Epilogue

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J'ai un souvenir très vague du contenu de mes cours de lycée… Mis à part ceux de ma prof de français de Première qui prenait un malin plaisir à voir des symboles phalliques dans tout texte comportant un objet de forme allongée (je la soupçonne d'être une disciple de Freud). Et ceux de mon prof de physique de Seconde qui y casait un maximum de références à Star Wars (comprises par environ 10% de la classe). En dehors de ces deux enseignements atypiques, très peu de cours m'ont vraiment marquée. Malgré cela, je me souviens d'un cours d'histoire sur la Guerre Froide portant sur la propagande et la manipulation des images. Je ne sais même plus en quelle année j'ai eu ce cours tellement les programmes d'histoires sont bordéliques, mais j'avais été frappée par la facilité avec laquelle on peut faire dire n'importe quoi aux images et aux évènements. Comme par exemple la fameuse crise des missiles de Cuba qui peut être présentée comme un modèle de supériorité morale des Etats Unis comme de l'URSS, selon le point de vue… Et surtout, je n'aurais jamais imaginé que j'en ferais autant quelques années plus tard.

En effet, ma mère et moi avons une petite tradition, chaque fois que nous partons en vacances séparément : une soirée album photo dès le retour ! J'ai donc préparé avec soin ce que j'allais lui révéler de mon court, et néanmoins mouvementé, séjour à la Rochelle. Ainsi j'éviterai de trop longues explications et sans doute dix ans de thérapie psychiatrique… Pour maximiser mes chances de réussite, j'ai mis tous mes "hommes" dans le coup : Jean-Charles, Pépé José et Antarès. Et pour une raison qui m'échappe, ils ont tous pris ma demande très au sérieux et je me suis retrouvée épaulée par une véritable équipe de Mission Impossible… Les hommes (et l'alien) sont de grands gamins ! Du coup l'album est plus vrai que nature et je n'aurai plus qu'à baratiner dessus le moment venu.

Bref, après nous être perdues dans la gare Montparnasse, ma mère et moi sommes rentrées sans encombre dans notre petit appartement rue Monte-Cristo. Elle a tout de suite voulu voir le fameux album, ne me laissant à peine le temps de finir mes pâtes au pesto (qui m'avaient bien manqué pendant mon séjour à la Rochelle). Heureusement que j'avais prévu le coup… J'ouvre le bal avec un cliché de l'intérieur d'un réfrigérateur plein à craquer de bouteilles de whisky de différentes marques.

  • Bon alors là, c'est le frigo de Pépé José : t'avais raison, c'est vraiment le roi des alcooliques.
  • Ta mère a toujours raison, enfin.
  • Certes.

En réalité, Pépé José a arrêté de boire depuis que je lui ai parlé d'Antarès. Mais comme il n'avait pas envie de se faire mal voir par ses copains alcooliques, il a vidé toutes ses bouteilles de whisky et les a remplies avec du jus de pomme. Suivant son exemple, j'ai évité de briser le mythe pour ma mère. Mon grand-père a tout de même tenu à bien mettre en évidence les étiquettes des bouteilles, pour prouver à sa belle fille qu'il n'est pas aussi raciste qu'il veut le faire croire puisqu'il boit également du whisky japonais.

  • Il y a une différence entre accepter de boire du whisky japonais et tolérer la présence des Japonais… Objecte ma mère.
  • Hey, venant de lui c'est un progrès !
  • C'est facile de progresser quand on part d'aussi loin…

Bien que Pépé José ait arrêté l'alcool (grâce à moi), il n'en demeure pas moins affreusement raciste, aussi je ne me sens pas obligée de prendre sa défense sur ce point et passe bientôt à la photo suivante, moins sujette à polémique. C'est un cliché de moi, en contre-jour, debout sur les remparts de la Rochelle, brandissant un bâton comme une rapière de mousquetaire. On ne distingue que ma silhouette, mais le contour de mon épaisse crinière frisée me rend reconnaissable.

