Au nom du ciel [6/9]

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  Dans un demi-sommeil, Astralia fut témoin de toute cette agitation. Elle gardait en mémoire tout ce qu’elle avait vu, l’histoire de chaque personne l’ayant touchée. Elle avait la sensation d’être rattachée à tous ces fils de destinée, de suivre leurs mouvements, leurs évolutions. La trame de la Déesse-Lune lui apparaissait dans toute sa complexité. C’était monstrueusement lourd à porter. Rien ne lui était épargné : joies, peines, douleurs, déceptions, vices, secrets, pensées, hontes et succès. Tout lui apparaissait clairement. Elle préféra se détacher de tout cela et s’enfonça dans les profondeurs de son domaine psychique. Trop profondément pour sa sécurité.

  Pourtant, quelque chose l’empêcha de sombrer. Ou plutôt quelqu’un. Un tourbillon d’énergie positive la ramena à la lumière tandis qu’une voix autoritaire l’éveillait.

 « Affronte ta nouvelle réalité. Accomplis ta mission.»

  Astralia prit une grande inspiration comme si elle sortait d’une longue apnée. La nuit était tombée. Les portes de papier avaient été fermées sur les claustras. La Sainte se trouvait seule dans une pièce baignée par la lumière tamisée de centaines de cierges. Elle calma sa respiration. Une migraine lui enserrait le crâne. Cela lui prit quelques minutes pour se focaliser sur autre chose que la douleur. Enfin, elle put observer ce qui l’entourait. La pièce était sobrement et élégamment décorée de bois sculpté, du sol au plafond. C’était un lieu de recueillement, presque un lieu de culte, où l’on venait remercier les Saints et recevoir leur bénédiction. Ce n’était ni une pièce à vivre, ni une chambre. Pourquoi l’avait-on menée là ?

  Intriguée, elle quitta l’autel-lit et s’avança vers les portraits de ses prédécesseurs. Le dernier Saint avait vécu plus d’un millénaire avant elle. Saint Galriel, aussi narcissique que puissant, avait mené les Neuf Reines d’Argilia au combat contre le Déchu. Était-ce son tour de mener des guerriers à la guerre ? Les Écritures décrivaient une multitude de batailles où les plus puissants mages de leur temps avaient affronté le Chaos personnifié avant que les Neuf Reines ne l’abattent à Agapet, l’île au centre du monde.

  Sur cette note lugubre, du mouvement sur une étagère la fit sursauter. Une fois la peur passée, Astralia eut le plaisir de retrouver le coffret offert par Etinon. Il s’agitait, tressautait. Elle hésita puis le prit dans ses mains. Dès lors, la boîte cessa de bouger. Entre bois et métal, les gravures de la matière grise illustraient les monstres peuplant l’entre-mondes. Astralia passa ses doigts sur les gravures, tourna et retourna le coffret entre ses mains jusqu’à s’arrêter sur l’inscription du couvercle.

 « Santa Astralia est imperare orbi Fonaï. »

Il est donné à Sainte Astralia de commander Fonaï.

  Le coffret s’ouvrit soudainement et lui échappa des mains. Un livre jaillit, tourna sur lui-même et secoua ses pages. Astralia recula de surprise. Le papier jauni, Fonaï avait une couverture bleue marine décorée d’enluminures argentées. Il était deux fois plus grand que la boite qui le retenait. Astralia ramassa le coffret et le reposa sur l’étagère tout en observant Fonaï avec curiosité. Il flottait dans les airs en se trémoussant et chantonnant. Il semblait plein de vie.

  La petite danse aérienne cessa sur un cri de joie. Fonaï marqua soudain une pause en suspectant un changement notable dans son environnement et tourna sur lui-même, en apesanteur dans le pavillon.

 « Attends, je ne suis plus chez Serpentin… Où suis-je ? Dans quelle étagère…?»

  Astralia ne put s’empêcher de sourire au zozotement de la voix et se couvrit la bouche pour ne pas paraître moqueuse. Fonaï aperçut la créature bipède quand elle bougea. Il poussa un cri très aigu et recula. De peur, Astralia sursauta et se cogna contre le bord de l’autel-lit, laissant échapper une expression de douleur passagère pendant que Fonaï paniquait.

