Tête de nœud et chef d'orchestre [2/3]

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  Depuis l’annonce de sa victoire, Xaan recevait trop d’honneur pour un combat qu’il n’avait pas gagné. Ses affaires avaient été déplacées dans un appartement d'un luxe débordant d'inutilité, situé au dernier étage du bâtiment des nobles. On lui donnait du "Champion" à toutes les sauces. Il avait un cuisinier personnel et des domestiques répondant à ses moindres désirs. C'était du délire. Le pire était peut-être qu'il ne lui venait même pas à l’idée d’en profiter. Les phares de la gloire le stressaient plus que cela le flattait. On lui avait appris à se mouvoir dans l'ombre, pas en pleine lumière.

  En fin de matinée, Talin s'était isolé sur le toit du bâtiment pour échapper à son nouvel environnement. En observant la population de l’île en contrebas, Xaan remarqua les rondes effectuées par de petits groupes de personnes. Il pensa au début qu’il s’agissait de simples promeneurs, mais la régularité de leurs déplacements attira son attention. Est-ce que l’Université était sous surveillance ? C’était la première fois qu’il le remarquait. Est-ce que ces rondes lui avaient échappées ? Ou est-ce que cela était récent ?

   Hevlaska l’interrompit dans son étude.

  « Tu te prends pour un pigeon ?

  — Vous n'êtes pas drôle. »

   Xaan lui avait répondu sans même se retourner. Il était las de ses réflexions. Las de sa célébrité soudaine. Il attirait l'attention d'illustres inconnus qui l'interpellaient comme s'ils le connaissaient. Hevlaska comprenait sa situation, elle n'insista pas. Elle vint s'asseoir à ses côtés puis lui annonça sans moquerie :

  « Luménor ne va pas tarder à venir te chercher. Il va évaluer tes compétences et ta personnalité. Il s’est déjà renseigné au cours des sélections, mais il veut savoir ce que tu vaux sans règles de bienséance. Tes prochains mois de vie seront difficiles tant physiquement que mentalement. J’espère que tu y es suffisamment préparé. Je ne peux que te souhaiter bon courage. Tout en priant pour que tu fasses les bons choix.

  — Et si le boulot me plaît vraiment ? »

   Hevlaska soupira et coucha sa canne sur ses genoux. Xaan l'observa en se tenant prêt à éviter un coup en traître. Elle s’absorba dans une contemplation silencieuse. Il fut incapable de la percer à jour. Néanmoins, il respecta le silence de la vieille dame.

   Quelques minutes plus tard, Hevlaska s'exprima de sa voix la plus sérieuse, légèrement teintée de tristesse :

  « Si le travail vient à te plaire, je me serais trompée sur toi. Cela signifierait que tu n'étais pas celui qu'il me fallait. Si tu en viens à adhérer au camp de mon ennemi, tu deviendrais une grande menace pour mes amis. Je serais contrainte de te tuer. »

  La ferme résolution apportée par le calme de la vieille femme fit comprendre à Xaan qu'il était en sursis. Dans le même temps, il réalisa que le caprice d'Hevlaska de l'envoyer à Saltar n'en était pas un. La voyante n'agissait pas dans son propre intérêt. Elle servait une cause plus grande. Mais laquelle?

  « Je te remercie de le remarquer. Même si tu as mis plus de temps que je ne le pensais.

  — Pourriez-vous arrêter de faire ça ?

  — Faire quoi ? rétorqua-t-elle innocemment.

  — Vous le savez très bien ! Pourquoi vous ne me lâchez pas la cervelle pour changer ?

  — Goujat ! Je fais ce que je veux. Il va falloir t’habituer, je suis là pour un moment. Et il est évident que tu n’es pas un caprice ! Non mais ! »

   Hevlaska se leva et lui donna un coup de canne à l'arrière du crâne sans qu'il puisse l'esquiver. Xaan grogna de douleur et se frotta la tête tandis qu’elle s'envolait sans un bruit. Il entendit tout de même un écho dans un coin de son esprit.

"Je serais toujours avec toi."

"Quelle guigne !"

"Sois sage."

"Dans vos rêves!"

   Xaan fut soulagé de son départ, même momentané. Cette vieillarde l'agaçait par bien des façons. Ce ne fut pas pour autant qu’il quitta son perchoir. Il n’avait rien à faire pour le moment et l’ennui ne lui était pas familier. L’assassin reprit alors ses observations.

   Les groupes de promeneurs s’étaient dispersés. Xaan remarqua cependant d’autres parcours réguliers. Des personnes seules couvraient les jardins, et les chemins qui reliaient les bâtiments entre eux. Les patrouilleurs portaient des habits spécifiques, différents de ceux des domestiques ou des soutanes bleues. L'assassin n'en avait pas aperçu de semblables jusqu'à présent. Quel rôle jouaient-ils au sein de l'Université ?

   Du bruit derrière lui le mit sur ses gardes. Xaan se retourna en pensant que Hevlaska était revenue pour une énième conversation énigmatique.

