Fin de partie [1/4]

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  Deux jours après les événements qui avaient secoué l'île et ses habitants, Maître Caron, le vétérinaire, profita du petit matin pour réceptionner sa dernière cargaison. Quand bien même le petit monde créé par le Gardien avait subi de grands dommages, Caron ne pouvait pas abandonner ses trésors. Tous les jours, il devait leur apporter des soins et tout son amour. Beaucoup de ses compères enseignants le critiquaient pour son attitude aussi farouche que les bêtes qu'il soignait, mais il s'en cognait royalement. Caron était né pour s'occuper des animaux. Il avait cet instinct avec eux, une facilité à les comprendre et par extension, à les apprivoiser et les dresser pour que d'autres personnes puissent interagir avec eux et les monter.

  Ce matin-là, Caron s'était levé aux aurores avec ce qui restait des soigneurs de l'île pour réceptionner les dragons qu'il avait achetés au nom du Gardien. Un prête-nom fort pratique quand on savait que les dragons étaient une race primitive au même titre que les arkiens, les sorogs et les elfisses. Des créatures conscientes donc, avec leur propre mode de vie qui avaient été enlevés à leur milieu naturel pour être vendu comme des animaux de compagnie. Chaque individu coûtait une petite fortune et sans l'apport du Gardien, Caron n'aurait clairement pas pu acheter tous les représentants ayant été capturés. Le maître vétérinaire ignorait encore comment il allait apprivoiser les dragons ni s'ils parviendraient à lui accorder un jour un peu de leur confiance. Caron tentait avant tout de préserver des races en voies d'extinction, il ne cherchait pas à accumuler des créatures comme dans une foire. Cela aurait été dérisoire. Il n'était qu'un humain possédant un don de communication.

  En parlant de communication, Caron eut une pensée pour sa petite princesse. Depuis son éveil spectaculaire, personne n'avait eu de nouvelle. Elle avait tout bonnement disparu. Parfois, il espérait qu'elle soit retournée sur ses terres natales pour rendre au pays sa splendeur d'antan. Quand il avait vu Arya voler sur Slavar, il avait fait un bond de dix ans en arrière. Et Dieux que c’était bon de se souvenir de sa vie d’avant ! Il regrettait souvent de ne pas avoir eu le temps de lui parler plus d'elle et de son passé. Il avait échangé avec Managuilith sur ses impressions, mais leurs entretiens avec la princesse n'avaient pas été assez poussés. Ils étaient rarement seuls en classe et la Milice avait des yeux partout. À la moindre incartade, Managuilith et lui, comme n'importe qui sur l'île, pouvaient être puni pour avoir fait preuve de trop de lucidité. Maître Sed en avait payé le prix fort en devenant le réceptacle de l'esprit du Gardien.

  Il n'y avait rien de pire que de perdre son libre arbitre et de causer de la souffrance aux autres. L'esprit de Caron dévia vers son ami Saïd qui était encore à l'infirmerie. Son corps tellement morcelé par le choc de l'explosion, que l'élève d'Haec Gyptah n'était pas parvenu à lui ressouder tous les os. La dernière fois qu'il lui avait rendu visite, Luc Nandru expliquait au maître de magie qu'il ne pourrait plus se servir de son bras gauche. Il y avait une limite à ce que la magie pouvait faire pour soigner et Saïd le savait.

  Caron faisait partie des rares maîtres à avoir encore toute sa tête. Comme Bolt, il avait perdu ses capacités mais pas ses connaissances. Si Bolt ne pouvait plus se servir de sa voix comme autrefois, Caron quant à lui ne pouvait plus monter. La simple visualisation de son postérieur sur une selle, quel que soit l’animal auquel elle était destinée, lui donnait des sueurs froides. Puis il se figeait et devenait bon à rien. Mais le dressage ne demandait pas d'enfourcher la monture, alors il s'était focalisé dessus au fil des années.

  Revenant à ses dragons dont les caisses de transport venaient d'arriver, transportées du portail de lumière de Knia à l'Université sur des chariots, la moustache hirsute de Caron frétilla en jugeant les caisses trop petites pour ce qu'on lui en avait dit. Les contrebandiers avaient à coup sûr capturé des bébés, ou tout du moins de jeunes individus. C'était certes plus aisé de les transporter mais pour le prix auxquels ils avaient été vendus, c'était une honte.

