De l'art de se faire remarquer [1/4]

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Palais de Haute-Lune, Larfonie,

Un an plus tôt.


  « Deux ans après la prise de pouvoir de votre très honorable et respectée mère, la reine Lizebeth, épouse de feu votre père le roi Giorgio, une brusque et violente épidémie de fièvre jaune décima un tiers de la population du royaume, ce qui...

  — Ce qui mit tragiquement fin à la vie de l'héritier, du second Dauphin, l'interrompit le prince avec lassitude, ainsi que du troisième et du quatrième fils, me propulsant ainsi au rang de Dauphin. Pensiez-vous que j'eusse oublié la mort tragique de mes frères aînés ? N'avez-vous rien de nouveau à m'apprendre ?

  — Je prie Votre Altesse de me pardonner, la Reine, Sainte Mère du Royaume, m'a expressément demandé de...

  — Par tous les dieux ! Je sais qui est ma mère ! s'emporta le jeune homme en envoyant valser ses papiers et ses livres. Me prend-elle pour un idiot incapable de retenir autre chose que des pas de danse et des manières élégantes ? N'ai-je pas répondu à toutes ses exigences de forme, de style et d'esprit depuis que le sort m'a assis sur la première marche du trône de l'État ? Ne suis-je pour elle qu'un pantin entre ses mains expertes ? Un pion sur son échiquier politique ? N'ai-je pas, moi aussi, voix au chapitre ?

  — Votre Altesse, je...

  — Taisez-vous. Si vous n'avez rien de neuf à m'apprendre, sortez. »

  Le précepteur royal quitta le salon rouge drapé dans sa dignité, l'air pincé. Il rendrait compte à la reine du comportement du Dauphin et cela se réglerait entre la Reine-Mère et sa progéniture. Le prince n'avait certainement pas saisi tous les enjeux de son éducation.

  Une fois seul, Tobias soupira et s'affala dans son fauteuil en se frottant les yeux. Contrairement à ce que pensaient ses professeurs, il avait conscience de toutes les responsabilités qui pesaient sur lui. Cela faisait quatre ans qu'il avait été projeté au rang d'héritier de la couronne. Quatre ans qu'il laissait ses précepteurs lui bourrer le crâne de connaissances historiques, politiques, économiques, juridiques, en lui rabâchant quotidiennement que cela faisait partie de ses devoirs, de ses obligations, de ses engagements. On lui rappelait quotidiennement les enjeux de son royal destin. Tout cela était harassant. Le prince se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et se reposa quelques instants. Il était assez rare qu'il se rebiffe aussi violemment, et sa tendre mère ne tarderait certainement pas à lui rendre une petite visite.

  Sa naissance ne l'avait pas destiné à monter sur le trône. Jusqu'à ses quinze ans, afin de favoriser ses frères aînés, on l'avait laissé de côté, privilégiant les arts aux armes d'état qu'étaient la politique et la guerre. Si Tobias avait appris à se battre à l'épée, c'était en secret pour imiter ses frères, par jeu plus que par nécessité. Les trois quarts du temps, comme au théâtre, le jeune homme jouait son rôle de prince comme un acteur sur scène. Doué d'une grande sensibilité, que personne n'avait refrénée chez lui depuis sa plus tendre enfance, Tobias avait appris à en jouer pour s'attirer les faveurs de ses contemporains. Tout à la cour était source de jeu. On l'avait laissé faire jusqu'à son ascension.

  Dorénavant, on lui demandait d'égaler le premier né et de briller tant politiquement que militairement. Cela le dépitait et le faisait rire tout à la fois. Tobias n'était pas un surhomme. Ses parents avaient fait de lui ce qu'il était. Comment sa mère pouvait-elle s'attendre à ce qu'il change du tout au tout ? Il ne remplacerait jamais ses frères.

  Un coup discret annonça que quelqu'un venait. Tobias se redressa, reprit ses airs de prince sérieux et concentré puis fit entrer le visiteur. Ce dernier entra par la porte dérobée. Aussitôt Tobias se dressa pour aller à sa rencontre. Il n'y avait qu'une personne pour utiliser ce chemin.

 « Tony ! Tu es fou ? Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Si Mère te trouve, elle te fera pendre !

 — Quel accueil ! Je devrais venir plus souvent !