  « Pas la peine de vous montrer discrète, je… »

   Il se tut en reconnaissant la jeune femme à la chevelure flamboyante. Ce n’était pas son accompagnatrice. Il aurait préféré. Talin se leva pour faire face à sa visiteuse et la saluer à sa manière.

  « Vous êtes la servante du Gardien.

  — Il vous attend. »

   Santhià tendit la main à Talin. Il la fixa avant de la prendre fermement. Ils furent instantanément transportés dans le bureau de Luménor au sommet de la tour. Peu habitué à ne pas être à l’origine du déplacement, Xaan accusa un léger vertige. Il s’en remit rapidement quand il aperçut en face de lui un jeune homme. Où était le Gardien vieux et ridé ? Ce garçon était son secrétaire ou quelque chose dans ce genre ?

  « Merci Santhià, tu peux disposer. Il pourra rentrer par ses propres moyens si besoin est, n’est-ce pas ? »

   Talin hocha lentement la tête en comprenant que le Gardien était devant lui. Même posture, mêmes intonations. Comment le vieillard avait pu se faire une telle cure de jeunesse ? Il faudrait qu’il donne son secret à Hevlaska. Xaan serait curieux de savoir à quoi elle ressemblait avec quelques siècles de moins.

   La rouquine les laissa en tête-à-tête aux paroles du Gardien. Talin se recentra sur le moment présent. Luménor l’invita à s’asseoir. L’assassin refusa. Il resta debout, au garde-à-vous. Ne jamais être au repos quand il y avait des téléporteurs dans l’équipe adverse. Et puis le changement d’apparence du Gardien l’intriguait.

   Ce dernier tint à instaurer un climat de confiance. Il se montra chaleureux et accueillant, et pour le moins direct.

  « Tranquillise-toi, mon jeune ami. Nous sommes entre personnes civilisées. Je tiens simplement à te proposer une place au sein de mon armée.

  — Pourquoi le Gardien de Saltar aurait-il besoin d’une armée ? demanda Xaan avec une certaine provocation.

  — Saltar est une nation comme les autres. Et chaque nation digne de ce nom possède une armée. Mais tu savais déjà cela, n’est-ce pas ? Sinon, tu n’aurais pas posé la question. Tu me sembles être un garçon intelligent. Je tiens à m’entretenir avec toi.»

   Xaan sourit en son fort intérieur. Une armée servait à faire la guerre. On n’entretenait pas des soldats pour le plaisir. Le Gardien s’attendait à être attaqué ou se préparait à attaquer. Était-ce la raison de la mission confiée par Hevlaska ? Se détournant de ses réflexions, Talin se focalisa sur le discours de Luménor.

  « J’aimerais savoir ce qui t’a pousser à quitter le désert. On est loin du domaine de Vongak. Pourquoi faire le mort pour venir ici ? »

   Le bougre était bien renseigné. La vieille l’avait prévenu. Le Gardien croyait le connaître, mais jusqu’à quel point ? Xaan surveilla ses paroles et joua avec les mots.

  « Vongak se meurt, il ne gère plus son spirit. Je lui ai pris une chose qui lui tenait à cœur. Je ne pouvais pas rester vivant à ces yeux après cela.

  — Et que lui as-tu dérobé de si précieux ? »

   Luménor lui dévoila un sourire carnassier. Talin se serait-il tromper en affirmant que cette nouvelle attisait l’intérêt du Gardien ? En tout cas, il préféra lui montrer plutôt que de s’épandre en paroles qui auraient pu le trahir. L’assassin remonta sa manche et exhiba les Ombres près de son coude. Tout ce qu’il venait de dire était véridique. Luménor ne pouvait pas l’accuser de mentir. Le Gardien sembla d’ailleurs moins de se méfier de lui après avoir poser les yeux sur son bras. Il se leva, contourna le bureau et vint examiner le tatouage de plus près. Il caressa les marques avec une ferveur quasi religieuse. Puis Luménor se mit à rire en reprenant ses distances.

  « Pour cela, je t’apprécie déjà, mon garçon ! Ces Ombres… Je ne sais pas si tu connais leur histoire mais sache qu’elles sont plus puissantes qu’elles n’y paraissent. L'ancienne magie te serait-elle familière ?

  — Je connais quelques enchantements, mais je suis loin d'en maîtriser toutes les arcanes. Le palais de Vongak n'était pas très fourni en documentation. »

   Luménor allait de surprise en surprise. Talin semblait très éveillé pour son âge. Il avait réussi à comprendre la langue de son peuple sans avoir grandi parmi eux. Il fallait qu’il éclaircisse ce point.

  « Comment es-tu parvenu à décrypter les runes antiques ? Ce n’est pas à la portée de n’importe qui. On est loin de la langue commune et des dialectes modernes.

  — Vous vous y connaissez en runes antiques ? s’étonna Xaan, gagnant en méfiance.

