) Vérevkine est toujours partie à 8h précise et rentrée à 18h pile. Sauf le week-end, bien entendu. Gwénaëlle est plutôt sur du 9h-17h et ne travaille pas le mercredi. Mais elle est tout de même présente à l’école, officiellement pour préparer ses cours de la semaine suivante, officieusement pour ne pas rester trop éloignée de sa garde du corps. D’ailleurs, en dehors de leurs heures de travail, les deux femmes évitent de se trouver trop loin l’une de l’autre.

Et moi dans tout ça ? J’occupe l’espace. Je me pose pour étudier mes cours dans une pièce différente toutes les deux heures pour imprégner l’appartement de mon odeur de manière à peu près uniforme. Et je tiens compagnie à Gwénaëlle, que cette situation d’enfermement menace de rendre folle. Souvent, elle me regarde cuisiner comme je regarderai un artiste de cirque jongler avec des couteaux : avec un mélange de curiosité et de fascination. Ce qui n’est pas pour me déplaire. Je lui ai préparé tout ce que j’avais de plus bourratif dans mon répertoire de recettes : polenta, rizotto et même ce gâteau russe nommé « paska » dont une seule bouchée suffit me nourrir pour une journée entière…et à exploser mon taux de cholestérol. Et Gwénaëlle a fini le gâteau entier. Bon, au moins j’ai réussi à la rassasier ! Maintenant, la Pléiadienne peut occuper ses soirées à tester mes recettes pendant que Vérevkine m’explique les procédures à suivre en cas d’urgence.

Malgré un emploi du temps bien chargé entre ses heures de cours, ses interros à corriger et mon one-woman show derrière les fourneaux, Gwénaëlle est sujette à de brusques accès de mélancolie. Elle peut rester des heures devant une fenêtre, sans bouger.

  • C’est ce qui m’arrive quand je réfléchis un peu trop longtemps à ma situation, m’a-t-elle répondu à ce sujet.

Depuis, j’essaye de la distraire au maximum. Alors j’ai rapporté plein de jeux de société, de cartes. Je me suis efforcée d’en changer souvent parce qu’à chaque fois que la Pléiadienne comprenait totalement les règles, elle gagnait invariablement toutes les parties suivantes. Je ne suis pas mauvaise perdante mais tout de même… à la longue c’est un peu vexant. Alors je lui ai créé un compte steam pour qu’elle ait accès à tous les jeux vidéo imaginables et qu’elle puisse ratatiner d’autres joueurs en ligne à ma place. Pendant que Gwénaëlle joue, je m’efforce d’oublier que je partage l’appartement d’aliens aux capacités physiques et mentales supérieures pour me concentrer sur mes cours. Et je dois avouer que ce n’est pas facile. Surtout quand le ton monte entre mes deux colocataires.

Dans ces cas-là, je prends la fuite. Je prétends avoir des courses à faire et je pars me balader dans Paris pendant une petite heure, le temps que l’orage passe. Aujourd’hui par exemple, je suis allée acheter un morceau de parmesan dans une épicerie italienne du onzième arrondissement. On trouve ce genre de commerce à deux pas de la rue Saint Blaise, mais à mon retour, Gwénaëlle serait toujours en train de se disputer avec Vérevkine à propos de la machine à laver… Et puis, j’aime bien le onzième. C’est un quartier sympa, sans touristes, ni racailles, tout juste quelques bobos. Plein de petits commerces indépendants, des boutiques de fringues improbables, les eaux calmes du canal Saint Martin. Bref, j’adore trainer mes guêtres dans ce coin.

Alors que je me fais violence pour ne pas dévaliser l’étal d’un vendeur de crêpes, je ressens un léger picotement à l’arrière de la nuque. J’ai l’impression d’être observée. Pour en avoir le cœur net, je me penche en avant pour faire semblant de refaire mes lacets. J’en profite pour jeter un coup d’œil derrière moi. Il n’y a pas beaucoup de monde dans cette ruelle vaguement pentue. Deux pré-ados rentrent du collège, un grand type emmitouflé dans une parka noire marche du pas du promeneur, une petite dame trotte aussi vite que ses talons aiguille lui permettent.