 « Une humaine ! Mais-Mais… Non ! Non, non... Maître ? Maître ! C’est bon ! J'ai compris la leçon ! Je ne disparaîtrais plus ! C’est promis ! Je ne bougerai plus ! Pitié ne me laissez pas avec ce monstre ! Je ne veux pas mourir ! »

  Ne comprenant pas pourquoi il réagissait ainsi, Astralia chercha à le prendre dans ses mains. Il lui échappa en couinant. Elle entreprit alors de le rassurer en gardant ses distances. Fonaï supplia Etinon de plus belle sans écouter la Sainte. Elle soupira finalement :

 « Calme-toi, je t’en prie. Je ne veux pas te tuer.

 — C’est ce qu’ils disent tous ! Et après… Pouf ! Ils te jettent au feu ! Des millions d’honnêtes livres sont morts ainsi ! Je ne veux pas subir le même sort ! Maître ! J’ai compris. Plus de farce ! Pitié ! Revenez ! Je serai le plus sage ! »

  Astralia soupira puis essaya de se mettre à sa place. S’éveiller auprès d’une inconnue qui avait de surcroît un pouvoir sur vous, pouvait déstabiliser. Elle observa la pièce afin d’évaluer ce qui pouvait alimenter sa terreur, laissant le petit être en panique continuer son monologue. Sans précipitation, elle éteignit toutes les bougies avant de revenir à l’aveugle vers Fonaï.

 « Regarde. Tu n’as aucune raison d’avoir peur. Pas de feu. Pas de danger. Tout va bien.

 — Ah ! Je suis aveugle ! Espèce de monstre ! Rends-moi la vue !»

  Ils étaient dans le noir mais ce n’était pas une raison pour dramatiser. Astralia créa une sphère solaire avant de l’envoyer vers le réceptacle au plafond. Celui-ci éclaira toute la pièce, fit la lumière sur la situation. La prêtresse répéta alors à son nouveau compagnon qu’il ne risquait rien. Fonaï fit le tour du pavillon avant de daigner la croire un petit peu. Il la jaugea et l’observa sous toutes les coutures. Astralia le laissa faire, passivement. Son nouveau compagnon s’adressa au Dieu-Serpent un long moment avant de comprendre qu’Etinon n’était plus son maître attitré. Pour fêter cela, Fonaï exécuta une nouvelle danse de la joie, puis se présenta en bonne et due forme, avec toute l’emphase de la modestie. Il avait apparemment oublié sa petite crise existentielle.

 « Je suis Fonaï, Fils du Grand Livre du Savoir, Créature Céleste de Haut Rang ! Tu peux tout me demander, Sainte Astralia, je sais tout !

 — Absolument tout ? demanda-t-elle en haussant un sourcil dubitatif après ce brusque changement de comportement.

 — Tout ce qui est, ou a été. Chaque acte passé est gravé et ne peut être changé. Le présent n’est qu’éphémère et se retrouve rapidement inscrit dans l’immense recueil historique de notre monde. Le futur ne concerne que la Déesse-Lune. Elle n’a jamais laissé aucun livre prédire l’avenir. Ceux qui te disent le contraire sont des menteurs ! »

  Une fois les présentations faites, Astralia fut enchantée par tant de connaissances à portée de main. Sans se rendre compte que le sommeil l’avait fui, elle passa la nuit à apprendre et comprendre ce que l’on attendait d’elle, sans être dérangée par qui que ce soit.


Ж


  Durant l’absence de sa fille, Jorangu ne ferma pas l’œil de la nuit, et perdit l’appétit. Il attendit quotidiennement devant la Porte-Monde, priant qu’elle s’ouvre et que sa chère enfant revienne triomphante. Ses espoirs furent déçus à chaque visite. Les prêtres et les croyants déposèrent de nombreuses offrandes sur des autels improvisés devant le sanctuaire. Plus les présents s’amoncelaient, plus Jorangu se sentait gagné par le mal. Il s’affaiblissait de jour en jour, refusait de se nourrir. Personne ne parvenait à lui remonter le moral. L’inquiétude finit par le ronger de l'intérieur : un malaise le prit au cours d’un rituel. Il fut alité et veillé par les moines guérisseurs.