  • Oh, bien la pose "Un pour tous, tous pour un"… commente ma mère hilare
  • Je ne suis partie là-bas que pour faire ce genre de photos, enfin !
  • Pourquoi ne suis-je pas surprise…

En réalité, c'est Antarès qui a insisté pour que je prenne la pose. En même temps, je l'ai tellement bassiné avec les Trois Mousquetaires, le pauvre… Mais bon, je ne me suis pas faite prier non plus. Il y avait beaucoup de vent ce jour-là et j'ai bien cru me fracasser le crâne au pied des remparts une bonne dizaine de fois. Seule ma longue expérience du métro parisien et de ses brusques changements de vitesse m'ont permis de garder l'équilibre… En plus, le temps de pose a été beaucoup plus long que prévu car Jean-Charles essayait de prendre une photo nette tout en essuyant les multiples commentaires désobligeants de Pépé José. Mais je ne vais certainement pas préciser ce détail à ma mère ! Question de survie.

  • Ils m'ont l'air bien haut ces remparts…

Damned !

  • Mais non c'est la contre plongée qui fait ça !
  • C'est autorisé ce genre d'escalade ?
  • Tu penses bien ! Pépé José dit que l'été, il y a plein de touristes qui se croient super originaux en se prenant en photo dessus…
  • C'est vrai que c'est un peu leur Tour Eiffel !

Nous éclatons de rire.

J'enchaine donc sur une série de photos de moi à l'aquarium de la Rochelle. Je faisais des grimaces pour ressembler un maximum aux poissons de chaque bassin… Ce qui ne manque pas de prolonger l'hilarité de ma mère.

  • Tu imites très bien le poisson-globe et le mérou ! commente-t-elle.
  • Ah ben évidemment, c'est celles où je grimace le plus…

Sur la première, j'avais gonflé au maximum mes joues d'air tout en essayant de garder le sourire. Et  j'ai courbé mes lèvres vers le bas en faisant loucher mes yeux grands ouverts pour la seconde…

  • J'ai eu des crampes au visage tout le reste de l'après-midi !
  • Que veux-tu, il faut souffrir pour être laide…
  • Très drôle… En plus cet abruti de Jean-Charles qui n'arrivait pas à se concentrer en prenant les photos et qui prenait un temps fou pour appuyer sur le bouton…

Mais qu'est-ce que je ne ferais pas pour amuser la galerie ? Antarès, surtout, a bien ri devant mes piètres tentatives de me transformer comme lui… Mais apparemment ses métamorphoses sont indolores, le veinard ! J'ai aussi une série de clichés de lui dans mon téléphone où il démontre l'étendue de son talent devant les mêmes bassins… Je ne fais clairement pas le poids, mais personne n'est sensé le savoir !

  • Tu as revu Jean-Charles ? Le fameux caniche ?
  • Eh oui… d'ailleurs, il a toujours l'air d'un chien battu.

Je lui montre une photo où je trône sur le canapé de Pépé José, en sa compagnie et celle de Jean-Charles.

  • Qu'est ce qu'il a grandi…
  • M'en parles pas, il fait deux têtes de plus que moi…
  • Et vous avez réussi à faire sourire Pépé José ! Félicitation !
  • Ouais, ça a été difficile de trouver une photo où il a une tête acceptable…

Ma dernière phrase est un euphémisme. Après nombre de tentatives infructueuses, nous avons attendu que Pépé José s'absente pour prendre le fameux cliché de famille. Antarès a pris sa forme et nous a servi son plus joli sourire. Le retardateur de l’appareil a fait le reste. Tout un programme. Le pire étant que Pépé José n'était pas du tout au courant de cette manœuvre et s'est donc approprié le mérite du sourire.

  • Et, il fait quoi maintenant, le Jean-Charles ?
  • Il en a eu marre d'être un caniche, il a décidé de devenir un poulet.
  • Un… poulet ?
  • Un flic, un keuf, un képi… un policier quoi !

Ma mère a toujours eu un peu de mal avec l'argot…

  • Oh tu veux dire qu'il a participé à l'arrestation de ces affreux savants fous ?
  • Ouais, regarde.

Ma mère a désormais sous le nez un cliché de Jean-Charles en train d'emmener deux individus louches dans un fourgon.

  • Mais quel homme ! s'exclame-t-elle
  • Si tu veux…

Soudain, ma mère fronce les sourcils. Damned…aurait-elle remarqué une incohérence par rapport à ce que je lui avais raconté de mon enlèvement ?

  • Qui a pris cette photo ? demande-t-elle, suspicieuse
  • Ben… un journaliste. Celle-là, je l'ai découpée dans la presse locale.

En réalité, il a été signifié très tôt que le sort des deux exobiologistes russes ne relevait plus de la responsabilité de la police rochelaise. Jean-Charles lui-même ignore tout de leur sort. Aussi nous avons encore recouru à une photo ancienne de quelques mois où un ami de Jean-Charles immortalisait sa première arrestation…quelques retouches sous Photoshop plus tard, le cliché était parfaitement crédible.