Bon. Pas de panique.

Que m’a dit Vérevkine à propos de ce genre de situations ? Tout d’abord, vérifier que mon intuition s’avère exacte. Je me relève et reprends ma déambulation, l’air de rien. Mais, au lieu de prendre le chemin du retour, je bifurque sur ma droite à la première intersection venue. Puis à droite. Et encore à droite. Je me sens toujours vaguement en danger. Je jette des coups d’œil aux vitrines pour vérifier qu’aucun des passants précédemment cités ne me suit. Damned. Le grand type. Je m’arrête quelques instants pour « refaire mon maquillage » à l’aide d’un miroir de poche : c’est lui. Impossible que son chemin soit le même que le mien par hasard : je suis revenue sur mes pas.

« Surtout garde ton calme, il ne faut pas que tes poursuiveurs s’aperçoivent que tu les as repérés. » disait Vérevkine. Facile à dire ! Je n’ai pas des dents tranchantes comme les Reptiliens, ni même la force de soulever une table en chêne massif comme les Pléiadiens… En vrai, je crois que Maxime est capable de me battre au bras de fer, et je suis aussi endurante qu’une limace rhumatisante. J’ai toujours eu tendance à l’économie d’énergie pendant mes cours d’EPS. Surtout quand le prof avait le dos tourné. Je ne sais même pas comment j’ai fait pour avoir la moyenne au bac dans cette discipline. Ma mère n’a jamais voulu me signer une dispense de sport… Mais bon, pas le choix.

Je bifurque une dernière fois à droite et… pique un sprint. J’entends un bruit de pas derrière moi. Et merde. Je suis vraiment suivie. Je redouble d’efforts. Raaaah pourquoi mes jambes sont-elles si petites ? J’ai l’impression d’avancer au ralenti. Je risque un coup d’œil derrière moi. C’est bien le grand type à la parka. Il gagne du terrain sur moi, l’enfoiré. Je me force à prendre de longues inspirations par le nez et à souffler par la bouche le plus longtemps possible. C’est ainsi, que, selon ma mère, on évite les points de côté. Je suis obligée de slalomer entre les passants. Je manque de me tordre la cheville à chaque écart de trajectoire. Mais je souffle littéralement comme un bœuf. Mes poumons sont trop petits ! Ma bouche se dessèche. Montée d’adrénaline ? J’en profite. J’ai atteint le boulevard Voltaire. Ses trottoirs sont larges : je peux tracer tout droit sans bousculer personne. Quelle idée d’avoir mis des Dr Martens ! Ah c’est sûr, elles vont bien avec ma veste en jean… Et je me retrouve à courir avec les pieds plombés. Ça m’apprendra à être une fashion victime.

Je dois me rendre à l’évidence : il est bien plus rapide que moi. Il va me rattraper tôt ou tard. Ma seule solution pour le semer est de bifurquer deux fois hors de sa vue. Je ne suis pas dans le quartier idéal pour ça. Pour le coup, j’aurais moins eu de mal à me débarrasser de lui dans le dédale tortueux de Montmartre. A condition de toujours choisir les rues descendantes. Si on m’avait dit un jour que je regretterais de ne pas me trouver sur la Butte… Bon. Concentration. Inutile de pleurer sur le lait renversé, comme dirait ma grand-mère. Je dois trouver une solution. Voyons… qu’ai-je à ma disposition ? Mes petits poings, une ceinture cloutée… je pourrai l’utiliser comme un fouet ? Mouais, j’ai pas passé le permis « Indiana Jones »… J’ai mes grosses pompes, pour donner des coups de pied, c’est pas mal. A condition que ça suffise à l’arrêter. Et j’ai un sac plastique contenant un demi kilo de parmesan… hum.

Je bifurque sur ma gauche pour prendre la rue Alexandre Dumas.

