Un air de nouveauté [1/3]

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Saltar, de nos jours.


  La célèbre tour et son parc boisé étaient entourés de plusieurs bâtiments hétéroclites. Chaque architecte avait apporté une part de sa culture et de son art de vivre pour faire de l'Université le lieu le plus cosmopolite du monde. Cachée du reste de l'île par d'immenses murailles, la cité-état n'avait rien à envier aux plus fameuses forteresses de l'histoire.

   À l’extérieur des remparts, des champs s’étendaient jusqu’aux côtes rocailleuses. Céréales, vignes et élevages, l’île ne dépendait d’aucun pays pour ses produits de première nécessité. Le reste n’était que relationnel. Luménor entretenait avec soin ses relations avec les dirigeants de tous les pays, bien que certaines tensions demeurent auprès des races primitives. Toujours à vouloir se distinguer ceux-là ! Quoi qu'il en soit, Saltar était devenu le plus petit et le plus influent pays du monde. Luménor avait réussi ce tour de maître et cela le transportait de joie.

   Enfin, cela le ravissait en temps normal. Pour l’heure, le Gardien était soucieux. Les sélections annuelles approchaient à grands pas et il se retrouvait contraint à changer de corps dans l’urgence parce que le dernier le lâchait beaucoup plus rapidement que prévu.

   Dans la Crypte du Dragon, Luménor attendait sur son trône que la belle Santhià vienne le chercher. La lamie était en train de préparer le rituel de transfert. Et elle prenait son temps la garce ! Luménor fut pris d’une quinte de toux et cracha trois dents. Il ne lui en restait plus que cinq à présent. Il les comptait et les recomptait du bout de la langue. Grognon comme un enfant frustré, Luménor tenta de lancer ses pertes dentaires d’un geste rageur, mais la force lui manqua et elles tombèrent lamentablement à ses pieds sur les marches de pierres polies. Il râla et fut repris d’une violente quinte de toux. Sa respiration était difficile, sifflante. Un vrai calvaire. Ses organes le lâchaient les uns après les autres. Il était en train de mourir de vieillesse, en accéléré.

   La vue trouble et l’oreille déficiente, Luménor reconnut tout de même la jeune femme à la flamboyante chevelure rousse, et l’accueillit avec bonne humeur.

  « Enfin, Santhià ! Pas trop tôt ! »

   Elle se confondit en excuses, prit le vieillard décharné dans ses bras et le porta à l’étage inférieur. Il n'était plus qu'un sac d'os à la peau parcheminée et translucide. La lamie déposa Luménor dans le cercle central puis s’assura que les lignes tracées au sol étaient nettes et que tous les symboles étaient correctement tracés. Il fallait que tout soit parfait. Les cris et les supplications des mages enchaînés tout autour du cercle magique la déconcentrèrent et elle hurla en déployant sa collerette reptilienne.

  « Silence ! »

   Les prisonniers se recroquevillèrent en gémissant et en pleurant. Ils avaient déjà goûté au venin de la lamie. Leur peau, percée par l’acide, avait fondu par endroit et les faisait souffrir. Ils n’avaient reçu aucun soin. De l’énergie et des moyens gâchés pour rien puisqu'ils allaient mourir. Santhià ne s'en était pas caché en préparant la salle.

   Enchaînées au cercle magique, les offrandes étaient reliées les unes aux autres et entourées de symboles sibyllins. La magie interdite demandait de gros sacrifices et utilisait des énergies négatives polluantes. Voilà pourquoi elle était interdite au commun des mortels. L’énergie des mages serait aspirée et décuplée pour nourrir le sort qui serait jeté. Santhià apporta le nouveau corps du maître et le déposa dans l'alignement de Luménor. Elle prit soin de lui, comme une mère attentive, puis s’agenouilla auprès du maître mourant.

  « Tout est prêt. Appelez-moi quand ce sera terminé.»

   Elle quitta le cercle puis se plaça derrière le mage le plus près de la porte. Santhià plaqua ses mains contre les tempes de l’homme et marmonna en prenant le contrôle de son esprit.

  « Tu meurs d’envie de parler, une seule idée t’obsède et se répète sans cesse. J'en appelle à la terre dans ses noirs desseins. Que l'âme errante trouve refuge dans son nouveau corps. »

   Les yeux du mage se révulsèrent quand son pouvoir s’activa sous l’impulsion de la lamie. Il se mit à répéter la formule sans s’interrompre et tous les prisonniers l’imitèrent quand la magie s’empara de chaque cercle d'énergie. Santhià se dépêcha de sortir afin de ne pas être happée par le sortilège. Elle verrouilla la salle de l’extérieur en activant la rune sur le battant. Il ne lui restait plus qu’à attendre.

   Lorsque les mages commencèrent à hurler, Santhià sut que tout se passait à merveille. La lamie détestait les soubresauts de la terre quand celle-ci recrachait ce qu’elle avait de plus mauvais. Au fond d’elle, Santhià savait que toute cette cérémonie était contre nature. On ne défiait pas la mort impunément, mais le maître avait besoin de changer de corps pour demeurer parmi les vivants et elle avait besoin du maître.