  • Tu te sens mieux en les sachant derrière les barreaux ?
  • Mais oui, Mama, je vais bien mieux.

Je ne me sens détendue que depuis mon retour à Paris… et encore. Mais bon, inutile d'alarmer ma mère pour ça.

Pour faire diversion, je lui montre une photo "de l'intérieur du commissariat de la Rochelle".

  • T'as vu leurs salles d'interrogatoire ? On se croirait dans NCIS !
  • Alors c'est vraiment comme ça… je ne pensais pas que cette série était aussi réaliste.
  • Par contre j'ai été déçue, ils n'ont pas de laborantine gothique…
  • Quel dommage, en effet, ironise ma mère.

En fait, Jean-Charles et quelques-uns de ses collègues se sont amusés à aménager (sous mes indications) leur salle d'interrogatoire de manière à la faire ressembler un maximum à celle d'une série policière. Pépé José a même prêté de mauvaise grâce sa grosse lampe de salon pour plus d'irréalisme. Mais apparemment ça passe niveau crédibilité auprès de ma mère… Et puis, même si elle n'y avait pas cru, nous nous sommes tellement amusés à réaliser cette mise en scène que ça valait le coup… Et puis ça m'a permis d'atténuer grandement ma phobie des flics !

  • Ça alors… et donc tu as enregistré ta déposition dans cette salle ?
  • Heu…oui, ils n'en avaient pas trente-six, tu sais…
  • Et ça s'est bien passé ?
  • Ben plutôt ouais…

Ça s'est tellement bien passé que je n'ai pas été interrogée du tout ! Je ne vais pas pouvoir tenir le bobard très longtemps… d'autant plus que ma mère est capable de lire en moi comme dans un livre. Vite, il me faut une diversion !

Je lui montre donc en urgence une nouvelle photo.

  • Oh, j'ai complètement oublié de te dire… regarde qui j'ai croisé sur la plage !
  • Noon…

Puis elle se met à jurer en sicilien, persuadée que je ne la comprends pas. Je ricane intérieurement. Car si l'album entier a pratiquement été réalisé pour elle seule, cette photo en particulier est comme un cadeau spécial. En effet, ma mère est une grande fan de Jean-Jacques Goldman. Au point que je connais malgré moi toutes ses chansons par cœur… (Et que j'ai une soudaine envie de vomir dès que j'en entends une par hasard.) Bref, j'ai fait une overdose de Goldman. Mais d'un autre côté, avec Antarès, je ne pouvais pas ne pas prendre cette photo. C'était l'occasion rêvée.

  • J'aurais peut-être dû venir avec toi finalement…
  • Haha ouais, t'as vraiment raté quelque chose ! En plus il est trop sympa, le Jean-Jacques.
  • Qu'est-ce qu'il faisait à la Rochelle ?
  • Ben… il devait être en vacances, je suppose…

Maintenant que j'y pense, heureusement que c'était la saison creuse et que la plage était quasiment déserte parce que sinon, Antarès aurait dû passer une longue après-midi à se faire photographier et à signer des autographes… Je fais un gros effort pour ne pas éclater de rire à cette pensée.

J'enchaine avec une série de photos de couchers de soleil, l'un des sujets que ma mère aime le plus immortaliser. Le jeu des couleurs des nuages et du reflet du soleil dans la mer donne toujours des résultats sublimes.

  • L'horizon est un peu de travers mais tu fais des progrès… commente ma mère d'un air expert
  • Je suis astigmate, c'est pas ma faute ! grogné-je
  • C'est à ton père que tu dois te plaindre pour ça… rétorque-t-elle

J'émet un petit soupir de dédain. Ces séances de photos étaient avant tout des prétextes pour de longues séances de tête à tête avec Antarès… Si on m'avait dit un jour que je flirterai avec un extraterrestre… En fait non, je n'aurais pas été si surprise que ça, vu le nombre de fois où on m'a traitée d'alien à l’école… Je ne sais pas où cette relation va nous mener, mais pour l'instant, il m'a promis de passer me voir à Paris. Je souris à cette pensée avant de revenir à la réalité pour répliquer :

  • Tu vois, mes horizons sont peut-être de travers, mais au moins, j'ai réussi à immortaliser un rayon vert !

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