Tout feu tout flamme [3/6]

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  Une éclatante lumière jaillissait des portes grandes ouvertes de la salle des banquets. Elle tranchait avec la pénombre des couloirs éclairés par de simples torches. L'émotion saisit la princesse à la gorge en entendant un bourdonnement de murmures. Ses mains se mirent à trembler. Qu'est-ce qui l'effrayait à ce point ?

 «Leurs Altesses, La’ori Arya Al’raï, Ju’il Prima Maceri, Jaen’il Odin Maceri !»

  Sur le seuil, l’annonceur leur céda la place. Ils se retrouvèrent soudain face à une salle illuminée de mille feux, décorée de guirlandes de fleurs et de rubans colorés. De longues tables avaient été alignées le long des murs. Celles-ci étaient bondées. Tous les invités applaudirent leur entrée. Les trompettes résonnèrent pour ouvrir les festivités. Arya eut le souffle coupé. Un immense sentiment de joie l’envahit. Elle ne savait plus où regarder. Tout cela était pour elle ?

  Une estrade rehaussait la table massive des repas quotidiens. Elle n'était pas décorée de jaune et noir comme lors des grands dîners, mais de rouge et d’or. Surplombant l’assistance, une bannière avait été ajoutée à côté de la hache d’or des Maceri : le phénix des Al’raï. Ce soir, les deux familles trônaient côte à côte. Tout semblait irréel. Son cœur battait la chamade dans le joyeux brouhaha, la princesse regarda Jaen, puis Ju tandis qu'un hoquet de joie lui échappait. Tous ces gens étaient-ils vraiment là pour elle ?

   On criait tellement son titre limcorien en tapant sur les tables qu’Arya eut du mal à entendre que la reine l’appelait par son prénom. Maï l'invitait à se rapprocher. La jeune fille s’élança vers sa mère d'adoption, affichant un sourire à s'en fendre la mâchoire, incapable de le résorber. Sa bouche se perdit en remerciements débordant de sincérité. Il fallut que Maï la prenne dans ses bras pour qu’enfin Arya se taise et écoute ce qu’elle avait à lui dire :

  « Je te souhaite un joyeux anniversaire, ma chérie ! Depuis ton arrivée, nous n’avons cessé de prendre soin de toi, mais j’ai trouvé inadmissible qu’une demoiselle de ton rang ne célèbre pas ses dix-huit ans dignement.»

  Maï était donc à l'origine de tout cela. Émue, la jeune fille reprit ses remerciements en la serrant fort dans ses bras. La reine interrompit finalement leur étreinte et se tourna vers la salle. De sa puissante voix, impressionnante pour un petit bout de femme, elle déclara :

  « Que la fête commence ! Que la musique résonne dans toute la ville ! Et que le vin et les chansons coulent toute la nuit en l’honneur de notre La’ori ! »

   Des clameurs enjouées lui répondirent. Les musiciens entamèrent un morceau et les invités accueillirent les tonneaux de boissons avec de nouvelles salves d’applaudissements. Pour ne pas mentir, ces applaudissements-là furent plus bruyants que les premiers, mais Arya ne leur en tint pas rigueur. Ju offrit son bras et la conduisit jusqu’à son siège, à la gauche du roi. D’ordinaire, c’était lui, l’héritier, qui occupait cette place. La pupille était plus habituée à se trouver en bout de table avec pour voisin un vassal ou un parent éloigné de la famille Maceri. Ce soir, Kol et Ju l’encadraient.

   Une fois assise, le roi posa sa large main sur la sienne et lui fit une bise, délicate et pleine de tendresse du bout de sa barbe blonde. Arya lui sourit puis accepta un verre de vin. Lorsque tout le monde eut un verre, Kol se leva pour déclarer, la voix tonitruante :

 « À la santé de La’ori !

 — À La’ori ! »

  Les invités répondirent d’une seule voix. Suivant la tradition, chacun but son premier verre d’une traite. Le bruit des récipients retrouvant les tables fut suivi d'un rot général. Les rires suivirent les éructations plus ou moins élégantes et le dîner fut servi. Les plats se succédèrent, tous plus savoureux les uns que les autres. Chacun remporta un franc succès. La cheffe des cuisines s’était surpassée.

   Entre les tables, des chanteurs, des jongleurs et des acrobates ambiancèrent la salle, et deux bouffons agrémentèrent le repas de leurs farces. Les rires et les chansons s'élevaient joyeusement. La fête battait son plein.

