Chapitre 5 : cohabitation

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Mon oncle, Marco, et ma tente par alliance, Jannick, ont annoncé à leurs familles qu'ils se mariaient la veille au soir, pour éviter les questions embarrassantes. Les parents de Jannick, surtout, désapprouvaient son union avec un Sicilien. D’autant plus que tonton Marco aurait pu jouer dans un film de mafieux sans dénoter dans le casting.

Tata Jannick avait donc coupé les ponts avec sa famille pour emménager à Roccalumera, le village où il vivait avec mes grands-parents. Elle n’avait que dix-neuf ans à l’époque et elle ne parlait pas un mot de sicilien. Mais du coup, Jannick a rencontré ma famille le jour où elle emménageait chez eux, car Marco ne gagnait pas suffisamment avec son salaire de moniteur de plongée pour avoir sa propre maison. Inutile de dire que les premiers jours ont été tendus d'un côté comme de l'autre.

J'ai souvent tenté de m'imaginer à sa place, de me retrouver du jour au lendemain à partager le quotidien d'inconnus… Moi qui ai toujours mis un temps fou à construire des amitiés, moi dont les amis se comptent sur les doigts d'une main, rien que l'idée de me retrouver dans une situation similaire m'aurait fait faire des cauchemars pendant des jours…

Pourtant, aujourd’hui je m’installe officiellement au 45 rue Saint Blaise. Et à vrai dire, je me sens plus comme Harry Potter qui découvre la magie pour la première fois que comme une jeune mariée qui arrive chez sa belle-famille. Si je n'avais pas été lestée par un énorme sac plein de mes vêtements, je crois bien que j'aurais sautillé d'impatience pendant tout le trajet depuis la maison.

Je prends une grande inspiration devant l'interphone et j'appuie sur le bouton en face du nom "Lacour et Vérevkine". On dirait le nom d'un feuilleton d'espionnage avec un duo improbable…

  • Mot de passe ? Grésille une voix méconnaissable.
  • Comment ça "mot de passe" ? Depuis quand y a un mot de passe ? C'est moi, Hélène ! Paniqué-je.
  • Prouve-le.
  • Hein ? Heu… « Téléportation, Scotty, il n’y a aucune forme de vie intelligente ici ! »
  • Vous me fatiguez…entrez.

Soulagée, je gravis les six étages aussi rapidement que mes petites jambes me le permettent, maudissant au passage ce vieil immeuble dépourvu d'ascenseur. Vérevkine m'a sans doute entendue souffler comme un bœuf car elle ouvre la porte au moment où j'arrive sur le palier du sixième. Je la salue d'un petit signe de la main car je n'ai plus assez de force pour parler… Fichus escaliers !

  • Tu es en nage. C’est bien, ton odeur n’en sera que plus forte, lâche mon hôte en guise de bienvenue.

Hum… Elle insinue que je pue là, non ? Mieux vaut ne pas s'offusquer pour l'instant.

La Reptilienne me débarrasse de mon sac à dos alors que je me concentre pour reprendre mon souffle. Lorsque ma respiration reprend un rythme compatible avec une conversation, je demande :

  • Au fait, Maxime ne se fait plus embêter à l’école ?
  • J’ai menacé de dévorer le premier qui essayerait.
  • Oui, évidemment… marmonné-je, me demandant si Vérevkine dévore vraiment les humains.

Je fais quelques pas dans le couloir et gagne la seule pièce de l'appartement que je connais bien : le salon. La pièce est impeccablement rangée. Si je n'avais pas été témoin de la scène, je n'aurais jamais cru que la jolie table en chêne massif avait volé dans le mur trois jours plus tôt…

Je m'aperçois alors l'étrange silence dans lequel baigne l'appartement. J'en fais la remarque à Vérevkine. Elle hausse les épaules :

  • Les murs sont insonorisés, sinon j'arrive pas à dormir.
  • Ouais, j'imagine… Du coup, Gwenaëlle est là ?
  • Elle est sous la douche.
  • Ah.

Damned, cela veut dire que je vais rester seule plusieurs minutes dans la même pièce que Vérevkine ? Brr… Bonjour l'ambiance.

Un jour je suis allée chez une amie. Elle gardait dans sa chambre un python royal dans un vivarium. Au début, j'ai cru qu'il était empaillé… jusqu'à ce qu'il se mette à tourner très, très lentement la tête vers moi. Ce face à face m'a terrifiée. Je ne suis plus jamais retournée chez cette amie par la suite… Aujourd'hui, j'ai l'impression de revivre ce moment. Vérevkine n'a pas bougé d'un poil depuis que je suis entrée dans le salon. Elle n'a pas cligné des yeux non plus. Toutes mes idées de début de conversation meurent dans ma gorge. Je ne sais pas quoi faire de mes mains, je fais un incroyable effort pour ne pas me dandiner sur mes jambes.