  Cela n'empêcha pas le vétérinaire d'aboyer ses ordres pour que les nouveaux arrivants soient bien traités et déplacés le plus respectueusement possible dans leur nouvel habitacle enchanté. Les soigneurs ne se laissèrent pas impressionner par les tentatives de morsures et les jets de flammes. Ils connaissaient leur métier et les consignes du Maître étaient claires.

  Alors que Caron venait de refermer l'enclos des dragons, l’un de ses hommes remarqua qu’il restait quelque chose au fond de l’une des caisses. Le maître verrouilla la porte avant de se pencher lui-même par l'ouverture du toit de la caisse concernée. Il s’écria vivement :

 « Nom d’un basilic tacheté ! »

  Il agrippa le châssis et bascula pour entrer dans la caisse avec souplesse. Le soigneur qui avait donné l'alerte le mit en garde. Caron l'envoya bouler. Il s’approcha de la jeune arkienne endormie et s’assura qu’elle était en vie. Des semaines de trajet sans se faire dévorer, c'était un vrai miracle.

 « Hé, petite ! Debout. Réveille-toi, ma grande. »

  Il lui secoua légèrement l’épaule. Elle ouvrit doucement les yeux. Comme si tout était parfaitement normal, elle s’étira et bâilla. Sa tignasse rousse en bataille laissait entrevoir une belle paire d’oreilles animales et une longue queue fine à poil ras. Elle portait les attributs du clan des Félins qui peuplaient majoritairement l'archipel d'où provenaient les dragons. Caron se mit à rire, rassuré. Il avait connaissance du lien très fort qui unissait les dragons et les arkiens depuis la création du monde. Voilà pourquoi les dragons l’avaient épargnée.

 « Hé bien ! Tu as fait un sacré long voyage. Tu as faim ?

 — Faim ? Pour sûr que j’ai faim ! Je meurs de faim ! »

  Elle écarta les bras pour montrer à quel point son appétit était grand puis elle posa un regard curieux sur le vétérinaire. Ses grands yeux dorés pétillaient dans la pénombre. Elle pencha lentement la tête sur le côté. Ce bonhomme à moustache, sans queue ni écaille, vêtu d'étranges vêtements de cuir, l'intriguait. Elle demanda d'un air ingénu :

 « T’es qui ? Moi, c’est Nioza, du clan des Félins !

 — Moi, c’est Jord du clan Caron. Ravi de te rencontrer, Nioza.

 — Pourquoi on est dans cette drôle de maison ?

 — Tu ne te rappelles pas ? »

  Nioza fit un effort de réflexion et son visage s’éclaira soudain. Elle lui raconta alors comment elle s'était transformée en dragon pour porter secours à ses amis.

 « J'étais partie rendre visite à mon ami Cisco, mais là où il aurait dû nicher, il y avait des traces de bagarre. J'ai trouvé ça bizarre, tu vois, parce que ce n'est pas encore la saison des amours et que Cisco est encore trop jeune pour copuler. J'ai donc remonté la piste jusqu'à tomber sur des humains qui avaient mis d'autres de mes amis dans des filets très durs. Ils avaient beau mordre et se débattre, ils étaient coincés. J'ai eu peur ! J'ai crié après les humains et ils m'ont attaqué aussi. Du coup, je me suis changée en dragon pour délivrer mes amis. Mais les humains étaient trop nombreux, tu vois, et je me suis fait capturer aussi. Mais c'est pas grave, j'ai pu soigner la patte de Cisco et tout le monde était bien pendant le trajet. Enfin, ils avaient tous aussi faim que moi, mais un vrai dragon ça peut tenir longtemps sans manger. C'est très fort un dragon ! »

  Nioza avait des gestes très expressifs pour conter son histoire. Caron revivait avec elle les événements. Le soigneur qui avait découvert la jeune femme les rejoignit en cours de route en apportant de l'eau et de la nourriture pour l'arkienne avant d'être chassé par le maître. Il la laissa terminer son histoire puis Caron se frotta le menton d'un air concerné. La féline finit par se taire et l'observa attentivement.

 « Comment se fait-il que tu y sois allée seule ? l'interrogea Caron par curiosité, sans porter de jugement moralisateur. Les dragons ne vivent pas au sein de ton clan ?