   Calmement, Arya engloba la salle d'un regard, n’en croyant pas ses yeux. Elle vit des groupes se tourner à tour de rôle vers elle, lever leurs verres puis boire à sa santé. Tout ceci était pour elle. Rien que pour elle. Ou pour profiter de l'alcool et de la nourriture à volonté. Qui pouvait vraiment le savoir ?

   Une fois le dessert avalé par ceux qui le pouvaient encore, la reine ordonna aux musiciens de changer de registre. Elle entraîna son beau-frère sur la piste pour la première danse. Jaen profita de la participation de son frère à un concours de boisson pour inviter Arya. Elle accepta et sautilla le pas léger dans les bras du cadet. Une chanson tout aussi joyeuse remplaça la précédente et Jaen garda La’ori dans ses bras, jusqu’à ce que les pas leur fassent changer de partenaires. Ju fut le troisième cavalier de la demoiselle au cours de cette danse.

  « Tiens ! Toi, ici ? Les fées t’auraient-elles appris à danser ? s'étonna-t-elle avec humour.

  — Qu’est-ce que je ne ferai pas pour toi ! »

   La danse les mena à se séparer et Arya n’eut pas l’occasion de lui répondre. Ju se comportait de façon étrange depuis quelque temps. Elle arriva dans les bras du roi et n’eut pas l’occasion de s’appesantir sur les motivations du prince. Elle allait de surprise en surprise ce soir. Si le fils dansait peu, le père encore moins. Le noble guerrier dénotait quelque peu parmi les danseurs. Il les dépassait tous d’une tête et demie, et ce n’était pas à cause de la couronne. Ils se balancèrent en cadence, puis la musique s’acheva. Kol ramena Arya vers la table pour lui laisser le temps de souffler. Même si ce n’était qu’une excuse pour quitter la piste.

 « Un petit verre ? Tu dois avoir soif.

 — Volontiers. »

  Son échanson absent, le roi la servit lui-même. Ils trinquèrent à l’avenir. Arya profita de cet instant pour calmer son cœur qui semblait prêt à exploser tant il battait fort dans sa poitrine. Sa boule d’angoisse avait disparu. Elle se sentait bien.

 Le roi était comblé de constater que la soirée se déroulait à merveille, et il sut que la surprise était un succès en voyant le visage souriant de sa petite protégée. Spontanément, il se pencha vers elle et baisa son front. Arya leva les yeux avec surprise.

  « Je suis heureux, c’est tout, répondit-il à la question silencieuse. J’aimerais que tu puisses sourire tous les jours ainsi, que ton visage rayonne comme le soleil et réchauffe le cœur de tous les Limcoriens. »

   Ils échangèrent un sourire complice puis burent le vin sucré. Les rires et les danses se poursuivirent jusqu’à ce que Maï remonte sur l’estrade et demande le silence. Lorsqu’elle l’obtint, elle se tourna brièvement vers Arya qui comprit qu’on lui réservait encore une surprise. Sans rien dévoiler, la reine demanda à tous les invités de rejoindre la Grand-Place. Dans un tonnerre de raclement de bancs, de voix et de mouvement de foule, tout le monde se rendit à destination. En chemin, Arya parvint à se glisser aux côtés de Maï.

 « Qu’avez-vous préparé encore ?

  — C’est une chose que je voulais absolument pour clôturer ta fête. C'est une coutume de ton pays qui a toujours beaucoup plu un peu partout dans le monde.

  — Une coutume de mon pays ? »

  La reine lui sourit puis attrapa sa main et ne la lâcha qu’une fois sur la place du marché, tout en restant à ses côtés. Kol vint se placer derrière elles et posa une main sur l’épaule de chacune. Les fils rejoignirent leurs parents, les encadrèrent puis attendirent comme tout un chacun que la surprise se révèle à leurs yeux.

  Un sifflement brisa le silence attentif. Une détonation illumina le ciel d’une étoile éphémère aux pétales crépitant. La foule fut d’abord stupéfaite puis les déflagrations se succédèrent dans le ciel sous leurs yeux ébahis et ravis entrecoupés de «Oh !» et de «Ah !». Attirés par le bruit, des habitants se joignirent aux invités et la Grand-Place fut assaillie par une foule joyeuse.

