Chapitre 3 

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Helei

Décembre 1876

Le repas prit fin dans une ambiance calme et passablement agréable. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas mangé dans cette atmosphère, les religieux semblaient pourtant tendus. Je me levai, alors qu'Eddy m'imitait, et sortis de la salle. L'heure des prières était arrivée.

Le professeur Daergos se joignit à nous de mauvaise grâce. Son visage, si souriant lors du repas, se revêtit d'un masque d'indifférence alors que le révérend l'invitait aux prières. Dans ses prunelles grises auréolées de bordeaux, une flamme de rancune s'alluma tandis qu'un moine nous dirigeait dans le couloir. Que cachait cet homme ?

Le silence régnait en maitre, à peine dérangé par les prières psalmodiées des prêtres et des pensionnaires. Sous l'oeil attentif de l'angelot gravé dans le verre du vitrail, nous avions joint nos mains pour invoquer la bonté du Seigneur. Sous la haute voûte de pierre, nous paraissions ridicules, des fourmis parmi tant d'autres.

Ennuyé, j'ouvris une paupière afin d'observer l'harmonie que créaient nos silhouettes inclinées. Le temps semblait figé, personne ne bougeait sauf le nouveau professeur. Ses épaules, tendues sous la chemise de lin, trahissait un agacement profond. Alors qu'il remuait la nuque, crispée à cause de la position inconfortable, ses cheveux caressèrent le bas de ses reins.

Un malaise suffoquant s'empara de mon esprit tandis que je regardais la tresse se balancer. Ce mouvement hypnotique me rappela mes cheveux bruns, frôlant mon cou, que l'on avait rasé à mon arrivée au monastère. Contrairement aux ecclésiastiques qui portaient la tonsure, les pensionnaires avaient le droit, ou une certaine obligation, d'avoir une coupe courte.

Un sentiment de colère vint accentuer mon malaise. Mes jambes me paraissaient cotonneuses, j'avais une sensation de lourdeur comme si j'allais m'effondrer sur la pierre froide. La chaussure d'un des frères racla les dalles du sol, me sortant de mon état. Les prières étaient terminées.

À travers la brume qui recouvrait mes yeux, j'aperçus le soulagement détendre les épaules du professeur Daergos. Ses prunelles grises et rouges brillaient dans la pénombre de l'église, il semblait délivré, comme si son supplice se terminait. Il quitta discrètement le lieu, avant tout le monde. Pris d'un soudain mauvais pressentiment, je bousculai plusieurs personnes pour rejoindre M.Daergos. Il fallait que je lui parle, je ne savais pas de quoi, mais il ne devait pas disparaitre d'ici. Cet homme attirait irrémédiablement mon esprit, il le tirait à lui comme un aimant.

Je passai le chambranle en courant, il n'y avait plus personne dans les couloir, le professeur s'était volatilisé. Je tournai la tête de chaque côté mais à part les murs de pierres polies, je ne vis rien. Figé de surprise, je ne regardais rien d'autre que le néant qui s'étendait face à moi. Où était passé notre enseignant ? Et comment avait-il pu s'évaporer aussi rapidement ?

Mon sentiment de malaise s'accentua, une sensation étrange, comme une légère piqûre, flottait dans le bas de mon dos. Une main saisit mon épaule, ce qui me fit sursauter et sortir de cet état d'anxiété qui me tenaillait. L'un des clercs, frère Gaël, s'était posté à côté de moi. Son regard inquiet s'encra à mes prunelles ambrées.

— Que se passe-t-il, Helei ? Tu m'as l'air perturbé.

— Je... cherchais le professeur Daergos, répondis-je hésitant. J'avais une question sur le cours d'aujourd'hui.

— Tu n'auras pas d'autres choix que d'attendre, le professeur Daergos loge à l'extérieur du monastère et il semble déjà parti.

Je déglutis, mal à l'aise, et hochai du chef, lui signifiant de me laisser tranquille. Le moine ne s'éloigna cependant pas, bien au contraire, il m'invita, ou m'ordonna, de le suivre à l'étude. Ma soirée avec Enia était compromise, ce qui me fit déglutir, je n'avais aucun moyen de l'avertir et je ne pouvais pas contredire ouvertement frère Gaël, ce serait stupide. Alors j'approuvai faiblement et emboitai le pas du religieux. Après un instant de marche, il ouvrit la faible porte de l'étude, la bibliothèque du monastère et l'endroit où les pensionnaires venaient travailler. Sans un mot et le coeur lourd, je m'assis à la table trônant au milieu des vieux livres, leur odeur ancestrale m'apaisa. Le moine prit place face à moi, le regard rempli d'appréhension.

— Ce n'est pas pour parler du cours que tu pourchassais le professeur Daergos, n'est-ce pas ?

Mon corps se figea, le sang s'était cristallisé dans mes veines. À nouveau, je ressentis cette étrange sensation dans le creux des reins. Mes mains me parurent moites lorsque je les pressai l'une contre l'autre. J'avalai difficilement ma salive. Que devais-je répondre ? Je ne savais pas moi-même pourquoi je m'étais précipité à la suite de cet étrange professeur. Ce n'était qu'un instinct.

— Vous vous trompez, je devais vraiment lui parler au sujet de son cours.

— Tu sais que tu peux me parler s'il y a le moindre problème avec M.Daergos.

— Je sais, frère Gaël, je suis un peu fatigué. Je ne sais pas ce qui m'a pris.

Mon regard restait résolument fixé sur mes mains, posées sur le tissu rugueux de ma soutane. J'avais de la peine à soutenir son regard, il y décèlerait mon mensonge. Frère Gaël était l'un des seuls moines qui se montrait gentil avec les pensionnaires. Pour chacun il avait un mot de réconfort. Je ne voulais pas le décevoir. Il fallait détourner son attention.

— Pourquoi avoir remplacé frère Daniel par M.Daergos ?

— Son état de santé s'est aggravé. Le révérend n'a voulu prendre aucun risque. Il a préféré quelqu'un d'extérieur au monastère pour que vus retrouviez des... souvenirs de votre vie d'avant.

D'un hochement de tête, je lui signifiai que j'avais compris. Frère Daniel étaient l'un des clercs les plus anciens, sa santé se fragilisait, ce qui n'avait pas détruit son autorité, et ses « collègues » craignaient constamment qu'il ne se brise en gravissant les marches menant à notre salle de classe. Ils seraient soulagés que le professeur Daergos remplace le vétéran.

La fatigue me percuta soudainement, me faisant bailler. Mon corps réclamait du repos. Je devais pourtant aller voir Enia et lui parler de M.Daergos, peut-être aurait-elle des informations sur cet homme. Le moine me donna la permission de me retirer d'un geste vague de la main, ses yeux s'étaient voilés, il réfléchissait. D'un pas silencieux, je me dirigeai vers la lourde porte. Alors que je posais la main sur la poignée de fer, la voix de frère Gaël s'éleva à nouveau.

— Méfie-toi, Helei. Cet homme n'est pas celui qu'il prétend être. Il pourrait se révéler dangereux.

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