La barque voguait sur les flots en suivant la destination définie par sa boussole enchantée. Sans voile ni rame, Astralia avait mené seule son embarcation depuis le quai du Panthéon, emportant avec elle un figuier d’ion en pot et Fonaï, son mentor littéraire. Elle avait ainsi pu se nourrir et continuer son apprentissage. Elle était partie un matin, avant l’aube, ne laissant qu'une courte lettre à son père. Astralia avait béni la cité et ses habitants avant de partir. Grâce à cela, elle les avait quittés le cœur en paix.

  À la fin du deuxième jour de navigation, les côtes de Saltar apparurent à l'horizon. Son maigre navire avait traversé la mer sans heurt. De jour comme de nuit, la Déesse-Fleuve lui avait offert une mer calme. Astralia immobilisa la barque à quelques milles marins de l’île afin de ne pas être repérée, puis elle patienta. La nuit précédente, la Sainte avait eu une vision. Le soleil ne serait pas son ami tant qu'elle n'aurait pas rassemblé les Boucliers. Elle avait ainsi vu sa rencontre avec le Grand Mestre du Templion sous une lune protectrice, la nuit comme manteau pour se dissimuler aux yeux ennemis.

  Lorsqu'une lune blanche et pleine se leva, Astralia remit son esquif en mouvement. La coque de bois s’échoua finalement sur le gravier d’une crique difficile d’accès entre deux bras de roches. Les récifs et les bas-fonds sableux auraient empêché n’importe quels autres navires de parvenir jusqu’à la plage.

  Un homme encapuchonné l'attendait sur la grève. D’une main ferme, Setsuan vint aider la jeune fille à débarquer. Elle le remercia pour son aide et le suivit. Il ne lui adressa pas un mot et contourna un amas de roches bleutées pour presser un bouton caché. Une trappe s’ouvrit dans le sol. Le prêtre se laissa glisser le premier puis lui fit signe de descendre une fois les lieux éclairés d'une torche. Tout était poussiéreux et personne n'avait emprunté ce chemin depuis très longtemps. Son guide ne lui adressa pas la parole un instant tandis qu'il ouvrait la voie.

 « Ce sont les galeries des anciennes pouponnières draconiques, découvrit Astralia en glissant une main sur la paroi lisse. Nous marchons dans les pas des dragons…»

  La première torche s'éteignit et Setsuan en ralluma une autre. Il évitait d'utiliser la magie pour ne pas attirer l'attention. Ils traversèrent un couloir puis bifurquèrent à de nombreuses intersections. Ils arrivèrent finalement au cœur du Templion, par le plancher du temple du Dieu-Messager.

  Lorsque la Sainte se fut hissée puis redressée, Setsuan s'approcha de la trappe avec un air curieux et grandement étonné.

 « Eh bien, ça alors ! »

  Amusée, Astralia sourit en l'observant ouvrir et refermer la trappe en constatant qu'elle ne disparaissait pas. Il avait sans doute utiliser le passage pour la première fois.

 « Depuis quand c’est là ça ? s’étonna-t-il encore à voix haute.

 — Probablement depuis longtemps. »

  La Sainte se tenait droite devant la statue du Dieu-Messager, le pot de son figuier posé sur la hanche. Le prêtre sembla la découvrir. De surprise, il lâcha le battant de la trappe qui se referma bruyamment. Il se redressa promptement, les bras raides et s’écria d'une autre voix :

 « Suivez-moi. »

  Avec un sourire bienveillant, Astralia lui emboîta le pas vers une porte cachée derrière la statue divine. Avec un peu de recul, le comportement du Grand Mestre lui paraissait étrange. Mais qui était-elle pour le juger ?

  La porte communiquait avec le temple d'à côté. Sous le regard de Sighna, ils s'arrêtèrent. Quelqu’un d’autre les attendait devant l'autel.

 « Bonsoir, Sainte Astralia de Fluvie. Je suis heureuse de te rencontrer enfin.»