  « Des feux d’artifice… »

   Le murmure d'Arya fut couvert par une nouvelle explosion qui dessina une hache dorée dans le ciel. Kol riait comme un enfant. La foule applaudit la représentation inédite. Les explosions suivantes dessinèrent le blason des autres familles du pays des Sept Rois. Mais Arya n’était plus vraiment présente. Tous les sons lui paraissaient étouffés. Un long frisson la parcourut tout entière. Puis le froid la saisit de l’intérieur. Un vertige l’emporta. Tout se brouilla.

   D’autres lieux apparurent à ses yeux. La foule changea de visage. Arya chercha un point de repère, quelque chose qui la rassurerait. Elle se figea en reconnaissant ceux qui l’entouraient. À la place de Kol Blonde-Barbe se tenait un grand homme svelte, ténébreux comme la nuit, aussi accueillant que le jour. Une femme à la chevelure sanguine remplaçait Maï juste à côté de lui. Une bouffée d’amour se répandit en elle en contemplant cette femme magnifique. Arya se retourna vivement en répondant à l'appel de son nom. À la place de Ju se trouvait un modèle réduit de l'homme ténébreux. Il était fier et tenait la main d’une petite fille rousse. Arya se figea face à ce visage identique au sien, comme si elle se regardait dans un miroir. L’enfant lui sourit.

C’est un très bel anniversaire, tu ne trouves pas ?

   Elle hocha la tête en réponse à la petite. Le sentiment de bonheur était le même. Arya chérissait ces gens. Elle aimait ces lieux, cette place et ces événements. La fête réjouissait les cœurs et réchauffait l'atmosphère. C'était un autre jour de liesses. Un bonheur en famille.

   Une explosion plus puissante que les autres surprit les spectateurs. Arya releva la tête au moment où un dragon flamboyant illuminait le ciel de Kolp-Réanne du plus beau des rouges scintillant. Une enfant perchée sur les épaules de son père attira l’attention de ses parents. Arya l’entendit très clairement.

  « Regarde maman, un dragon ! »

   La princesse tourna la tête vers l’enfant, le visage déformé par l’effroi. Le dragon était un mensonge. Le dragon était la destruction. Le dragon était la mort.

Soldats en formation ! Tenez vos positions jusqu'à ce que la population évacue. Elena ! Emmène les enfants à l’abri !

  La peur déclencha la magie d'Arya. Kol fut obligé de retirer sa main de l’épaule brûlante de sa pupille tandis que Maï lâchait sa main. La reine échangea un regard inquiet avec son époux qui ne put qu'exprimer son ignorance d'un haussement d'épaules.

 « La’ori, ma chérie. Tu ne te sens pas bien ? »

   Elle s’apprêtait à caresser le visage d’Arya quand ses vêtements s’enflammèrent. Aussitôt, Kol attrapa sa femme et la tira en arrière. Dans l’urgence, il ordonna aux personnes les plus proches de s'éloigner. Un vent de panique fit battre en retraite les habitants quand ils découvrirent dans quel état se trouvait la seule mage de la ville.

   La zone dégagée s'élargit brusquement quand le corps de la princesse s’embrasa tout entier. Ce fut la débandade après cela. Les spectateurs se dispersèrent dans tous les sens. Les hurlements remplacèrent les rires. À ce moment-là, les festivités avaient tout d’une scène de guerre. Les soldats firent évacuer la place sur ordre du roi, privilégiant la sécurité des habitants.

   Au cœur du brasier, Arya avançait lentement vers la zone de lancement des feux d'artifice qui continuaient d'être lancés. Une seule idée obsédait son esprit : il fallait anéantir le dragon avant qu’il ne détruise la ville. Sans aucun contrôle de sa part, les flammes tourbillonnèrent autour d’elle avec plus de force pour affronter le danger qu'elle percevait.

Elena ! Par tous les dieux ! Prends les enfants ! Allez-vous-en !

   Arya hurla vers le ciel. Le feu prit encore plus d’ampleur. La colonne incendiaire s'élevait vers les crépitements colorés tout en étouffant le bruit des détonations.

Non ! Laissez-là ! Ne la touchez pas ! Épargnez ma fille !

  Les flammes s’intensifièrent encore. Les pierres sur lesquelles Arya marchait commençaient à rougir sous la puissance émané, comme du métal chauffé à blanc. Le matériau aux propriétés absorbantes ne parvenait pas à contenir la magie de la jeune fille. Elle déversait toute sa rage contre un ennemi qu'elle seule voyait.

