Un grain de sable dans l'engrenage [5/6]

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Ж

  L’après-midi fut long et fatigant sous la chaleur asphyxiante du désert. Seule Hevlaska semblait ne pas souffrir du climat. Lorsqu’ils firent un arrêt dans une petite oasis, elle le fit joyeusement remarquer à son jeune ami qui n’en finissait plus de boire et de s’arroser la figure.

  « Oh ! Ça va, ça va ! N’en rajoutez pas, grogna-t-il en remontant le seau pour la troisième fois.

  — Ne te vexe pas, petit. Et ne bois donc pas tant, tu vas finir par assécher le puits ! ajouta-t-elle gaiement. Déjà que tu as vidé nos rations d’eau en quelques heures.

  — Ha, Ha ! Vous me faites mourir de rire !

  — Quel sale caractère tu as ! Je plains tes amis.

  — Je n’en ai pas, cela règle le problème. »

   Talin se renfrogna et laissa le seau retomber dans le puits. Il retourna près des montures pour récupérer les gourdes afin de les remplir. Puis il s'occupa des oiseaux, leur offrant nourriture et eau.

  Hevlaska se tut et l’observa assisse sur une pierre à l'ombre d'un palmier. Le garçon réagissait au moindre bruit, semblait toujours sur ses gardes, prêt à réagir à la moindre agression. Son aura n’était ni positive ni négative. Ses actes n'avaient apparemment eu aucune incidence sur son karma. La voyante sourit appuyée contre sa canne. Seuls les Descendants du Spectre Encapuchonné possédaient une aura neutre ; toutes les autres tendaient forcément d’un côté ou de l’autre de la balance éternelle. Elle avait donc bien fait de lui épargner la mort.

   Bien que Xaan n’ait pas eu une vie facile jusqu’ici, cela ne s’arrangerait pas de sitôt. Surtout pas avec la mission qu'elle allait lui donner. Elle soupira, cessa d'utiliser sa magie, ferma ses paupières et l’écouta bouger, appuyée sur son bâton tordu. Un Descendant de plus, un avantage de moins pour son ennemi. Xaan Talin sera-t-il à la hauteur de la tâche ? Hevlaska haussa les épaules. Seul l’avenir le lui dirait.

   Ils se remirent en route afin de mettre le plus de distance entre les Spiritueux et eux. Plus l'écart entre eux sera grand, plus la voyante parviendra à attirer les soldats sur elle.

   Le soir arrivant, la fraîcheur tomba très vite. Ils s’arrêtèrent pour bivouaquer au milieu des dunes. Talin alluma un grand feu avec des galets runiques, puis il mit de la viande et une bouilloire au-dessus des flammes. Pendant que cela chauffait, il traça un dôme répulsif qui empêcherait les bêtes sauvages de venir les déranger durant leur sommeil. Le désert n’était pas sans danger la nuit.

  « On dirait presque que tu as fait cela toute ta vie !

  — Gardez vos commentaires. »

  Hevlaska ricana. Le garçon réagissait aux petites piques, c’était divertissant. Néanmoins, elle restait sur ses gardes, Talin se tenait sage parce qu’elle avait mis un verrou sur le don qui le rendait unique. Sans habitat béni protégé par Céfalon, elle ne pouvait pas invoquer sa Loi ; même si elle craignait rien du garçon tant qu’elle le tenait sous son emprise. L’ennui pointant le bout de son nez, Hevlaska lança une conversation sans moquerie, le temps que le repas soit prêt.

  « As-tu des remords parfois ?

  — À quel propos ?

  — Pour tous les gens que tu as tués.

  — Non.

  — Même pas un tout petit peu ?

  — Je ne ressens pas de plaisir morbide à prendre la vie de quelqu’un. Les remords empêchent d’avancer. Ce que j’ai fait était nécessaire.

  — Pour qui ?

  — Pour moi.

  — Pourquoi ?

  — Pour tuer Vongak.

  — Ce crétin à l’ego surdimensionné ?

  — Il a tué ma mère, je voulais me venger.

  — Qu'est-ce qui te prend autant de temps avec tes capacités ?

  — Je voulais le faire souffrir. Qu'il regrette. Qu'il me supplie. L'humilier comme il a humilié ma mère.

