« Il existe une période de l'histoire qui fut effacée des livres. Par conséquent de nombreux peuples oublièrent cette ère de ténèbres. Seuls les sorogs, dépositaires de la mémoire d'Argilia, et quelques rares lieux en gardent encore les funestes témoignages.

  À l’origine de cette sombre époque, il y a un homme. L'un des premiers de sa race. Yuïr Saman, roi de Luménor, dit le Magnifique, était un homme puissant qui possédait une grande force physique et magique. Sa piété était plus importante pour lui que la gestion de sa famille qu'il n'hésita pas à sacrifier sur les autels des divins. À la fois généreux, téméraire, avisé et craint par les siens, Yuïr gouvernait parfaitement son pays, son peuple était heureux et il avait le respect de ses voisins.

  Vint ensuite la Grande Guerre. Les acians levèrent une armée de mages puissants et de soldats robustes, quittèrent leurs cavernes des Terres Gelées par milliers et envahirent les pays frontaliers. Sonnant l’alarme, les nations rapidement débordées par le nombre, ne purent donner l’exacte mesure de l’armée ennemie.

  Prenant la menace très au sérieux, les autres pays entrèrent en guerre et formèrent la Grande Coalition, à l’initiative de Yuïr le Magnifique. Les armées alliées furent rassemblées en quatre semaines dans les grandes plaines d'Iscil, puis elles marchèrent droit et vite vers le Nord, s’étalant assez pour former une ligne ininterrompue d’est en ouest.

  Les batailles furent rudes. Pendant dix longues années, il ne se passa pas un jour sans une sanglante bataille. Les acians cédaient difficilement du terrain et les armées de la Grande Coalition ne leur laissaient pas une seule chance de percer. Il fallait trouver une solution. Yuïr le Magnifique quitta un beau matin le front de bataille, afin de convaincre les mages de Crystal de se joindre à lui pour repousser les acians sur leurs terres. Les crystaliens, en accord avec l'assemblée des Grands Maîtres, refusèrent d’utiliser leur magie contre la volonté d'une race dénigrée et laissée de côté depuis trop longtemps. Yuïr n'accepta pas leur refus et les asservit avant de les ramener au front.

  Yuïr se servit des crystaliens pour rendre son armée invulnérable. L'une des mages parvint pourtant à échapper à son contrôle et brisa le lien d'asservissement. Les mages de Crystal se retournèrent contre la Grande Coalition et soulevèrent la terre pour mettre fin à la guerre. De cet acte naquirent les Montagnes Rouges. Rouge du sang absorbé par la terre au cours des dix années de guerre. Les Acians battirent en retraite dans les Terres Gelées, pensant que les Dieux les punissaient pour avoir voulu d’une terre qui n’était pas la leur, et retournèrent dans leurs froides cavernes du Nord.

  Déçu par l'acte des crystaliens, Yuïr clama haut et fort la disgrâce de ce peuple qui s'était rangé du côté des acians. En conséquence, le roi de Crystal rendit son pays insulaire inaccessible pour protéger son peuple alors même que la chasse était donnée sur le continent.

  Toutefois, l'instabilité qui résulta de la transformation terrestre attira de nombreux monstres à travers le voile de l'Entremonde. La guerre à peine terminée, le monde dut faire face à la plus grande invasion de son histoire.

  Yuïr reprit les armes et s'acharna à unir toutes les races, épuisées par la guerre, pour lutter contre ce nouveau fléau. Il parvint à consolider les failles qui s'ouvraient entre les deux dimensions et ramena peu à peu la paix dans le monde. Cet acte lui accorda le regard des dieux qui eux-mêmes avaient eu fort à faire avec une guerre cosmique. Yuïr fut divinisé par la Prime Divinité, il devint Artimon, le dieu des hommes.

  Mais Yuïr avait vu trop d'horreurs pendant la guerre. Son âme avait été souillée au contact des monstres. Quelques temps après son élévation, il s'attaqua à la Prime Divinité qui disparut des Jardins Célestes. Cet acte lui valut la haine des autres dieux qui le déchurent de son rang. Avant de quitter les Jardins Célestes, Yuïr parvint à voler une essence astrale et s'en servit pour devenir immortel. C'est suite à cela que les dieux envoyèrent des créatures divines pour combattre Yuïr. Ces dernières l'évincèrent et ramenèrent l'équilibre dans le monde avant de s'y installer et de fonder des lignées dotées de dons divins.