Enfin l'insupportable silence est brisé par un cri :

  • JE T'AVAIS DIT DE NE PAS METTRE MA SERVIETTE SUR LE RADIATEUR !

Je sursaute et me retourne juste à temps pour voir Gwénaëlle entrer comme une furie dans le salon. Elle n'a manifestement pas pris le temps de se sécher et brandit devant le nez de Vérevkine la serviette en question. Serviette qu'elle ne porte donc pas sur elle, ce qui me permet de constater que la totalité de son anatomie est d'une perfection irréelle. Damned. A priori je ne suis pas lesbienne mais là, je commence à avoir des doutes…

  • Ça t'apprendras à laisser la fenêtre ouverte, répond Vérevkine sans émotions.
  • Ben voyons, pour que tu puisses transformer la salle de bain en hammam ?

Je laisse échapper un rire nerveux. Gwénaëlle remarque enfin ma présence et se fend d'un grand sourire.

  • Oh, Hélène vous voilà ! Avez-vous apporté quelques-uns de vos vêtements ?
  • Hein ? Heu, oui !

Je saute sur mon sac à dos, trop heureuse d'avoir enfin une diversion.

  • Tu devrais te couvrir, lâche Vérevkine, toujours froidement.
  • Hors de question, cette serviette est brûlante ! Proteste la Pléiadienne alors que je fais mine d'être absorbée par le contenu de mon sac.

Il y a un petit instant de silence pendant lequel je m'affaire à trier mes vêtements et à les poser en deux petites piles sur le sol.

  • Tenez, Gwénaëlle, ceux-là sont pour vous. Débité-je en les lui tendant sans la regarder.

Puis je m'empresse de lui tourner le dos pour faire de même avec Vérevkine. J'espère qu'il ne lui prendra pas l'envie de se changer devant moi… Peu probable vu qu'il ne semble pas faire plus de 15°C dans ce fichu appartement. Je ne m'en rends compte que maintenant que la bouffée de chaleur générée par la montée des six étages s'est dissipée. A moins que je n'aie attrapé la grippe stellaire… Mieux vaut en avoir le cœur net :

  • Dites, c'est moi qui ai froid ou il caille pour de bon ?
  • Je peux vous emmener dans ma chambre, c'est la seule pièce correctement chauffée. Propose la Reptilienne.
  • Avec plaisir ! M'exclamé-je, de peur de la contrarier.

Je suis docilement Vérevkine qui m'entraîne à grands pas tout au fond du couloir. Elle pousse deux portes successives avant d'accéder à la pièce.

  • C'est un sas pour l'isolation thermique ?
  • Oui.

J'aurais voulu répliquer mais je suis frappée par la bouffée de chaleur en entrant dans la chambre. Il fait au moins 40°C là-dedans ! La pièce en soi n'est pas très grande mais elle n'est encombrée d'aucun meuble, à l'exception d'un hamac près de la fenêtre. Elle est chauffée par deux convecteurs branchés face à face. Sur les murs sont accrochés des armes à feu de toutes les tailles. Certaines ressemblent à des kalachnikovs, bien que je ne sois pas une experte en la matière, d'autres à des blasters tous droits sortis de films de science-fiction… Je ne serais pas étonnée d'y trouver un pistolet qui congèle la tête des gens. En me retournant, je découvre même un sac de frappe en piteux état qui pendouille derrière la porte.

Vérevkine semble attendre un commentaire de ma part, à en juger par ses sourcils légèrement plus haussés que d'habitude.

  • C'est vrai qu'il fait meilleur ici… Tenté-je.
  • Encore heureux.
  • Mais… du coup vous devez exploser votre facture d'électricité, non ?
  • C'est pour ça qu'on travaille à l'école.
  • Je vois…

Je sens qu'un nouveau silence gênant va bientôt s'installer. Mais la Reptilienne le brise la première :

  • Le livreur vient d’arriver. Je dois aller lui ouvrir avant Gwénaëlle, elle n’est pas encore habillée…
  • Ah.

