Nouvelle donne [2/3]

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Cité carcérale, Nuweat.


  Dans les profondeurs de la cité souterraine, au bord de la falaise, il entendit une voix. Une voix d’ange. La voix résonna. Et résonna encore. Et résonna longtemps. Comme un puissant écho ricochant dans les longs tunnels qui descendaient vers le centre de la terre. Sauf que son écho grandissait au lieu de se laisser mourir. Il grossissait et grossissait encore. Impossible de ne pas l’entendre. Il ne résonnait pas à ses oreilles, mais dans sa tête. Litanie obsédante, la voix chassait les ténèbres de son esprit.

  Le prisonnier leva la tête vers la lumière naturelle qui leur venait de tout là-haut. La surface. Presque un mythe pour ceux qui comme lui avaient été condamnés aux chaînes pour l'éternité. L’ouverture à ciel ouvert n’était qu'une pointe de clarté vue d'ici. Pourtant, il lui fallait répondre à l’appel. Il devait retourner à la lumière, abandonner les ténèbres qui l’avaient accueillies. Il y était obligé. Il avait prêté serment. Ce n’était pas le genre de serment que l’on pouvait briser. Il avait juré devant les dieux. Les dieux l’avaient puni pour avoir manqué à son devoir. Et voilà qu’ils le rappelaient à la lumière pour répondre à son serment. Maudit serment.

  Les chaînes qui le retenaient à la paroi rocheuse cliquetèrent quand il se redressa. Elles grincèrent quand il s’étira. Qu’il était bon de se remettre en mouvement ! Il prit une grande inspiration et brisa ses entraves presque sans effort.

  Ses compagnons d’infortune le dévisagèrent avec surprise. S’il était en mesure de se libérer depuis tout ce temps, pourquoi était-il resté prostré toutes ces années dans ce lieu maudit ? Pourquoi était-il demeuré dans la misère et la damnation ? Leurs questions resteraient sans réponse. Zaigham le Terrible avait oublié comment parler près de trois siècles auparavant. Sa malédiction le rendait plus monstrueux d’année en année. Et plus violent. Il ne s’exprimait plus qu’à travers la brutalité et les coups de crocs, de griffes et de cornes. Même les gardiens rechignaient à l'approcher. Le démon n'était donc nourri qu'au cours des arènes annuelles, quand il terrassait ses ennemis avant de les dévorer.

  Un grondement s'échappa de la sinistre créature. Zaigham s’avança vers le bord de l’à-pic. En contrebas, on entendait les cris et les gémissements remonter des entrailles de la prison où les plus forts étaient fouettés pour creuser toujours plus profondément. L’odeur du sang et de la mort remonta jusqu’à ses naseaux. Cela réveilla sa faim. Mais son esprit se tournait vers la lumière et la voix qui ne cessait de l’appeler. Zaigham grogna puis étendit ses ailes. Ses os craquèrent en se déployant. Les extensions dans son dos avaient poussé suite à la malédiction ; personne ne lui avait enseigné comment voler et il ne s’y était jamais essayé. La membrane épaisse entre les doigts osseux était abîmée par endroit, rongée par quelques maladies des profondeurs. Mais cela lui était égal, la douleur faisait partie de sa vie depuis tellement longtemps qu’il ne la sentait plus. Il battit des ailes et sentit son corps se soulever.

  Maladroit, il dévia de son objectif. Ses ailes n’étaient pas assez fortes. Le manque de pratique le handicapait. Zaigham se raccrocha à la paroi de ses puissantes griffes, dévora ceux qui y étaient enchaînés pour reprendre des forces et retenta l’expérience. Il battit plus vigoureusement des ailes mais il ne parvenait toujours pas à s’orienter comme il le désirait. Le démon finit par abandonner l’idée de voler et se contenta d’escalader la falaise en plantant ses griffes dans la paroi, s’aidant de ses bras, de ses jambes et de ses ailes. Retrouvant sa vigueur d’autrefois, il grimpa de plus en plus vite. La voix dans sa tête l’encourageait et le fortifiait. Il tendit le cou pour répondre à l’appel mais ce fut un cri bestial qui sortit de sa gorge.

  Les gardiens sonnèrent l’alarme. Toute excuse était bonne à prendre pour rompre l’ennui du quotidien. Mais une tentative d’évasion, c’était à chaque fois un régal. Les balistes furent armées de carreaux à même de transpercer l’armure d’un dragon. Au quartier des forges, les matons renversèrent les chaudrons de poix toujours prêts à l’emploi. Les chefs d’escadron lancèrent des sorts létaux. Les forçats hurlèrent et encouragèrent leur téméraire camarade avant de se rebeller contre les gardiens afin de lui offrir le maximum de chance de s’en sortir. De nombreux prisonniers moururent le long des coulées bouillantes et au fond du gouffre. Les carreaux, s’ils parvenaient à effleurer Zaigham, ne lui infligèrent aucune blessure suffisamment sérieuse pour le ralentir. Les sorts ricochaient sur lui. Rien ne parvint à l’arrêter.

  À quelques dizaines de mètres de la sortie, il se propulsa à la force des jambes, aussi loin qu’il lui fut possible, puis il ouvrit ses ailes et vola vers le soleil. Une fois à l’air libre, il put se laisser porter par l’air et planer avant de reprendre de la hauteur. Il s’était échappé. Voler était finalement plus instinctif que prévu.