   De son abri, Maï ne pouvait pas détourner le regard de La’ori. Son cœur se déchirait à chaque nouveau hurlement. En proie à ses ténèbres, sa fille d’adoption souffrait et Maï était réduite à une simple observatrice.

  Derrière sa mère, Ju serrait les poings, tout aussi impuissant. Si seulement il était né mage, il aurait pu intervenir ! Mais en simple han’ors, que pouvait-il faire à part attendre la fin de la tempête ? Un sans-magie ne serait d’aucune utilité contre la férocité des éléments.

   Quand les feux d’artifice furent interrompus, les flammes ne perdirent pas de leur ardeur. Tandis que le ciel retrouvait sa quiétude, pour Arya il était trop tard. Elle avait perdu le contrôle. Son corps brûlait de l’intérieur. Ses cicatrices gorgées d’énergie la rongeaient. La douleur remplaça la peur. La nature de ses cris se modifia. Maï ne supporta plus sa détresse. Avant que Ju n’ait pu la retenir, elle lui échappa et brava la chaleur étouffante pour s'approcher au plus près.

 « La’ori ! La’ori, ma chérie ! Tout va bien ! Tu n’as pas à avoir peur. C’est fini !» La jeune fille se tourna vers la voix. Ses cris cessèrent. La violence du tourbillon s’atténua mais demeura intense. Quelqu’un était venu la chercher. La femme aux cheveux rouges lui tendait les bras. Qui était cette femme au visage triste ? Que lui voulait-elle ?

Arya… Ne pleure pas. Ma chérie... Maman est là. C’est fini, tu es en sécurité maintenant.

 « Arya, ma chérie. Tu ne crains rien. Personne ne veut te faire de mal. »

   La jeune fille leva la tête et ne vit qu’un ciel étoilé. Le dragon était parti. La ville ne brûlait pas. Les flammes s’apaisèrent aussitôt. Arya fixa son regard aux iris couleur de lave sur la femme qui la réconfortait. Elle la reconnut dès que le feu s’éteignit tout à fait.

 « Mama !

 — Oui, ma douce, rétorqua Maï, jouant le jeu. C’est fini. Regarde. Tout va bien. Viens !

 — Mamaaa ! »

  En pleurs, Arya courut vers Maï’al. Les dernières traces de fumées s’évaporèrent quand la jeune fille regagna le berceau maternel. Elles tombèrent à genoux à peine réunies. Passée la surprise de sentir la peau fraîche sous ses doigts, la reine serra fort sa fille contre son sein. Maï la berça en lui murmurant de douces paroles. Ju accourut peu après pour couvrir Arya. Tout en l’enveloppant dans une couverture avec l’aide de sa mère, il remarqua qu’elle était inconsciente. Il serra les mâchoires et les poings.

  « Elle va bien, mon fils. Elle a seulement besoin de repos.

 — Non ! Elle ne va pas bien ! Tu as vu ce qu’il vient de ce passer ? Elle ne va pas bien, mère ! »

  Jaen les rejoignit essoufflé. Il avait aidé à l’évacuation des habitants et revenait de la zone de lancement où il avait transmis les ordres de son père. Jaen aida sa mère à se remettre sur pieds quand Ju prit Arya dans ses bras pour la ramener au donjon.

   Constatant la fin de la catastrophe, Kol déclara la fête terminée. Les habitants quittèrent peu à peu leurs abris. Si ce n’était pas le premier incident de la princesse, c’était de loin le plus impressionnant. Toutefois, une question commençait à circuler.

 « Comment va La’ori ? »

  Désemparé, le roi admit qu’il l’ignorait. Il se tourna vers son épouse courageuse qui revenait aux côtés de ses fils. Lorsque la reine eut vent de la question qui était sur toutes les lèvres, elle haussa la voix pour répondre à tous.

 « La’ori va bien ! Nous allons rentrer et prendre soin d’elle. Je sais que vos encouragements lui iront droit au cœur. Nous ouvrirons les portes du donjon dès demain pour la distribution du festin. D’ici-là, prenez soin de vous et que Céfalon veille sur vos foyers. »

  La garde royale escorta la famille Maceri jusqu’au donjon. Dans la ville haute, chacun rentra chez soi. Personne n'oublierait ce premier feu d'artifice. Ni de quoi était capable leur chère La’ori.

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