N’ayant rien de mieux à faire, je la suis jusqu’à la porte d’entrée. Gwénaëlle a presque la main sur la poignée quand Vérevkine la bouscule pour ouvrir à sa place. Je reste quelques pas en retrait, je déplie mon col roulé sur mon nez pour dissimuler mon hilarité. Ces deux-là… On dirait un vieux couple. Le malheureux livreur a l’air mal à l’aise devant Vérevkine et son regard fixe : il dépose dans la cuisine les trois sacs de dix kilos de riz et au moins quinze steaks hachés en un temps record. Il sort de l’appartement sans même demander de pourboire.

  • Ouah, vous avez fait les provisions pour le mois ? lâché-je finalement.
  • Non, pour la semaine, répond Gwénaëlle.
  • Ah bon ? Vous mangez tant que ça ?
  • Oui, ma planète d’origine est gelée, donc mon métabolisme est fait pour dégager beaucoup de chaleur.
  • Je comprends. Vous dépensez beaucoup de calories… Du coup vous mangez comme dix… sans grossir.
  • Voilà.
  • Et moi à côté, je regarde un hamburger et je prends deux kilos… la vie est vraiment injuste, gromellé-je.

Je suis néanmoins mes nouvelles colocataires dans la cuisine et les observe ranger la viande dans le frigidaire. Je constate à cet instant que ce dernier est étrangement vide. Intriguée, je fais le tour de la pièce en ouvrant les placards un à un. Voyons, voyons… Un paquet de gros sel, une marmite, une poêle, de la vaisselle pour quatre personnes, une louche, des bouteilles en verre remplies d'un liquide bleu turquoise, un énorme pot de harissa entamé aux trois quarts…

  • Vous ne faites pas beaucoup la cuisine j’ai l’impression…
  • La nourriture c’est du carburant, réplique Vérevkine.
  • Certes, mais si c’est moi qui cuisine ?

J’adore cuisiner. C’est comme faire un TP de chimie, mais qui sent bon. J’aime combiner les ingrédients, touiller, pétrir… C’est aussi tout un art appris de ma grand-mère maternelle, qui considère que cuisiner est le meilleur moyen de prendre soin de ceux qu’on aime. Ma recette favorite ? Le pain complet. Il faut pétrir longuement la pâte à plusieurs reprises et je trouve ça super relaxant. J’aurais adoré faire un travail manuel, si ma mère ne m’en avait pas dissuadée. Alors je fais de l’informatique et quand j’ai besoin d’une pause, je cuisine. J’explique tout cela à mes colocataires en des termes à peine moins concis.

  • Ma foi pourquoi pas. C’est vrai que le riz ça devient lassant… admet Gwénaëlle.
  • On a essayé les patates une fois, t’as pas aimé ! rétorque Vérevkine.
  • Tu ne les avais pas faite cuire !
  • Je croyais que tu n’aimais pas la chaleur !
  • Ouais alors par contre, si je cuisine, c’est à deux conditions.
  • Oui ?
  • La première c’est que je ne veux pas être dérangée pendant que je suis dans la cuisine.
  • D’accord.
  • La deuxième c’est qu’on arrête de se vouvoyer. C’est bête mais ça me gêne un peu…
  • D’accord !
  • Alors marché conclu. Mais d’abord, je dois aller ranger ma chambre.

Je tourne les talons et je les plante là.

Je me dirige vers la pièce qu’elles m’ont attribuée. Elle se trouve entre le salon et la chambre de Vérevkine. Autrement dit, la température y est idéale. Le mobilier est réduit au strict minimum : un lit, un bureau, une chaise, un placard. Si je pose ma valise par terre, je ne peux aller nulle part sans escalader quelque chose. Mais bon, j’ai une fenêtre côté rue et la vue est sublime. Ça me fait tout bizarre de me dire que je suis chez moi ici.

Je m’active pour vider ma valise. Mes affaires de cours et mes deux ordinateurs portables (l’un avec Windows, l’autre avec Linux) s’entassent sur le petit bureau. J’accroche au-dessus de celui-ci une carte de la planète Mars. Les parents de Maxime m’ont offert une liseuse pour mon anniversaire, ainsi je n’ai pas à me demander où ranger ma bibliothèque bien fournie. Je suis en train de plier mes vêtements avant de les ranger quand des éclats de voix venus du salon arrivent à mes oreilles :

  • On avait dit pas moins de vingt degrés pour les pièces communes !
  • Les toilettes ne comptent pas, tu n'y vas presque jamais !
  • Ah oui ? Tu tiens vraiment à ce que je pose une pêche dans la douche ?
  • N'y compte pas !

Je sens que ma cohabitation avec des aliens ne va pas être de tout repos.

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