  — Ha ! Je les ai longuement étudiées. Mais ce n’est pas le sujet ! »

   Luménor avait grandi avec les runes. C'était la première forme de magie qu'il avait appris à maîtriser. D'une certaine façon, il était triste que cette pratique se soit perdue. Elle était d'une grande efficacité. Il marqua un silence le temps de se demander jusqu'où il pouvait aborder certains sujet avec le jeune homme en face de lui. Puis Luménor décida de l'impliquer totalement. En cas d'échec, il suffirait de l'isoler, sans le tuer évidemment, sinon c'était reparti pour plusieurs siècles d'attente.

  « Les tiens avaient une grande passion pour les grottes, reprit-il d'un ton docte. Ils y vivaient, y accomplissaient leurs rituels, s’y multipliaient. De nombreuses cavernes, un peu partout dans le monde, abritent les secrets de ton peuple. Rassure-moi, ajouta Luménor après un temps de réflexion, tu sais que tu es un antiog tout de même ?

  — Oui, répondit l’assassin dérouté par les révélations de Luménor. Je sais que je suis un antiog. C’est ma mère qui m’a appris à lire les runes. »

  C'était également elle qui lui avait appris ses premiers enchantements et les chants de son peuple. Xaan ne pensait pas en avoir un souvenir aussi net. Était-ce à cause de la vieille roublarde ? Depuis qu'elle avait ravivé sa mémoire et lever tous les verrous qu'il avait posé sur son passé, certaines choses lui revenaient parfois avec une étrange fraîcheur.

  « Ta mère ? lâcha Luménor avec un ricanement nerveux qui n'était qu'une pâle tentative pour refouler ses envies de meurtre. Comment s’appelle-t-elle ?

  — Elle s’appelait Tiama.

  — Que lui est-il arrivé ? demanda plus calmement le Gardien en notant l'emploi du passé.

  — Tuée par Vongak. »

   Luménor se cala dans son fauteuil et caressa son menton imberbe. Cette déclaration éclaircissait certains points. La survie de Xaan, pour n'en citer qu'un exemple. Ce qui n’était pas négligeable, car cela signifiait qu'il pouvait y avoir d'autres antiogs quelque part, reclus dans un quelconque sanctuaire.

   Quand Luménor avait appris, environ une trentaine d’année auparavant, qu’un clan antiog se terrait dans le désert de Zorta, Luménor avait aussitôt ordonné leur soumission ou leur extermination. Il leur avait laissé le choix, il n’était pas un monstre. Le clan avait longtemps échappé à Vongak tout jeune encore. Alors quand ce dernier lui avait annoncé qu’il avait adopté un rejeton de la race des voyageurs, le Gardien avait eu un choc. Vongak avait failli perdre la tête ce jour-là. Mais l’ambitieux télépathe avait su avancer des arguments pertinents. Luménor avait finalement accepté que le garçon reste en vie.

   Et voilà que ce garçon se présentait à lui après avoir trahi son père adoptif. Quel était le but de tout cela ? Xaan Talin était-il destiné à le servir depuis le début ? Rien n’arrivait par hasard dans ce monde. Certes, Luménor avait longtemps travaillé pour forger son propre chemin, mais une aide de cette importance ne serait pas malvenue.

   Son sourire s’élargit et Xaan se demanda ce qu’il se passait dans la tête du Gardien. Luménor se redressa et chercha à comprendre qui était le jeune Antiog.

  « Tu as volé Vongak par vengeance ?

  — Ce n’était qu’une étape.

  — Raconte-moi. »

   Xaan s’interrogea sur l’attitude à adopter. C’était la première fois qu’on lui demandait de raconter son histoire. Son interlocuteur se trouvait être l’ennemi désigné. C’était légèrement déstabilisant. Luménor le fixa un instant. La patience n’était pas son point fort dans ce genre de situation et son agacement transparaissait à travers son regard. Attentif, Talin le remarqua et lui livra une histoire acceptable.

  « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai grandi dans une grotte avec ma mère. Il n’y avait que nous deux à ma connaissance. Puis un jour, Vongak est arrivé. Il était armé et accompagné d’une dizaine d’hommes. Ma mère a fait barrage afin que l'on m'épargne. Vongak l’a égorgée sous mes yeux. Après cela, il m'a recueilli, puis placé dans une section d’entraînement pour assassins. Je suis devenu le meilleur afin de me rapprocher de lui. Je voulais le tuer.

  — Tu as pris ton temps à ce que je vois.

  — Je voulais le voir souffrir. Je l’ai diminué jusqu’à ce qu’il perde peu à peu ses pouvoirs magiques et politiques.

  — T’es-tu senti mieux après cela ?

  — Vongak est toujours vivant, répliqua froidement Talin pour ne pas répondre à la question.

  — Et si je t’autorisais à le tuer ? Il suffit que je lui trouve un remplaçant. Et tu pourras accomplir ta vengeance. »

   La tentation était forte. Qu’est-ce qui l’empêchait d’accepter ? La vieille ne lui avait pas interdit de terminer ce qu’il avait commencé. Mais quel serait le prix à payer pour obtenir l’aval de Luménor ? Xaan s’assit enfin sur le siège qui faisait face au Gardien et le regarda dans les yeux.

  « Qu’est-ce que vous avez à me proposer ? »

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