Un grain de sable dans l'engrenage [3/6]

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  Tout était calme dans l'oasis. Les nuages s’étaient approchés plus vite que prévu mais cela n’était pas une raison suffisante pour que le campement soit silencieux. Les habitants devraient au contraire être en train de se préparer. Une tempête de cette envergure promettait de sérieux dégâts sur les récoltes.

   À l’écart des tentes, Talin étudia le terrain une dernière fois avant de passer à l'attaque. L'assassin se rendit invisible et s'infiltra dans le campement. Il n'y avait plus un signe de vie. Cela devenait inquiétant. La vieille femme avait-elle fait évacuer l’oasis ? Talin étendit ses sens et recensa le même nombre d’habitants qu'au repérage. Pourtant son instinct lui conseillait de se méfier.

  Furtivement, et toujours invisible, l’assassin s’approcha de la tente habitée la plus proche. Sur ses gardes, il se glissa à l’intérieur. Une famille dormait sur des paillasses. En pleine journée ? Le temps qu’il pense à un piège, la vieille femme au voile bleu apparut devant lui. Talin se figea. La famille avait disparu, il n’y avait qu’eux deux. L'assassin serra les dents et jura en silence en comprenant s’être fait berner.

   Pendant qu’il culpabilisait pour sa bêtise, la vieillarde découvrit lentement son visage. Sa face était parcheminée de rides profondes et ses pupilles rouges brillaient d'agacement. Talin appela ses lames de l'entre-mondes et attendit, paré au combat. La vieille tapa le sol avec sa canne. Toute magie fut annulée. Plus d'invisibilité, plus d'armes. Pris la main dans le sac, Talin fut cloué sur place, incapable de faire le moindre geste. Il ragea intérieurement. Comment pouvait-il se retrouver impuissant face à une vieille carne?

  « Stupide gamin ! »

   Talin ricana nerveusement. Il était tout à fait d’accord avec elle sur ce point. Il était tombé dans son piège comme un débutant et le voilà prisonnier d’une mystérieuse vieille femme aux capacités inquiétantes. Ce qui était d’autant plus énervant. Les mages n’étaient-ils pas censés perdre leurs pouvoirs en vieillissant ?

   L’ancienne tendit sa canne dans la direction de l’assassin. L’instant suivant, Talin se contorsionnait sur le sol : une terrible douleur courait dans sa tête, son cœur, ses entrailles et chaque muscle de son corps.

  « Mon avertissement n'était peut-être pas assez clair.»

   Le jeune homme ne pouvait répondre. Il luttait contre le malaise, les dents serrées, gémissant. Son instinct le poussait à se battre. Sa raison lui disait de s’abandonner.

  « Es-tu fou ou complètement désespéré ? »

   Les réminiscences de son entraînement remontèrent et firent rejaillir la haine qui lui donna la force et la volonté de vaincre. Talin dépassa la douleur et parvint à se mettre à genoux, lançant un regard terrifiant à la vieille magicienne qui le fixait avec une certaine forme d'indulgence à présent.

  « Pauvre enfant, la colère ronge ton cœur. Tu as oublié les choses simples. Laisse-moi t’aider à y voir clair. »

   La vieille femme s’approcha du jeune homme en quelques pas. Il aurait voulu se dérober, se téléporter, mais il n’avait jamais eu autant de mal à trouver la concentration nécessaire pour se fixer sur une image. Tout n’était que douleur. Son corps. Son esprit. Talin était figé dans la souffrance. Le simple fait de se tenir à genoux, prostré, la tête levée vers la vieillarde lui demandait de gros efforts, tous ses muscles crispés. Mais il n’abandonnerait pas. Il se soustrairait au contrôle de la vieillarde. Il accomplirait sa mission et se vengerait de Vongak. Il le devait.

   Quand elle posa la main sur son front, Talin sentit des picotements. Spontanément, il ferma les yeux. L'instant d'après la douleur disparut et il s'écroula, inconscient. La vieille femme le fit léviter jusqu’à la paillasse au fond de la tente puis sourit en posant sa main sur les yeux de son invité.

  « Souviens-toi du temps d’avant, mon garçon. Oublie la haine.»


*


Le canari chantait. Il était jaune avec le bout des ailes rouges. C’était amusant de le regarder se déplacer dans sa cage aux barreaux bleus. Parfois, Maman le prenait dans ses mains et chantait avec lui. Elle chantait bien Maman. Elle avait une belle voix Maman.