  — Je ne m’attendais pas à une telle lucidité de ta part. Je suis heureuse d’apprendre que tu n’es pas un monstre sanguinaire. Tes camarades ne vont pas te manquer ?

  — Ils n’étaient rien pour moi. Je ne suis lié à aucun d’eux.

  — Comment dormais-tu la nuit ? Peut-être évitais-tu le sommeil, réfléchit-elle à voix haute. Ou alors, tu tuais les plus forts dans un moment de faiblesse pour être sûr de survivre…

  — Vous ne savez pas de quoi vous parlez !

  — Tu dois te sentir bien seul. Sans attache, sans ami. Sans famille.

  — Taisez-vous !»

   Hevlaska faisait exprès de remuer le passé ; elle comptait faire tout son possible pour l’amener vers son destin, et cela supposait qu'il se détache de ce qu'il avait vécu pour évoluer et aller de l’avant. Le jeune homme n’avait pas fait le deuil de son enfance brisée. Il fallait que cela change.

   Talin ne lui répondit pas ; il cessa même de l’écouter. Il s’enferma dans le silence même si elle pouvait suivre son esprit ressasser les souvenirs qui remontaient à cause d’elle. En ramenant un souvenir heureux, Hevlaska avait ouvert une porte sur des choses qu’il aurait voulu garder enfouies. L’oubli avait du bon parfois.

   Négligeant un instant la vieillarde, le jeune homme s'en alla faire un tour et ne revint qu'une heure plus tard. Il se coucha alors devant le feu et tira sur sa capuche pour se cacher le visage. Talin pensait au seul frère d’armes qu’il avait aimé et tué pour obtenir son grade d’assassin. Le seul dont il avait pleuré la perte pendant son apprentissage. Hevlaska sentit sa douleur et changea de sujet tout en adoucissant sa peine grâce au contrôle qu’elle avait sur son esprit.

  « Veux-tu que je te parle de Saltar ?

  — Si ça vous fait plaisir. »

   Hevlaska soupira en pinçant les lèvres puis se servit un verre de thé en racontant :

  « Il y a de cela plus de mille ans, Zmei Agapethalm que l'on appelait également la Reine-Dragon, fit surgir des flots une île aux roches bleues. Elle avait choisi l'endroit parfait au centre de la mer des Divinités.

  » L’île devait être le symbole de l'union et de la prospérité de son royaume. Elle devint le lieu de vie des dragons les plus puissants. Les mages de tous les pays effectuèrent le pèlerinage pour rencontrer les messagers des dieux. Jusqu'à ce que le Déchu tente de soumettre les dragons et que l'île soit rasée.

  — Sans déconner, la coupa Talin, vous croyez vraiment que j’ai encore l’âge de croire à la Reine-Dragon ? Vous me prenez pour un gamin de six ans ?

  — Dans chaque mythe, dans chaque légende, il y a une part de vérité. La Reine-Dragon a bel et bien existé. Ne parle pas de choses que tu ne connais pas.

  — Parce que vous l’avez connue peut-être ?

  — Évidemment ! J’ai assisté à sa naissance puis à sa formidable ascension. Mais je comprends ta surprise, on m’a toujours dit que je faisais plus jeune que mon âge. »

   Les yeux du jeune homme se réduisirent à deux fentes. Si elle disait vrai, alors la vieille avait bien plus de deux mille ans… Et puis non ! La Reine-Dragon n’existait pas ! Ce n’était qu’un conte pour enfants. Il croisa les bras et se mit sur la défensive.

  « Vous mentez. Arrêtez de vous moquer de moi !

  — Arrête de grogner pour un rien.

  — Je ne grogne pas ! »

   Hevlaska soupira, excédée par sa mauvaise foi, et reprit son exposé.

  « Au cours des siècles, l'île changea plusieurs fois de nom. Saltar est son appellation la plus récente. Il fut un temps où chacun pouvait atteindre librement le centre du monde. Ce n’est malheureusement plus le cas de nos jours. On ne peut y accéder que par bateau, ou portail de transport. La voie des airs est condamnée depuis que Luménor en est le Gardien, cela fait maintenant… voyons, près que cinq cents ans...