 — Ne plaisante pas avec ça, s'il te plaît. Je tiens à ce que tu gardes la tête sur les épaules.»

  Avec un sourire espiègle, Tony lui fit une révérence burlesque sans se découvrir de son tricorne brun dont la plume verdâtre pendouillait piteusement.

 « C'est trop d'honneur, Tobias. Je ne suis que ton ombre. Pour toujours et à jamais.

 — Cela ne retire rien à ta valeur, mon frère. Vas-tu me dire ce que tu viens faire ici ?

 — Assurément ! Il faut que tu viennes avec moi. Tout de suite.

 — Tout de suite ? »

  Tobias coula un regard vers la porte. Après avoir mis son précepteur dehors, il y avait de fortes chances pour que sa mère accoure lui asséner une leçon de morale interminable. S'il y échappait, elle lancerait tous les gardes à sa suite. Tony perçut son hésitation et le pressa gentiment.

 « Comprends bien que je ne serais pas venu te chercher si ce n'était pas important. Je t'en prie, viens. Nous n'allons pas loin. Tu seras vite de retour. »

  Le Dauphin se laissa convaincre et quitta le salon rouge par la porte secrète. Tony prit les devants et le guida à travers le labyrinthe de corridors dissimulés. Ils s'arrêtèrent près du grand salon vert où les ministres avaient l'habitude de travailler. Le hors-la-loi ouvrit le judas et lui fit signe d'observer. Tobias obéit et découvrit une assemblée hétéroclite. Des ministres, des nobles et des députés de la bourgeoisie s'étaient réunis. L'ambiance n'était pas à l'étude des lois et des décrets. Le Dauphin regarda Tony avec surprise. Que signifiait ceci ? Le paria lui fit signe d'écouter en se tapotant l'oreille.

 « Tout le monde est là ? s'enquit le Ministre des finances.

 — Tous ceux sélectionnés par vos soins, messire, lui répondit le grand chancelier.

 — Bien. Faisons vite avant d'éveiller les soupçons des espions de la reine. Chacun doit avoir repris son poste dans l'heure. Guillard, les attributions des costumes, je vous prie. Nous avons fort à faire.»

  Le grand chancelier parcourut un document, distribua à chaque participant un costume et un lieu où se poster avant de brûler le papier dans le foyer de la cheminée. Que préparaient-ils ? Contre qui ? Tobias fronça les sourcils et écouta attentivement la suite du complot. Le Premier Ministre expliqua sa stratégie et comment cerner leur cible. Il conclut son discours d'un décisif :

 « Ainsi disparaîtra l'Usurpatrice ! »

  Le Dauphin en eut les jambes coupées. Ils ne se cachaient même pas les traîtres ! Il recula et s'adossa à la paroi derrière lui tandis que Tony refermait le judas. En silence, il prit Tobias par le poignet et le raccompagna dans son cabinet d'études. La première chose que le prince put exprimer fut de la peur.

 « Depuis combien de temps est-ce que cela dure ? Dois-je surveiller mes arrières ?

 — Jusqu'à présent, ils ne visent que la Reine. Sans vouloir te vexer, mon frère, les ministres ne pensent pas une seconde que tu possèdes les armes pour gouverner. Ils te trouvent trop frivole et naïf pour être une réelle menace. »

  Tony se mit à pouffer devant l'air contrarié de Tobias. Le hors-la-loi connaissait bien son demi-frère. Sous ses airs de poupée, Tobias était tout à fait capable de renverser n'importe quelle situation. Si la force physique n'était pas à son avantage, la ruse était sa lame la plus aiguisée.

  « Je les laisserais volontiers s'en mordre les doigts, tu sais ? Malheureusement, cette fois-ci, ils sont trop nombreux et trop haut placés. Je ne pourrais pas tous les dissuader.

 — Par dissuader, tu veux dire... »

  Tony passa son pouce contre sa gorge.

 « Tu veux dire que tous les assassinats de ces dernières années... c'était toi ? »

  Le Dauphin ne savait pas s'il devait craindre son frère ou le remercier. Tony se mit à rire doucement. Lui imputer tous les crimes du royaume n'était pas flatteur, mais réjouissait son ego.