  Aucun dispositif n’était prévu au-delà du gouffre. Personne ne pouvait échapper à la cité carcérale la plus ancienne au monde. Personne avant Zaigham le Terrible n’y était parvenu. Que ferait-il de cette nouvelle vie ? La voix ne se taisait toujours pas. Il vola vers elle comme s’il s’aventurait sur la voie de la rédemption.

Ж


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  Avant de retrouver son enveloppe charnelle dans ses quartiers, Luménor erra dans l'Université pour observer les effets de l'éveil du Phénix sur les autres membres de la classe spéciale et sur les habitants de l'île. Si certains rapprochements lui déplurent, il nota avec satisfaction l'arrivée du Pégase et de la Tisserande. Ce qui montait à cinq le nombre de Descendants aptes à le mettre en déroute. Cinq destinées à corrompre pour sa propre survie. Cinq épines dans son flanc.

  Cette génération devait être la dernière. Mais comment y parvenir ? Il devait interroger Galriel et obtenir plus d'informations sur le sort que les neuf sorcières avaient utilisé contre lui. Luménor ne se sentait pas d'affronter la Sainte et ses paroles purificatrices.

  En parlant de purification, quand Luménor aperçut la lumière brillant au sommet de la tour, il ne put que jurer et s'énerver contre la Sainte qui saisissait le moindre moment d'accalmie pour l'emmerder royalement. Il observa la débâcle de ses serviteurs avec désappointement. Il pourrait toujours les remplacer, mais cela prendrait du temps. Et il avait la subtile impression qu'il allait justement manquer de temps. Il se pressa alors de retrouver son corps.

  Le hurlement que poussa Luménor après s'être glissé dans son enveloppe déchira les entrailles de Santhià qui bondit de sa chaise. Elle s'approcha aussitôt pour lui venir en aide mais la douleur du Gardien n'était pas physique. Son retour dans le monde tangible l'avait brutalement soumis au pouvoir de l'île. Ainsi qu'à celui des Descendants. Leur concentration sur l'île avait réactivé la mémoire des lieux. Il avait la désagréable sensation de revivre le moment où ces satanées sorcières l'avaient abattu sur la place d'Agapet.

  Le Gardien prit subitement conscience à travers la douleur que cette génération avait vraiment quelque chose de spécial. Toutes les lignées étaient en âge d'être utiles. L'idée que l'année à venir allait être le prochain coche pour se défaire de sa prison le rendit euphorique. Luménor apparut complètement fou à la lamie quand il se mit à rire sans retenue. Santhià ne comprenait pas comment il était possible de passer ainsi de la souffrance à l'extase. Elle ne comprit pas non plus pourquoi il tint tant à descendre discuter avec le Saint cristallisé, mais elle exécuta sa volonté.

  Sans lui accorder un mot, Luménor s'enferma seul avec Galriel. Santhià n'eut plus qu'à attendre à l'extérieur. Jusqu'à ce que son cristal vibre et qu'elle ne se rende d'urgence à la salle de contrôle.

 « Enfin, commença Luménor après avoir réveillé Galriel. J’ai réussi ! Le Phénix est à moi !

 — Tout doux, vieux troll dégarni ! Le Phénix s'est juste éveillé, tu ne l'as pas conquis à ta cause. Et en passant, ce n’est pas grâce à toi qu'il a pris son envol, mon chou, ricana-t-il.

 — Bien sûr que si !

 — Soit ! Tu as tourmenté la petite Arya jusqu'à son point d'explosion. Félicitations ! Tu as détruit une partie de ton œuvre. Cependant, tous les honneurs ne te reviennent pas.

 — Ah non ? Et qui dois-je remercier dans ce cas ? railla Luménor avec un rictus méprisant.

 — Oh, pas quelqu’un de très important… Juste une nécromante.

 — Ils ont disparu ! rétorqua Luménor avec colère.

 — Oui ! Comme les antiogs, les adivinis et les lamies. Mais comme tu as pu le constater, on en croise encore. »

  Luménor soupira et se pinça l'arrête du nez. Galriel n'avait pas tort. Contre toute attente, certaines races et certains clans avaient échappé à l'éradication. Il souffla encore, fatigué de toujours se battre, puis croisa le regard condescendant du Saint.

 « Quoi encore ?

  — Oh, rien ! Je savoure ta décadence. C'est tellement divertissant.

 — Ma décadence ? Je suis le maître sur cette île et mon influence atteint les deux continents !

 — Oh ! Plus pour longtemps, crois-moi.

 — Vas-tu cracher le morceau à la fin ?

 — Ce serait moins amusant si je ne te taquinais pas un peu. »

  Luménor se tourna prêt à quitter les lieux quand Galriel cessa de jouer avec lui.

  « Le Phénix n'est plus dans cette dimension pour le moment. Rien ne pourra l'atteindre jusqu'à ce qu'il revienne. Ou pas. »

  Cette nouvelle n'était pas des plus heureuse et le Gardien grogna avant de sortir. Comment faire revenir le Phénix jusqu'à lui pour le rallier ? Il remonta seul à ses appartements, plongé dans ses réflexions. Il devait ajuster ses plans.

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