  — Qu'est-ce qu'il a fait pour obtenir une vie aussi longue, papy Luménor ? Le Gardien n'est pas censé être un humain ?

  — Oh ? Tu es au courant de cela ? demanda Hevlaska sincèrement surprise.

  — J’ai l’impression que vous me prenez pour l'idiot du village. Qu’est-ce que vous pensez que j’ai fait de mon temps libre ?

 — Parce que tu avais du temps libre ?

  — De temps en temps, oui. Je ne passais pas tout mon temps à poignarder, démembrer, égorger, décapiter, étouffer, castrer… Est-ce que j’ai déjà tué quelqu’un en le castrant ? Hum ! Possible…

  — Nigaud, conclut-elle sans s’étendre sur le sujet. Ce qui permet à Luménor de garder sa place, c’est parce que c’est lui qui dicte les règles. Il n’est plus humain depuis longtemps, s’il l’a jamais été. Enfin, bref. Ce répugnant croûton humanoïde a construit une école dont la renommée a fait le tour du monde. Les nobles et les bourgeois fortunés y envoient leur marmaille pour apprendre la magie, les bonnes manières et l'art de la politique. Il n’en ressort pas que des mauvaises choses. C'est là le souci : il a réussi à se faire respecter. Malgré des méthodes tout à fait contestables. Et ça, peu de gens le savent. »

   La vieille se mit à rire. Talin ne comprit pas en quoi sa réflexion était amusante et soupira en attendant qu’elle reprenne la parole. La nuit devenait froide, le jeune homme frissonna et resserra sa couverture contre lui. Hevlaska leur resservit un peu de thé et continua être dérangée par la chute de température.

  « Une fois par an, l'école est ouverte à tous. Luménor organise des épreuves de sélection. Il suffit de toutes les réussir pour être admis…

 — Oh ! Je vois où vous voulez en venir. Vous voulez que j'entre officiellement à l'école pour espionner le Gardien.

  — Mais qu’il est intelligent ce petit ! se moqua Hevlaska. Je veux que tu deviennes l'un des lieutenants de Luménor. Je veux qu'il te recrute dans son armée.

  — Le Gardien a une armée ? Ce n'est pas une grosse entorse au traité international ?

  — En effet. Mais il la dissimule. Tu verras que Saltar cache beaucoup de secrets.

  — Et en quoi ma sélection vous avantagera ? »

  Hevlaska sourit d'un air mystérieux. Talin eut la puce à l'oreille. Où aboutiraient toutes ces manigances ? La chute de Saltar ? La fin du traité international ? C'était trop gros pour être vrai. Il refusa tout en bloc.

  « Je ne passerai pas les épreuves, annonça calmement Talin.

  — C’est pourtant le seul moyen d’être admis à l’école.

  — Vous ne m’avez pas compris. Je ne mettrai pas un pied sur cette île.

  — Tu as une dette envers moi et c'est ainsi que je veux que tu la règles. »

   Elle était ravie de son petit effet, la vieille peau ! Hevlaska était tout à fait dans son droit. Il hocha la tête en admettant qu’il dût effectivement s’acquitter de cette dette. Le sourire de la voyante s’élargit. Talin mit les choses au clair immédiatement devant l'air satisfait de la doyenne de l'humanité.

  « Très bien ! J’accepte ! Mais je ne ferai rien tant que vous n’aurez pas levé le verrou sur mes pouvoirs. Je ne sais pas comment vous vous y êtes pris mais...

  — Cela t’énerve, hein ? le nargua-t-elle.

  — Oui !

  — J’en suis navrée. Si seulement tu savais ce qui t’attend.

  — Que savez-vous de moi au juste ? »

   Hevlaska attrapa rapidement une souris à la recherche d’un peu de chaleur. Talin la dévisagea tandis qu’elle vidait l’animal de son sang avant de jeter le cadavre dans le feu. Quand elle saisit sa couverture pour s’y enrouler, il comprit qu’elle n’en dirait pas plus. Il l’imita en râlant et chercha un peu de sommeil. Les paroles de la voyante lui tournèrent dans la tête un moment avant qu’il ne parvienne à s’endormir.

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