 « Je ne suis pas aussi productif. Je me suis juste attaqué aux opposants les plus sérieux. Néanmoins, aujourd'hui je requiers ton aide. Ils comptent agir pendant le grand bal costumé et tu sais aussi bien que moi que Lizebeth ne m'écoutera jamais. Aide-moi à la protéger. »

  Tobias lui assura tout son soutien. Depuis leur enfance, Tony était à ses côtés. Sa naissance était pire que la sienne. Tony était le bâtard du roi Giorgio. Il avait été éduqué dans l'unique but de servir et protéger la couronne. Assigné au cinquième prince, les deux garçons étaient rapidement devenus amis. Laissés pour compte, mis de côté, ils s'étaient créé leur monde à eux. Avec les années, ils s'étaient résignés à leur sort, tout en étant prêts à vivre l'un pour l'autre jusqu'à la mort. Ils avaient grandi en imaginant des plans fous de liberté et de bonheur.

  Après l'assassinat du roi, une grande épidémie avait frappé le pays. La reine avait rapidement jeté Tony hors du palais, le condamnant à une vie de paria tandis que Tobias se retrouvait propulsé au rang d'héritier, confiné dans ses quartiers, surveillé en permanence. Ils avaient tous deux dit adieu à leurs rêves d'enfants. Tobias vivait dans la lumière et Tony dans l'ombre. Pour eux, il s'agissait des deux faces d'une même pièce car ils vivaient tous les deux pour le bien de la famille Shahama.

 « Je te suis grandement reconnaissant pour tes efforts, mais dis-moi... Pourquoi la protéger après ce qu'elle t'a fait ? Tu as tout perdu à cause d'elle.

 — Bien au contraire. Elle m'a rendu m'a liberté. Pour être le fils bâtard, il faut un père en vie. Une fois Giorgio disparu, je n'avais plus de raison de respecter mon serment. Elle a agi comme une mère pour moi. Je la respecterais toujours pour cela. C'est une souveraine qui lutte pour le bien de tous. J'ai eu l'occasion de visiter les royaumes voisins et je ne me suis jamais autant senti chez moi qu'en revenant. C'est une dame sévère, mais juste. Elle n'agit pas pour ses propres intérêts. Elle n'a usurpé le trône de personne. Elle a assumé la régence à la mort de son époux et assume encore la charge le temps que l'héritier soit prêt à la remplacer. Ce qui ne plaît pas aux privilégiés, c'est qu'elle change les lois pour le bien du peuple. Sais-tu combien elle est appréciée dans le royaume ? La pauvreté a fortement diminué en dix ans. Quand un nouveau décret est annoncé, les gens obéissent. Ils ont compris que la Reine ne cherchait pas à s'enrichir sur leur dos. Le peuple croit en elle. Et moi aussi. Mes crimes sont un acte de foi. Certaines choses doivent être faites dans le sang. J'accepte ma charge. J'ai choisi mon destin.

 — Quand es-tu devenu si sage ? lança Tobias avec un sourire tendre.

 — Sage ? Moi ? Demande aux filles si je suis sage ! »

  Tobias le repoussa en pouffant. Malgré un tel discours politique, Tony ne pouvait pas rester sérieux plus de cinq minutes. Il avait usé son quota pour la semaine. Ou presque.

  Passé ce bref moment de légèreté, Tony fut de nouveau sur ses gardes. Du bruit dans le couloir annonçait la venue de la Reine-Mère. Il se dirigea aussitôt vers la porte dérobée. Tobias le retint le temps d'un instant encore.

 « Comment veux-tu procéder pour enrayer le complot du Premier Ministre ?

 — Plus tard. Le temps va nous manquer. Tu te souviens de la grotte dans le Bois Vert ? Une grille a été installée pour éviter que l'on s'y introduise mais elle n'est pas verrouillée. Rejoins-moi là-bas demain soir. »

  Tobias promit de s'y rendre et ferma le battant juste à temps. Loin de se montrer compréhensive, Lizebeth lui rebattit les oreilles avec une longue remontrance à laquelle le jeune homme ne répondit pas. Il était trop bien occupé à réfléchir au meilleur moyen d'empêcher sa mère de subir le même sort que son défunt père. Tobias la remercia finalement pour l'attention qu'elle lui avait portée puis il prit congé en laissant la reine stupéfaite.

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