... les blessures

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Le cheval et sa cavalière tintinabullaient, tout de métal couverts, au galop sur la plaine, vers la grande trouée entourée de rochers qui semblait camoufler un château. Du moins, ainsi racontait-on la légende de la fille d'un seigneur voisin, enlevée par la bête telle une vulgaire viande, qui chantait chaque soir pour prouver qu'elle était vivante. L'écho des parois envoyait au loin ses paroles, des appels au secours poétiques qui émouvaient les paysans des environs. Elle ne le faisait qu'au crépuscule, heure où le dragon partait chercher pitance parmi des troupeaux. Pourquoi ne l'avait-il pas dévorée ? Mystère ! Mais elle ne pouvait s'en sortir seule. Les serfs finirent par penser que le dragon la gardait précieusement dans une chambrée de fortune, comme les légendes l'ont souvent raconté pour d'autres damoiselles en détresse. Mais lorsque Rixende traversa les reliefs rocailleux qui la séparait du nid géant, il n'y avait point de ruines. Le dragon avait tout bonnement couvert de bottes de foin déchiquetées le sol, en un tapis sec immense, sur lequel il dégustait ses trouvailles. Les os ornaient son foyer circulaire, si bien que les sabots du cheval en fendaient déjà. Rixende avait guetté la fin du chant de la prisonnière pour intervenir : le dragon serait plus facile à surprendre en plein repas, et fatigué d'avoir volé pour dénicher ses proies.

Hélas, nulle trace de la demoiselle, Rixende ne savait donc où entrainer le dragon pour qu'il s'écartât de la promise de Frameric. La bête massive et sombre, aux écailles luisantes, était couchée sur ses quatre pattes, s'aidant de ses griffes avant pour déchirer les corps des moutons et boeufs amassés. Son grondement de plaisir et le craquement des corps résonnaient dans toute la cavité, loin d'être naturelle. Le galop éfréné de la monture fit pivoter l'oeil du dragon vers la chevalière. Son iris devint plus fin, presque une ligne, comme s'il verrouillait sa cible, et son allure immobile était le signe d'une future attaque en préparation. Repérée, Rixende tenta le tout pour le tout, hurlant à pleins poumons en sortant l'épée longue. L'animal esquiva son attaque de justesse et frappe la terre de sa haute queue. Le sol trembla, le cheval hennit et se cabra, mais Rixende s'agrippa et serra les rènes. Le dragon avait pivoté pour lui faire face. Il grondait, sourdement, puissament, tel un avertissement. Tremblante à l'idée qu'il ne préparât un jet de feu, la jeune femme tenta de prendre une grosse voix pour s'écrier :

- Dame Léceline ! Où vous cachez-vous ?

Un ton chevrotant lança de loin :

- Sir, ne restez pas là ! Sauvez-vous ! Vous ne pourrez rien pour moi !

Sa voix était comme... portée... Il n'y avait aucune cachette ici pour éviter le dragon, à part... OUI ! A part des trouées dans la roche ! Il y avait là peut-être des galeries naturelles, où elle avait trouvé refuge. Rixende devait absolument la situer, et vite !

-Chantez ! Chantez, je vous prie !

A peine eut-elle ordonné cela qu'elle dut presser son cheval à fuir, à la vue du foyer dans la gueule de plus en plus ouverte du grand reptile. Elle força l'équidé à effectuer un cercle complet autour du dragon, qui évacua tout son souffle de feu en une lamelle, trop lent pour tourner en même temps qu'eux. Rixende répéta l'opération, le dragon continuant de la suivre, dans l'espoir de le déséquilibrer. Il ne pouvait pas verrouiller sa cible pour lui cracher ses flammes, et Rixende en profitait pour tendre l'oreille. Par dessus les sabots claquant sur la roche et les coups puissants à terre à cause des grosses pattes écaillées, elle entendit une voix magnifique, bien que vibrante de terreur, provenir du coin proche de là où Rixende était apparue. Rixende leva la tête pour voir si Frameric s'était montré ou s'il n'avait pas eu le courage de s'approcher encore. Par chance, un petit point semblait attendre en haut de la pente la plus douce du cratère. Elle cavala en direction de celle-ci, sans pour autant l'entamer, pour clamer aussi fort que possible :

-Oh oui ! Je vous vois ! Vous êtes sur le flanc nord, n'est-ce pas ? Dans le trou de la paroi ! Chantez encore, j'arrive !