  Après leur mort, Yuïr mit des siècles avant de revenir. Entre temps, les lignées s’étaient endormie en devenant inutile pour l’équilibre du monde. Les Descendants ne furent alors éveillés que pour lutter contre Yuïr afin de l’anéantir définitivement. Seulement, grâce à l’essence astrale et à l’immortalité que cela lui avait donné, les batailles furent rudes. À forces égales, aucune génération de Descendants ne parvint à achever le Déchu.

  Jusqu’à ce que les Neuf Reines morcellent Yuïr et enferment son âme dans un lieu désert. Cette bataille leur coûta la vie. Il revenait donc à leur descendants de poursuivre leur œuvre. »

*

  Ambroise conclut le récit en ces termes, le regard rivé au Dauphin de Larfonie :

 « Vous êtes le fils de Sofine.

 — Ce qui est un raccourci, précisa Lily avec empressement. Comme vous l’aurez compris, vous êtes issu de la lignée de sa Créature, Pégase. Par conséquent, les Boucliers doivent prêter serment, lier leur sort au vôtre afin de pouvoir vous protéger et permettre aux Descendants d'accomplir leur mission.

 — Je ne sais qu’en penser, avoua Tobias après un long silence. Je trouve cela à la fois enthousiasmant et effrayant. Connaissez-vous d’autres Descendants ? D’autres Boucliers ? »

  Lily et Ambroise échangèrent un regard, puis la nuwë expliqua que tous ceux qui se retrouvaient dans la classe spéciale étaient soit l’un, soit l’autre. Tobias-Argan se figea un instant le temps d’assimiler la nouvelle. Il jeta un œil à Ruy, endormi paisiblement sur la table. Cela expliquait la présence du garçon dans la sélection malgré ses maigres talents. Le Dauphin se tourna finalement vers l’ambassadrice.

 « Et vous, Ambroise ? Quel est votre rôle dans tout cela ?

 — Regardez-donc la liste des élèves du siècle dernier, répondit-elle par facilité.

 — Si vous étiez inquiète tout à l’heure, c’est parce que vous êtes la protectrice de Mademoiselle Leyhan ? Mais qui sont les autres ? D'après ce que vous m'avez raconté, il manque à la fois des Boucliers et des Descendants. »

  Ambroise hocha la tête et Tobias fit ses propres déductions avant de poser d’autres questions à ses hôtesses bien informées.

 « Est-ce que vous en connaissez d'autres, hors de Saltar ?

 — J’en connais une, déclara la sorog après un silence pensif. C’est une elfysse qui ne quitte que rarement la vieille forêt. Elle a très mauvais caractère. Il y a peut-être trente ou quarante ans que je ne l'ai pas vue. Mais je ne m'inquiète pas pour elle, c'est une guerrière coriace. »

  Tobias hocha du chef puis soupira. Comment pouvaient-ils trouver les autres ? Comment se reconnaissaient-ils entre eux ? Qu’est-ce qui les différenciaient des autres mages ? Ambroise fut la plus à même de répondre.

 « En tant que Bouclier, je peux discerner les Descendants. Quant aux Descendants, ils peuvent se reconnaître entre eux. C’est comme si votre ancêtre se trouvait toujours sur vos pas, comme une ombre tenace. Pour vous, c’est un cheval ailé, pour Lily une tisserande antique, pour Al’raï, un oiseau de feu. L’elfysse dont je vous ai parlé est suivie par l’ombre d’un grand arbre. Pas facile à repérer au milieu d’une forêt, vous pouvez me croire.

 — Je vous crois, répondit élégamment le prince en inclinant le buste. Toutefois, je ne perçois rien derrière Mademoiselle Leyhan. Dois-je m’en inquiéter ? »

  Lily esquissa un léger sourire la tête baissée, puis elle retira délicatement le voile magique qu’elle avait tissé avec sa mère. L’ombre de la Tisserande apparut alors à Tobias qui resta muet. Il avait bien perçu ce genre de manifestation après d’autres personnes, mais il n’en avait pas tenu compte.

  Poussé par la curiosité, Tobias posa de nombreuses questions auxquelles répondirent les deux femmes du mieux qu’elles purent. Le Dauphin resta de longues heures en leur compagnie après cela, apprenant à mieux les connaître. Ils en oublièrent complètement le chaos dans le reste de l’Académie.