« Maxaan ! Viens mon chéri, c’est prêt. »

Il abandonna l’oiseau et courut jusqu’à la cuisine d’où s’échappait le parfum des pâtisseries au miel. Il s’installa à genoux sur le tabouret et saliva en voyant la pile de gâteaux posés sur la table. Il sourit à sa mère et lui demanda la permission de se servir. Maman poussa l’assiette vers lui et il en prit un dans chaque main. Elle ébouriffa ses cheveux blancs en souriant. Il dévora les biscuits et se resservit sans culpabilité. Maman s’assit à table avec lui et croisa ses mains sous son menton en le regardant manger. Quand il remarqua qu’elle ne touchait pas aux gâteaux, il lui en tendit un alors qu’il avait la bouche pleine.

« T’en veux pas ?

— Cela en fait plus pour toi. »

Il sourit, mit plein de miettes sur la table en dévorant les gourmandises. Maman souriait. C’était le plus beau des sourires. Il avala une dernière bouchée, lécha ses doigts puis fit le tour de la table pour monter sur les genoux de sa mère et se pendre à son cou. Il lui murmura à l’oreille qu’il l’aimait très fort et elle lui répondit de même en le serrant dans ses bras. Il respira le parfum de sa mère et ferma les yeux. Elle sentait le jasmin. C’était une odeur très douce qu’il aimait autant que les gâteaux. Il se redressa et lui caressa les joues de ses petites mains collantes.

« Tu es belle, Maman.»

Elle lui embrassa le bout du nez et sourit en emprisonnant ses mains dans les siennes. Puis elle le fit descendre de ses genoux et l’entraîna dans une danse tournoyante en improvisant la mélodie à laquelle se joignit l'oiseau. Il se mit à rire et à chanter. La joie résonnait dans la petite maison. Maman riait et c’était le plus beau des rires.

*

  Un léger fumet de viande grillée éveilla l’appétit du jeune homme. Il saliva. Son ventre se mit à gronder. Brusquement, les événements lui revinrent en mémoire. Talin s’assit, le cœur battant la chamade. Il était dans une chambre de tente. Sans plus attendre, il se leva de la paillasse sur la défensive. Avec prudence, Talin écarta le pan de tissu qui ouvrait sur la pièce principale. La vieille femme avait allumé un brasero et faisait cuire de petits morceaux de venaison. L’assassin n’avait pas oublié ce qu’elle lui avait fait subir. Il fit apparaître ses lames et s’avança comme un fauve prêt à sauter sur sa proie. La vieillarde tourna la tête vers lui et le fixa en haussant un sourcil réprobateur.

 « Je serais toi, je rangerais ça tout de suite. La Loi de Céfalon déconseille fortement ce genre de comportement contraire aux règles élémentaires d’hospitalité. À moins que tu ne sois déjà maudit et qu’un siècle de plus ne te fasse ni chaud ni froid.

  — Parce que je suis invité ?

  — Évidemment. Sinon tu ne serais pas en vie.»

  Talin soupira de dépit. La Loi de Céfalon protégeait les hôtes qu’ils reçoivent ou qu’ils soient reçus. Donc, tant qu’il serait sous cette tente, il ne lui arriverait rien, mais il ne pouvait pas transgresser la Loi non plus ; personne n'était au-dessus des lois divines. Il fallait être fou pour défier les dieux. Avec un grognement de frustration, il renvoya ses lames dans l’entre-mondes et s’assit en tailleur de l’autre côté du brasero.

  « J'ai dormi combien de temps ?

  — Neuf heures. »

   C’était plus que les trois derniers jours réunis. Il soupira rageusement. Il était curieux de savoir pourquoi il était libre et en vie. Si la Loi de Céfalon le protégeait, la justice zortane n’était pas tendre avec les tueurs, et la sanction la plus commune était la mort. Dans son cas, c’était la peine capitale assurée. Soudainement, il se demanda pourquoi il demeurait ici. S’il était libre de ses mouvements, pourquoi ne pas partir ?

  « Ce n’est pas le moment de poser des questions.»

   Le jeune homme tiqua. Venait-elle de lire son esprit ? Il ne voulait pas y croire. Il se glorifiait d’être le plus résistant mentalement de tous ses frères d’armes, ce n’était pas pour être aussi vulnérable au premier télépathe venu.

  « Je ne sais pas si je dois m’en sentir flattée ou vexée. Ne réponds pas, coupa-t-elle alors qu’il ouvrait la bouche pour polémiquer. Mange. Nous parlerons ensuite. »

   La vieille femme lui tendit un bol. Des morceaux de racines flottaient dans une sauce rouge épaisse sur laquelle étaient posées des tranches de viande grillée. Talin accepta l’écuelle. Ce n’est qu’une fois son plat vide qu’il se rendit compte qu’il avait été le seul à se nourrir.

  « Vous ne mangez pas ?