Si je m’en tire grâce à toi, mon cher Dudu, je lirai le Comte de Monte Cristo d’une traite…

Je m’arrête de courir. Je me cale dans une échancrure de mur, et je guette mon poursuiveur dans la vitrine du café d’angle en face de moi. Mon petit cœur bat la chamade. Le sang cogne contre mes tempes, j’essaye de calmer ma respiration…

Il est là !

Je jaillis de ma cachette, fais tournoyer mon sac de parmesan, tel Thierry la Fronde, et lui assène le fromage en plein dans la tronche. Surpris, il a un mouvement de recul. Merde. Je veux recommencer l’opération, mais il me saisit fermement le poignet. Je ne réfléchis même pas : coup de pied dans les boules ! Il ne bronche pas. Son visage est à moitié dissimulé par le col de sa parka et il porte un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. Des yeux rouge sang. Damned. Je n’en démords pas et continue à me débattre contre sa poigne de fer.

  • Bon, ça suffit, Hélène, soupire une voix familière.
  • V…Vérevkine ? Mais… bafouillé-je.

Ses yeux reprirent une couleur plus… habituelle. Et elle écarta les pans de son col, ne laissant plus de doute quant à son identité. Une vague de soulagement m’envahit.

  • C’était quoi, ce cirque ? m’écrié-je, une fois remise de ma surprise.
  • Un test.
  • Oh. Et le test est concluant ? lâché-je d’un air qui se voulait détaché.
  • Oui. Tu as de la ressource. Mais tu manques d’expérience.
  • Dans quel domaine, au juste ?
  • L’auto-défense et la course poursuite. Par contre tu as été assez rapide à me repérer.

Damned. Vérevkine me fait un… compliment ? C’est tellement flatteur.

  • Je sens quand on m’observe… c’est un don, tu crois ?
  • Ouais t’emballes pas, je ne faisais rien pour me dissimuler non plus. Je voulais surtout voir comment tu réagissais sous pression.

Et merde, j’ai dû piquer un fard…

  • Ah bon ? T’as de la chance que je ne sois pas cardiaque… répliqué-je pour me donner une contenance.
  • Et… pourquoi tu voulais absolument me tester maintenant ? Ca fait quand même un mois…
  • Tento pense que vivre avec nous rue Saint Blaise te mets en danger. Alors j’ai voulu lui prouver que tu étais capable de te tirer d’affaire seule.
  • Tento ? Il est revenu ?
  • Oui. Et je ne suis qu’à moitié convaincu, déclare la voix du Terminator derrière moi.

Je sursaute et fait volte-face. Antarès. Aucun doute là-dessus. Qui d’autre prendrait l’apparence d’une armoire à glace comme Schwarzy pour afficher un air timide ?

  • Antarès… mais qu’est ce que tu fais là ?
  • Je t’avais promis que je reviendrais. Dit-il avec un sourire tendre.

Mais je ne suis pas d’humeur aux démonstrations d’affection.

  • Alors toi tu ne manques pas de culot ! Tu me laisses sans nouvelles pendant des mois et là tu débarque la bouche en cœur et tu fais des remarques sur ma sécurité ? fulminé-je.

Antarès recule d’un pas. Ses cheveux deviennent un poil plus clairs. C’est très bizarre d’arriver à faire reculer un Terminator juste en lui hurlant dessus.

  • Non mais sérieux ! Tu te prends pour qui, là ? poursuis-je avec moins d’entrain.

Mon cerveau finit enfin de remplacer ses fusibles explosés. Mon alien préféré est revenu me voir, comme promis. Et comme à son habitude, il s’inquiète pour moi. Je réalise soudain à quel point il m’a manqué. Ces dernières semaines sont passées en accéléré mais je n’ai pas oublié ces six mois de solitude, dans le monde « normal », six mois à câliner mon oreiller, en imaginant que c’était Antarès que je serrais dans mes bras, six mois à scruter mon quotidien, à la recherche de traces extra-terrestres… et j’en ai trouvé.

Alors j’oublie mon ressentiment et je me jette dans ses bras.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aakash Ganga ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0