Ce serait là ses dernières paroles, à n'en point douter. Maintenant qu'elle savait où mener l'animal... Derrière elle, le bruit d'une aspiration envahit l'espace et ne laissa aucun doute sur le nouveau jet de flammes prêt à jaillir. Elle avait galopé en ligne droite et le dragon y avait vu une aubaine ! Rixende se dépêcha de faire un demi-tour serré, comme lors des joutes, pour anticiper le coup, pile dans l'axe du dragon. Elle dévia aussitôt, mais le foyer était déjà formé et elle eut beau forcer son cheval à filer sur le côté, loin du dragon, la fin du jet parvint à toucher la croupe de l'animal qui poussa un hennissement terrible. Il éjecta sa cavalière pour s'enfuir à pleine vitesse, laissant là la jeune femme à moitié assommée à terre. Elle se redressa, et ses paupières mi-closes d'étourdie disparurent sous son expression d'horreur. Le dragon, furieux, marchait vers elle, sans la lâcher du regard. Le coeur battant, elle eut du mal à pousser ses jambes à courir. Etait-ce déjà la fin ? La voix de ses meilleurs souvenirs résonna dans tout le nid, à sa grande surprise.

-RIIIIXEEEEENDE ! ENFUIS-TOIIII ! RESTE PAS LAAA ! RIIIIIIXEEEEEENDE !

Le dragon détourna son cou épais et déploya ses ailes, prêt à s'élever pour bondir plus vite sur le minable envahisseur qui avait descendu la pente.

-Oh non... Palsembleu, c'était bien le moment pour jouer les téméraires, Fram' !

Elle puisa dans sa colère et sa crainte de le voir mourir de quoi se relever, puis courrir jusqu'à l'animal, épée tendue. Elle choisit un endroit fragile, moins écaillé : une interstice entre le corps et la patte arrière. Cela ressemblait à la peau ventrale d'une grenouille et elle n'eut aucun mal à la transpercer. Le dragon hurla de douleur, fouettant de sa queue les environs afin de repousser son agresseur. Il se retourna, ignorant le freluquet inoffensif : il était plus urgent de se débarrasser de celui qui l'avait blessé. Le rugissement avait remplacé le grondement lors de l'ouverture de sa gueule, nul doute que le prochain jet de feu serait chargé de colère. Rixende repéra une trouée dans la paroi, songeant que l'idée de Dame Léceline ne manquait pas d'intérêt. Elle courut à perdre haleine jusqu'à son abri, alors que le feu se projetait jusque sur les bords du cratère. Le quart du nid était touché par l'incendie, dans lequel le dragon marchait sans craindre quoi que ce soit. Les flammes, nourries par la masse de paille et de foin, s'élevaient entre cette partie du trou géant et l'autre, où Frameric et Léceline se trouvaient.

Rixende avait bien atteint son abri, mais elle fut obligée de retirer dans un cri de douleur tout le métal présent sur son bras gauche. Il la brûlait, chargé par la chaleur du feu draconique. Elle se tassa au fond du trou d'à peine deux mètres, constatant le tissu de son habit à moitié brûlé, à l'endroit des failles de l'armure. Elle geignait ; elle qui mettait toujours un point d'honneur à ne pas montrer de faiblesse, en était arrivée à un point où il était difficile de lutter. Malgré ses sueurs froides, elle n'oublia pas son objectif : blesser assez le dragon pour que Frameric pusse récupérer l'armure sans subir son attaque. Elle jeta en dehors du trou les bouts d'armure trop chauds d'un coup de pied vif, attirant l'attention du monstre. Il approcha sa gueule, comme prêt à souffler dans la paroi. Une aubaine pour la demoiselle, qui sortit l'épée de sa cachette pour pourfendre la gueule du dragon. Elle continua ses coups, sous le cri glaçant de l'animal, coupant un bout de langue, fendant le palais et les gencives. Elle lui avait rendu impossible l'usage de son feu, sans risquer d'atroces douleurs. Le dragon s'écarta en agitant la tête, comme s'il espérait chasser un obstacle dans sa gueule. Sa patte gratta le bord de son museau, ses cris furent plus aigus, signe de souffrance. Il ne regardait plus Rixende, qui se laissa rouler hors de la paroi.