  Une semaine plus tard, dans un état de grande faiblesse, il aperçut une silhouette familière. Elle se tenait à son chevet. Jorangu n’en était pas à sa première hallucination et n’y prêta pas une grande attention au début. Irys lui apparaissait rayonnante. Sa tendre épouse adorée. Il n’y avait probablement personne, comme les médecins le lui rappelaient à chaque délire. Néanmoins, si les fantômes lui rendaient si souvent visite, c’était sûrement parce que la maladie le menait lentement à passer les Trois Portes et affronter le jugement du Dieu-Gardien.

  Lâchant prise, Jorangu accepta l’inévitable. Il ne reverrait probablement jamais sa fille, tout comme Irys qui avait préféré se sacrifier plutôt que d’écouter ses conseils. Il ferma les yeux pensant qu’il allait mourir quand on le sermonna :

 « Allons, père, il n’est pas temps de mourir. Votre ligne de vie est encore belle et longue. Revenez à vous. Il n’est pas digne d’un Grand-mestre de se laisser mourir de chagrin pour une heureuse nouvelle. »

  Le vieil homme ouvrit les yeux. Ce n’était pas une illusion. Lysa était là. Sa petite fille était vraiment là. Quelque chose dans son regard avait changé pourtant. Elle avait perdu son innocence. Elle ressemblait d’autant plus à sa mère. Jorangu l’appela doucement en cherchant son contact. La jeune fille attrapa sa main et la porta à sa joue.

 « C’est Astralia à présent, vous vous souvenez ? »

  Il hocha la tête tandis que des larmes de soulagement roulaient sur ses joues mal rasées. On lui apporta un repas qu’il avala en pleurant. Les dieux lui avaient rendu son enfant. Il passa les heures suivantes à les remercier. Astralia pria avec lui. Elle souhaitait lui apporter tout le réconfort dont il avait besoin, avant d’être obligée de le quitter. Son départ était une certitude. Elle en ignorait simplement les détails.

  Les jours suivants, la Sainte s’occupa de son père et de ses devoirs. Cependant, elle guettait le signe qui la guiderait vers sa nouvelle destination. Fonaï le lui avait fortement conseillé, sans être en mesure de lui décrire la nature de ce signe. Elle devait donc faire preuve de patience tout en s’adaptant à un nouveau mode de vie entre prières et bénédictions, constamment entourée de personnes qui la sollicitaient à toutes heures du jour.

  Le plus difficile concernait le contact avec son entourage. Les croyants, les religieux, et même les objets. À chaque fois qu’elle touchait quelqu’un, ou quelque chose, elle était envahie par toute son histoire. Ogani l’avait prévenu qu’elle serait liée à toute chose, mais Astralia ne se serait jamais attendue à ce que cela concerne chaque partie de son environnement. La jeune fille en vint à prendre ses distances, ne toucher à rien, limiter les contacts humains. Lutter ne servait à rien. Le Panthéon était trop riche en histoire et en population pour qu’elle puisse tout éviter. Astralia préféra se réserver le temps d’apprendre à contrôler ses nouvelles aptitudes.

  Bon professeur malgré une certaine propension au sarcasme, Fonaï lui prodigua conseils et leçons afin qu’elle maîtrise ses nouveaux dons. C’était difficile mais peu à peu, Astralia sentit la différence. Les rencontres furent moins violentes. Elle pouvait décider de se lier ou non à la ligne de vie des personnes qu’elle rencontrait. Elle comprenait qu’elle avait le choix, qu’elle pouvait décider. Elle changea énormément en peu de temps. De la petite fille réservée à la jeune adulte pleine d’assurance, il émanait d’elle une force nouvelle dont elle n’avait pas encore conscience.


Ж

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