De l'art de se faire remarquer [2/4]

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  Le lendemain, Tobias se fit porter pâle dès le milieu de l'après-midi pour éviter les salons de jeux qui se terminaient toujours très tard le soir. Il congédia tous ses valets et se mit au lit le temps que les espions de sa mère fassent leur rapport. Après quoi, il quitta discrètement son lit, lança un sort de substitution puis ensorcela l'un de ses manteaux pour ne pas être vu.

   Il était près de minuit quand il se glissa finalement par la grille décrite par Tony. Ce dernier l'attendait à la lumière d'une bougie. Ils étaient seuls. Le Dauphin s'en étonna.

 « Tu n'as amené aucun ami ? Moi qui te pensais sociable.

 — J'ai délaissé ma cour des miracles pour toi, mon frère. Je ne pense pas qu'ils m'auraient pardonné mes mensonges à ton sujet.

  — Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

  — Eh bien... Je m'arrange toujours pour faire courir quelques rumeurs sur toi, histoire que ton personnage reste crédible.

 — Quel genre de rumeur ? s'inquiéta le prince en fronçant les yeux. Attends... c'est toi qui as dit que je tenais plus de la princesse que du prince sous la ceinture ?

 — Un peu de sérieux, Tobias, je ne t'attaquerais jamais sur ce terrain. Ton visage suffit amplement à nourrir tous les bruits de cours. »

  Le Dauphin l'injuria copieusement. Il n'y avait qu'en présence de son demi-frère que Tobias utilisait son vocabulaire le plus rustique. Tony lui offrit son sourire le plus arrogant avant d'en venir sérieusement à l'affaire qui les réunissait en secret. Il délivra les dernières informations qu'il avait pu réunir et les noms des députés impliqués.

  Compte tenu de l'importance de l'événement, Tony et Tobias arrivèrent à la conclusion qu'il serait extrêmement difficile de convaincre la reine d'esquiver le bal. Tous les députés étaient invités avec leurs épouses. Les membres du gouvernement étaient conviés pour célébrer l'anniversaire du règne des Shahama. C'était un grand moment de rassemblement où tous les magistrats, quel que soit leur rang, étaient mélangés.

   D'un autre côté, il serait très difficile pour l'un comme pour l'autre d'agir en public, même à visage couvert. La tête de Tony était mise à prix et Tobias ne pouvait pas faire un pas sans être suivi par tous les regards. C'est alors qu'il leur vint une idée.

  « Et si on leur jouait un tour de passe-passe ? proposa le Dauphin.

 — Tu veux faire diversion ? Je peux m'assurer l'assistance de quelques amis et m'introduire dans le palais pour semer la zizanie. Je peux entrer seul parce que je connais les recoins, mais faire entrer toute une équipe, c'est autre chose. Il y a les annulateurs de magie un peu partout.

  — Non. Pas ce genre de diversion. On ne ferait que gagner du temps. Il faut mettre les révolutionnaires en déroute. »

  Tobias resta focalisé sur les plans du palais pendant de longues minutes. Il dessina des chemins virtuels avec ses doigts pendant qu'il réfléchissait. Tony essaya de voir les choses sous un autre angle sans parvenir à un quelconque résultat. Le prince finit par claquer des doigts. Il avait un plan.

  « Je vais convaincre Mère de changer de costume au dernier moment. Ainsi je pourrais lui faire porter un habit que j'aurais ensorcelé. Une armure, ou un bouclier magique fera l'affaire pour la protéger le temps d'arrêter les traîtres. En contrepartie, il me faudrait quelqu'un de sa taille pour porter le déguisement prévu. Quelqu'un sachant se battre et se défendre quand aura lieu l'assaut. Quelqu'un qui connaîtrait les manières de la cour afin de se fondre dans la masse jusqu'au moment critique. »

  Tobias fixa son frère avec insistance tout au long de son énumération. Ce dernier finit par comprendre où il voulait en venir et secoua la tête avec force. Tony refusa catégoriquement de jouer les appâts.

 « Non ! Non ! Non ! Tout mais pas ça ! J'en ai déjà fait des sales boulots mais je refuse de faire ça ! Trouve autre chose. »

   Ce furent ses derniers mots avant de rejoindre son quartier général parmi les autres bandits de la région. Il eut toute la nuit pour penser au plan de son frère. Il finit par se rendre à l'évidence. Tobias avait raison. Il était le seul en mesure de prendre la place de la Reine. Il bougonna de longues heures avant de faire savoir au Dauphin qu'il validait son plan. Ravi de la nouvelle, Tobias lui transmit tous les détails de son plan affiné puis ils se donnèrent rendez-vous au bal.

Ж


  Le jour des festivités, Tobias mit face à face Lizebeth et Tony, déguisé en reine de la nuit, le temps de faire l'échange. Il fallait à tout prix que les traîtres n'aient aucun doute sur l'identité de la souveraine. Cette dernière fut rapidement plus préoccupée par l'habit de son fils que de sa doublure.