   Enroulée sur elle-même, Santhià patienta sous sa forme reptilienne jusqu’à ce que le calme revienne et que Luménor toque à la porte. Seulement alors, la lamie reprit forme humaine, déverrouilla la porte et couvrit les épaules de son maître d’un manteau.

  « Je suis heureuse de vous revoir. »

   Tout fringuant dans sa peau de jeune homme, Luménor lui sourit en lui caressant la joue. Il était le plus heureux des hommes.

  « Moi aussi ma douce, moi aussi. »

   Ils retournèrent dans la crypte. C’était toujours avec un réel délice que Luménor redécouvrait les couleurs de l’immense salle souterraine. Ses murs bleutés aux reflets semblables à l’eau dansante quand l’aube se lève. La lumière blanche des sphères apposées en lignes pour éclairer le dôme étaient comme un ciel étoilé. Luménor respira profondément l’air sec des profondeurs de l’île puis fit face à son ennemie jurée. La dragonne avait trouvé sa place dans ce lieu insolite. Son immense queue longeait la paroi et ses ailes formaient une voûte écailleuse qui ne dominait que la moitié de la crypte. Luménor avait fait bâtir cet espace afin que même la Reine-Dragon paraisse ridicule sous le dôme de pierre. Qu’il était doux de la contempler ainsi. Elle figée, lui vivant.

  « Maître ? l’interrompit doucement Santhià.

  — Une seconde. »

   Luménor savourait chacune de ses renaissances. Parce qu’elles étaient la preuve qu’il était tout-puissant et que rien ne pouvait s’opposer à lui. Santhià lui laissa tout le temps dont il avait besoin. Elle redescendit nettoyer la salle jonchée de cadavres. Elle déplaça les corps desséchés jusqu’à la cuisine centrale. Personne ne broncha quand les corps furent déposés à l’endroit habituel. Les cuisiniers et les marmitons étaient hypnotisés pour croire que les dépouilles étaient des bûches de bois destinées à l’alimentation des fourneaux. Aussi, tout le monde considéra la nouvelle montagne de carburant avec plaisir. Ils venaient d’être livrés. Et tout le monde oublia les allées et venues de la lamie aux cuisines.

   En retournant à la crypte, Santhià lista ses prochaines tâches. Avec la nouvelle année, une montagne de charges lui incombait. À quelques jours de l’ouverture au public, il fallait renforcer les équipes d’accueil, préparer toutes les salles d’imagination, pourvoir les stocks alimentaires et énergétiques, et enfin intégrer la milice aux travaux pratiques. Même si Luménor donnait les ordres, il était de son devoir de les faire respecter. Et la tâche la plus urgente à cette heure, c'était le renouvellement du sort de contrôle, qu'elle ne pouvait pas gérer seule. Santhià hésita puis retourna voir Luménor. Un coup d’œil dans la crypte lui permit d’évaluer si le maître se trouvait mieux disposé à l’écouter. Comme ce n’était pas le cas, elle soupira et descendit s’occuper de la mise en place du renouvellement. C'était le moins qu'elle puisse faire en attendant.

   Perfectionniste, Santhià contrôla chaque étape du rituel. Malgré tout ce qu’elle savait, la lamie n’avait pas les épaules pour supporter la noirceur que ce sort engendrait. N’importe quel mage aurait du mal à le supporter, mais pas Luménor.

   Une heure passa. La fidèle lamie s'approcha prudemment du maître et attira doucement son attention.

  « Maître ? On n’attend plus que vous.

 — Qui donc ?»

   Elle l’accompagna jusque dans la salle d’imagination qu’elle avait préparée. Un lieu spécialement conçu pour exécuter toutes sortes de sortilèges, comme pour le transfert de corps. Alignés au mur, une quinzaine de mages étaient enchaînés et bâillonnés. Ils étaient tous placés dans un cercle individuel lié au sort de contrôle. Luménor sourit après les avoir comptés.

  « Tu t’es surpassée, ma douce. Les geôles étaient assez fournies ?

  — Vous ne voulez pas vraiment le savoir, n’est-ce pas ?

  — Tu as tout à fait raison. »

   La puissance qu’ils lui apporteraient l’intéressait plus que leur origine. Luménor traversa la salle jusqu’à prendre place dans le symbole du soleil au centre. Il se garda bien de toucher aux écritures. Tant qu’il n’avait pas activé le sort, elles pouvaient être modifiées. Là résidait le danger. Si un symbole était abîmé, cela pouvait défaire tout leur travail et briser le sort déjà en place. Ce qui serait fort regrettable pour tout le monde.

  « Tu as bien travaillé, ma douce. Je n'ai presque rien à redire. Ajoute un lien supplémentaire à l’essor et ce sera parfait.»

  Sans un mot Santhià s’exécuta pendant que Luménor scrutait le sol. Il guida la lamie pour effectuer quelques modifications supplémentaires puis il la congédia. Elle sortit et verrouilla la salle. Quand le maître commença ses incantations, Santhià sentit ses écailles se hérisser. Le sol vibrait aussi proche de la source. Le bourdonnement la fit grimacer. Son ouïe souffrait des ultrasons, mais elle les supporta, jusqu’à ce que cela s’arrête aussitôt remplacé par une vague énergétique.

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