 — Alors, en fait, non. Pas vraiment. Normalement, il n'y a que les guerriers qui ont le droit de se rendre sur le territoire des dragons. Leur village ne se trouve pas très loin, notre territoire est juste à côté, mais j'avais envie de les voir, même si je n'ai pas encore accompli le rituel pour devenir une guerrière. Du coup, une fois, je les ai suivis, et j'ai rencontré Cisco, et on est devenu ami. D'ailleurs...»

  En quelques minutes, Caron sut tout de la vie de Nioza. Combien de frères et sœurs elle avait, qui étaient ses parents, pourquoi elle se sentait différente, pourquoi elle avait désobéi et pourquoi elle avait continué d'enfreindre les règles pour voir ses nouveaux amis. Le maître l’écouta et discuta avec elle avec un plaisir non feint. Il restait un homme curieux d'en apprendre plus sur les races primitives qui avaient continué de vivre selon les règles du premier âge.

  Plus il en apprenait sur Nioza et plus il la suspectait d’être une Descendante. Les maîtres discutaient énormément entre eux. Et même si la plupart du temps, Caron ne prêtait qu'une oreille superficielle aux discussions de ses pairs, à partir du moment où Arya Al'raï avait été assimilée au titre de Phénix, le vétérinaire s'en était un peu plus mêlé. De ce fait, en tant que maître de Saltar, Caron aurait dû dénoncer l'arkienne, mais en tant que chevalier de la garde royale de Darcie, il avait le devoir de protéger ceux dans le besoin.

  Quand Nioza lui parla finalement de la voix qu’elle avait entendu dans sa tête, plus aucun doute ne fut permis. Elle était une Descendante, comme Arya. Cela convainquit Caron de la prendre sous son aile. Le vétérinaire ne perdit pas de temps en hésitation infertile. Il se redressa et lui tendit la main.

 « Est-ce que tu veux rejoindre tes amis ?

 — Oh oui !

 — Je vais te mener à eux, mais il faut que tu me promettes quelque chose. »

  Nioza se leva en prenant sa main et l'interrogea à propos de cette promesse. Caron n'y alla pas par quatre chemin et lui fit comprendre qu'elle devait rester une dragonne parmi les dragons. Il lui parla de personnes très méchantes qui voudraient lui faire du mal si elle ne restait pas cachée. Nioza comprit et lui promit de faire de son mieux, l'air grave.

  Après cela, Caron lui ouvrit la porte de l'enclos et la petite dragonne aux écailles oranges courut rejoindre ses amis et les câliner. De la nourriture fut distribuée aux dragons et Nioza raconta à ses amis ce que le vétérinaire lui avait dit. De l'autre côté de la porte, Caron les observa puis sentit leurs regards. Ils reconnaissaient qu'il avaient bien agi et inclinèrent la tête avec respect devant lui. Les individus capturés étaient jeunes mais déjà sages. Le maître déglutit à la fois heureux d'avoir pu si vite apprivoiser les dragons, à la fois angoissé à l'idée de ne pas parvenir à protéger Nioza. Il se tourna alors vers le soigneur qui avait découvert l'arkienne et le fixa le cœur lourd. Si Caron voulait préserver le secret, il devait éliminer les personnes, peu dignes de confiance, au courant de sa présence avant qu'elles fassent leur rapport au Gardien.

  Le vétérinaire n'attendit pas des heures pour mettre son plan à l'exécution. À peine les soigneurs eurent-ils achevé leurs tâches de la matinée que Caron les rassembla dans un enclos, sous prétexte de nettoyer la zone. Le maître leur assura qu'il maintenait les animaux à distance. Il le fit réellement jusqu'à ce que les soigneurs soient complètement concentrés sur leur travail. Puis Caron sortit en silence et les enferma avec les velues, des créatures ressemblant à des tortues, couvertes d'une dense fourrure où se dissimulaient des crochets empoisonnés. Comme un chat, les plus jeunes et les plus petites venaient se frotter à vos jambes pour réclamer des caresses tout en vous empoisonnant. Ensuite, quand le poison ralentissait suffisamment leurs cibles, les velues les plus âgées s'approchaient et tuait les proies d'un puissant coup de queue, les transperçant de part en part.

   À l'extérieur, Caron se sentit mal d'avoir ainsi trahi ses soigneurs, mais il savait aussi qu'ils étaient totalement sous le contrôle du Gardien. Lui-même, pour préserver Nioza, se rendit chez son ami Intillalta pour lui demander de verrouiller ses souvenirs la concernant. Ainsi, le vétérinaire oublia que le dragon aux écailles orange n'en était pas réellement un.


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