Les paillages s'étaient consumés, un fin tapis de braises fumait sous son corps. Elle jeta un oeil à son bras nu et découvrit qu'en plus des brûlures présentes, un trou perçait à présent le haut de son bras, visiblement causé par une des dents du dragon alors qu'elle remuait l'arme dans sa gueule. Elle ressentit aussitôt la douleur supplémentaire. A genoux, un mélange de larmes et de sueur sur son visage sale, elle retira son gantelet pour plaquer sur sa plaie une main moins chaude que l'armure. Elle ne savait dire si elle voyait flou à cause des sanglots incontrôlables ou de son épuisement.

-Rixende ! Il faut que je te sorte de là !
Elle se rendit compte que Frameric était bien trop près, au ton de sa voix, et refusa de rouvrir les paupières pour s'exclamer :

-Va-t'en ! As-tu oublié ? Le plan ! Prends l'armure et pars !
Son corps trembla plus que jamais lorsqu'elle s'appliqua à retirer un par un les éléments de l'armure. Si Frameric avait hoché la tête, puis enfiler les pièces comme prévu, il s'empara de la jeune femme blessée. Les mains sous son corps, il fit preuve de fermeté devant ses protestations faibles.

-Le... le dragon...

-Il prend son envol comme il est là. Il va surement chercher un point d'eau pour apaiser ses blessures. On ne craint plus rien.

Malgré son incapacité à voir nettement autour d'elle, Rixende sentit un courant d'air subit et devina qu'il était produit par les ailes déployées. Elle essaya de recouvrer la vue, mais seul un haume lui faisait face. Pourtant, à sa manière de tenir ses prises, elle devinait la gravité de ses traits sous le métal.

-C'est... Dame Léceline que... tu dois...

-Suffit, Rixende. Je suis qu'un couillon, c'est vrai, mais je ne suis pas déloyal et si je dois une seule fois dans ma vie jouer le rôle d'un chevalier, c'est bien maintenant. Ne m'offense pas. Je te somme de te taire et d'économiser tes forces.
Trop assommée pour répliquer, et rappelée à l'ordre sur sa condition par le ton impérieux de son ami, elle obéit sans broncher. D'une oreille, elle entendit l'échange avec la jeune femme à la voix cristalline.

-Oh Seigneur dieu ! Est-elle... ?

-Non, elle est en vie, soyez sans crainte. Je suis Frameric de Trévènes, fils du seigneur Rodolphe de Trévènes, et voici ma palfrenière, Rixende. Le dragon a été mis en déroute. Me permettez-vous de vous ramener à mon fief dès demain ? Cette nuit, nous pourrons nous reposer en forêt, je nous trouverai un endroit proche d'un ruisseau, je connais bien ces terres. Je vous protégerai jusqu'à notre arrivée.

-Oui, sire Frameric, j'y consens. Sans vous, j'aurais fini dans son ventre un jour l'autre. Je n'ai survécu que grâce aux restes de viande cuite, ici... Qu'il me tarde de retrouver un lit douillet et des mets plus raffinés.

-C'est entendu, donc ! Je n'ai hélas plus de cheval, nous devrons marcher toute la journée.

Rixende n'en entendit pas plus, elle fut emportée par la fatigue. Au milieu des douleurs, elle goûtait au plaisir d'être entre les mains de Frameric, jusqu'à son dernier instant de lucidité.

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