 « Tobias-Argan Shahama ! Quelle est cette farce ? »

  Le Dauphin s'était habillé comme sa grand-mère. Il s'était inspiré de son portrait de jeunesse pour commander la robe et la coiffure. Son masque était un moulage du portrait déifié de son aïeule. Afin de soutenir Tony dans cette épreuve, il avait mis en avant toute la beauté des Shahama dans une robe du siècle dernier.

   Lizebeth était choquée. Son héritier travesti ressemblait à s'y méprendre à sa défunte mère. Maudits depuis plus de dix générations, les mâles issus de la lignée principale naissaient avec des traits féminins délicats, harmonieux et une silhouette gracile. L'élégance naturelle de Tobias donnait parfaitement le change. Ce soir, il était dans le rôle d'une femme. Jusque dans ses manières. La Reine tenta de s'y opposer.

  « Tobias, je suis outrée. C'est un bal costumé, pas une parodie !

 — Je suis fâché que vous le preniez ainsi, Mère. Je ne voyais en ma tenue qu'un humble hommage à une grande dame.

  — Allez vous changer ! Je refuse de vous voir parader dans cette tenue.

 — Je refuse. Je tiens à m'exhiber de la sorte. Puisque personne ne semble me prendre au sérieux dans ce palais, c'est une bonne occasion de les confondre un peu plus.

  — Je ne vois pas en quoi cela va vous aider, mon fils.

  — Je l'entends, Mère. Et je l'accepte. Gardez seulement à l'esprit que je fais cela pour vous protéger. Vous avez vos armes, j'ai les miennes. Ce soir, je serais le commandant des opérations. Les traîtres doivent être arrêtés et jugés. »

  La reine se rangea à contrecœur. L'heure passait et l'on se questionnerait bientôt sur la raison de son retard. Elle hocha la tête pour signer l'accord et Tobias lui fit la révérence. Il se dirigea vers Tony qui s'était bien gardé d'ouvrir la bouche derrière son masque.

  « Reine d'une nuit, acceptez-vous d'entrer en ma compagnie ? »

  Silencieusement, Tony fit la révérence féminine puis prit le bras de Tobias. Lizebeth les laissa sortir les premiers. Elle avait accepté d'entrer dans la salle de bal de façon anonyme. La trahison de son Premier Ministre l'avait désappointée. La sentence serait sévère. Elle ne pouvait pas laisser passer cet acte de rébellion.

   La fausse reine, le visage entièrement masqué, était si étroitement enfermée dans ses cerceaux et ses corsets qu'elle semblait rigide et se trouvait ralentie dans tous ses mouvements. Tony attendit d'être hors du salon royal pour se plaindre à mi-voix.

  « Je ne sais pas lequel de nous deux est le plus ridicule !

 — Tu es parfait. Continue.

 — Je te déteste. Ce truc me rentre dans les côtes. C'est insupportable ! »

  Le Dauphin étouffa un rire puis conduisit Tony jusqu'à l'entrée de la salle de bal. Ils furent annoncés et tous les regards se tournèrent vers eux. Des exclamations surprises s'élevèrent en découvrant le prince travesti en femme. Sa blonde chevelure rayonnait sous les lustres de cristal. Il n'avait rien à envier à la plus gracieuse des princesses de Xyl. Les invités s'inclinèrent toutefois avec respect et Tobias conduisit la fausse reine jusqu'au trône pour qu'elle y pose ses fesses et n'en bouge plus.

 « Tu te rappelles ce que l'on a dit ? chuchota le prince en lui faisant une bise pleine de tendresse. Contente-toi de hocher la tête quand l'on te parle. Et si on te demande pourquoi tu ne réponds pas, regarde-moi. Les gens comprendront. »

  Tony hocha la tête et se tint bien droit afin de pouvoir continuer à respirer. Il ne se moquerait plus jamais des femmes obligées de porter ces affreux corsets. Les nobles et les députés commencèrent bientôt à défiler pour exprimer leur respect et la reine de la nuit les salua d'un élégant hochement de tête silencieux.

   De son côté, afin de conserver tous les regards sur lui, Tobias joua la comédie. Il invita un jeune noble pour la première danse et enchaîna les conversations. Beaucoup de critiques furent émises dans la foule d'invités. Le Dauphin s'en amusa. Il adopta toutes les manières de ses dames dans une représentation parodique. Il fit rire et divertit l'assistance jusqu'à ce que le Premier Ministre donne le signal de l'assaut.

   Les lumières s'éteignirent. La salle de bal fut plongée dans l'obscurité. Tandis que Tobias préparait son sortilège, Tony sortit la dague qu'il cachait dans sa manche bouffante et se prépara à l'attaque. Le premier mouvement se produisit sur sa droite. Les soldats censés protéger la souveraine avaient été remplacés par des assassins. Tony laissa venir. Le premier attaquant mourut en silence, surprit par la résistance qu'il rencontra. Les deux suivants reçurent quelques coups qui ameutèrent les invités et l'alarme fut donnée.

 « La Reine ! La Reine est attaquée ! À la garde ! La Reine est en danger !»

  Les gardes postés aux portes convergèrent vers le trône, tandis que Tony faisait de son mieux pour repousser ses assaillants.

 « Je déteste cette robe ! »

*

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