  Astralia reconnut la voix qui l'avait ramenée à la lumière lors de son retour dans le monde terrestre, et guidée dans la préparation de son voyage. Elle posa le figuier au sol et s’approcha de la petite silhouette voilée. La jeune fille s’agenouilla devant la dame âgée et joignit les mains en prière.

 « Merci de m’avoir guidée jusqu’ici, Vieille-Mère. Vos indications m’ont été très précieuses.

 — Allons, redresse-toi, mon enfant. Nous avons à parler. »

  La Sainte obtempéra et suivit la vieille femme. Sur un signe de cette dernière, Setsuan attrapa le figuier et ferma la marche. Ils s’installèrent finalement dans la loge à l’arrière du temple.

 « Ici, tu es sous la protection de Sighna. Personne ne pourra te faire de mal ni t’atteindre, même par la pensée. C'est un sanctuaire bien étroit, mais c'est le plus puissant que tu puisses trouver sur cette île.

 — Merci, Vieille-Mère.

 — Setsuan t’expliquera le fonctionnement des temples et les astuces qui te permettront d’échapper à ton ennemi. Personne ne sera en mesure de t’arrêter. Tu possèdes toutes les clés pour réussir là où d'autres ont échoué. Cependant, prends le temps de t’habituer à l’île avant de tenter quoi que ce soit. Ceci sera mon dernier conseil. »

  La vieille femme s’apprêtait à partir quand Astralia l’interpella, un peu gênée :

 « Puis-je connaître votre nom ? Ou préférez-vous ne rester qu’une voix amicale ?

 — Je porte bien des noms, mon enfant. Mais, tu peux m'appeler Hevlaska. »

  Astralia salua la Vieille-Mère avec respect puis se tourna vers Setsuan.

  Durant quelques minutes, elle attendit que le Grand Mestre l’informe du comportement qu’il était préférable d’adopter. Toutefois, elle commença à trouver le temps long. Le prêtre ne réagissait pas. Il était figé, immobile, absent. La Sainte toucha son esprit avec délicatesse. Elle perçut ses questions sans fondement et le vide qui l'empêchait de vivre. Il était perdu dans des pensées si profondes et tortueuses qu'il ne savait plus comment s'exprimer. Astralia ramena doucement Setsuan à lui-même en usant des techiques spirituelles que Fonaï lui avaient apprises. Le changement fut visible. Le Grand Mestre se remit en mouvement. Il reprit sa vie à l'instant où le temps s'était arrêté pour lui. Astralia se fit un devoir de lui expliquer ce qu'il lui était arrivé avant de le questionner sur le fonctionnement du Templion.

 « Nous organisons cinq messes par jour dans la salle principale, les temples sont ouverts aux prières tout le jour. Il y a également quelques offices nocturnes pour ceux qui le souhaitent. Les grandes fêtes religieuses se font exclusivement à l’intérieur du sanctuaire. Le sanctuaire garantit la paix de nos âmes. C’est pourquoi aucun des membres de l’Ordre ne sort du sanctuaire.

 — Pourquoi ne sortent-ils pas du sanctuaire ?

 — Entre les murs nous sommes en sécurité, en dehors… Il ne faut surtout pas sortir du sanctuaire, Sainte Astralia. Je soupçonne le Gardien d’avoir infiltré des espions au sein de l’Ordre. Faites attention à ce que vous dites et ne sortez jamais du sanctuaire. Ici aucun mal ne pourra vous être fait. Mais si vous sortez…

 — J’ai compris. Il ne faut pas sortir du sanctuaire.

 — Parfaitement ! Il ne faut pas sortir du sanctuaire. »

  Setsuan ne semblait plus avoir toute sa tête quand il s’exprimait de la sorte. Il continua de marteler à quel point le sanctuaire était vital pour leur survie. Astralia se demanda si tous les membres de l’Ordre vivant au Templion étaient aussi nerveux à l’idée de s’éloigner du lieu de culte. Il la laissa s’installer dans sa loge et s’en alla prendre un peu de repos. Astralia médita le reste de la nuit en compagnie de Fonaï, plus calme qu’à son habitude.