  — Cette nourriture ne me convient pas. »

   Le jeune homme n’insista pas sur le sujet. Il y avait autant de régimes alimentaires que de races. Il posa son assiette et attendit que la vieillarde soit disposée à l’éclairer de ses lanternes. Mettant à profit ses connaissances et ses talents le temps qu’elle se décide, Xaan blinda son esprit aux pouvoirs de la télépathe. Tout en fortifiant son esprit, il remarqua qu’il ne se sentait pas menacé malgré sa situation délicate. Cela l’intrigua un peu plus. Qui était réellement cette étrange vieillarde ?

  Son hôtesse se permit de le faire macérer un peu. Elle prit le temps d’éteindre le brasero et d’ouvrir les portes de la tente. Le sable avait été contenu à l’extérieur grâce à une barrière magique qu’elle désactiva d’un geste souple. La tempête était passée depuis longtemps et le soleil illuminait le sable d’un éclat douloureux. Talin plissa les yeux avant de détourner le regard des dunes. Les ombres des arbres de l’oasis ne s’étendaient pas sur la tente et la chaleur pénétra l’abri de toile. Une voix enfantine salua la vieillarde et quelqu’un lui apporta une gourde de peau qu’elle rangea aussitôt à l’abri du soleil.

   Talin se posait beaucoup de questions sur cette femme qui vaquait à ses occupations bien consciente de l’examen de son invité. C’était une étrangère. Elle ne ressemblait pas aux brojkes à la peau noire, écailleuse et dure, ni aux humains que le soleil avait tannés. Elle avait une peau plus pâle encore que la sienne mais pas la même chevelure blanche. Et ces yeux rouges… Serait-elle une sorog ? À sa façon de se déplacer, à la précision de ses gestes, elle semblait avoir vécu plusieurs siècles. À moins que ce ne soit à cause de sa petite taille ? Le jeune homme sursauta quand la vieille posa la main sur son bras. Il ne l’avait ni vu ni senti se rapprocher. Était-il à ce point endormi ? L’avait-elle ensorcelé ?

  « Ne sois pas stupide. Je suis voyante, pas ensorceleuse.

  — C’est vous qui me prenez pour un idiot ! rétorqua-t-il vexé qu’elle passe aisément ses barrières psychiques. Je vous ai vu faire de la magie.

  — Tu sais pertinemment qu’il y a une différence entre les sorts de conforts et les sortilèges. Le reste, ce n’est qu’un peu de spirit. »

   Talin grimaça en grognant. Le spirit était l’énergie primitive qui alimentait tout être vivant, c’était également ce qui nourrissait l’esprit et qui permettait aux télépathes de s’introduire dans la tête des gens. Malheureusement pour lui, ce n’était pas son arme favorite. Il était bon, mais pas excellent.

  « Enfin, tu deviens raisonnable.

  — Je me passerais de vos commentaires.

  — Je n’en serais pas certaine à ta place ! Mais, bon, reprenons depuis le début. Je m'appelle Hevlaska.

  — Pourquoi vous me gardez ici ?

  — La politesse voudrait que tu te présentes à ton tour. »

   La vieille femme n’était pas disposée à se faire mener par un jeune freluquet en mal de repères. Elle le fixa durement, ses yeux flamboyèrent. La douleur revint dans la tête du jeune homme qui s’empressa de répondre tout en comprenant qu’elle l’avait gardé sous son contrôle et qu’il ne pourrait rien faire contre cela tant qu’elle ne se serait pas elle-même retirée.

   «Talin ! Je m’appelle Xaan Talin. Arrêtez ça ! »

   Satisfaite, Hevlaska relâcha la pression sur l’esprit du jeune homme et servit le thé dans de petits verres peints. Il refoula ses envies de meurtres et serra les poings sur ses genoux. Qu’est-ce qui donnait autant de prise à la vieille pour qu’elle le torture aussi facilement ? Était-il censé mener l’interrogatoire ?

  « Certainement pas !

  — Arrêtez de jouer avec mon esprit !

  — Promets de bien te conduire !

  — Je promets de ne pas vous tuer de mes mains. »

   La télépathe considéra sérieusement la proposition. Hochant la tête, elle se retira de l’esprit de Talin. Le contrecoup tomba violemment et il vacilla. Sa tête était lourde de fatigue et ses yeux se fermaient tous seuls. Il ne s’était pas senti aussi faible depuis les premiers temps de son entraînement. Le jeune homme vit double le verre que lui tendait Hevlaska. Puis il tomba sur le côté, inconscient, vaincu par l’épuisement.

   La vieille soupira et le réinstalla dans la chambre tout en râlant. Combien de temps lui faudrait-il pour qu’il soit enfin capable d’avoir une conversation sérieuse avec elle ? Elle mastiqua de l’air en râlant intérieurement et s’en alla faire un tour le temps que Talin reprenne connaissance.

  « Les jeunes ne supportent plus rien de nos jours ! »


Ж

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