Ses lèvres

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 Le foyer ne contenait plus que des braises mal éteintes qui rougeoyaient encore. A était partie. Le jeune homme éparpilla les restes du feu et trouva une lettre déposée sur les pierres du foyer, là où il la découvrirait forcément en se levant. Il parcourut les quelques lignes écrites à la hâte.

Je suis partie chercher des œufs à la pointe nord jusqu’au zénith. Il y a du miel et des framboises dans le panier. Bonne journée.

  Pas de signature, évidemment. Qui cela aurait-il pu être hormis A ? Jonathan s’étira longtemps et décida d’aller chercher des moules. Les rochers de la plage aux Crabes s’en recouvraient régulièrement. Il engloutit quelques framboises, avala une cuillerée de miel, puis saisit un autre panier et sortit. Il grimpa la pente sableuse avec assurance et contempla la mer. Une mouette criaillait au-dessus de sa tête, presque immobile, suspendue là par le vent. Cela faisait 5 jours qu’il vivait là, seul avec A sur Corail, et il était devenu un autre garçon. Plus mature, plus assuré, il connaissait l’île, ses animaux et ses plantes, grâce à la formation accélérée offerte par celle qu’il n’avait plus peur d’appeler son amie. Il refusait l’idée qui s’imposa à lui qu’il partait dans deux jours. Il ressentait une sorte de réticence à quitter A et à retrouver le continent, qui se faisait de plus en plus vive. Il soupira et se mit en route vers la plage aux Crabes.

  Il ne se fatiguait plus autant en marchant et savait désormais s’orienter. Le vent marin jouait dans ses cheveux. Il respirait profondément, renversait la tête pour contempler le ciel limpide. Il se mit à courir dans la dernière descente. La trace de ses pas s’imprimait dans le sable. Il hurla. Une nuée de mouettes s’envola en protestant à son arrivée. Elles tournoyèrent un instant au-dessus de lui, puis retournèrent se poser sur l’eau. Elles se soulevaient à chaque vague. Jonathan se sentait formidablement heureux. Il avança jusqu’au bord de la mer. Les vagues lui léchaient les pieds. Il s’agenouilla, trempant son pantalon de toile, et arracha quelques algues d’un rocher. Les moules étaient encore nombreuses et certaines imposantes. Il s’enveloppa la main d’un morceau de tissu et cueillit les plus grosses. Ses doigts glissaient sur le revêtement noir. Il savait maintenant combien les moules coupaient, après avoir ressenti la brûlure de ses mains écorchées. En peu de temps, il estima en avoir ramassé une assez grande quantité pour A et lui-même. Il se releva, essora son pantalon et salua les mouettes avant de reprendre le chemin de la cabane.

  En chemin, il changea plusieurs fois de sentiers, à la fois pour vérifier sa connaissance de Corail et pour relever les collets qu’A avait posé un peu partout. Le premier était vide. Dans le second, un lapin gisait tout entortillé. Jonathan dut déployer toute sa science des nœuds, elle aussi assez récente, pour le libérer. Il le jeta dans son panier avec les moules. Dans le dernier, posé sur une lande rase et astucieusement dissimulé, une mouette se convulsait désespérément. Jonathan savait la chair de mouette immangeable et sortit un petit couteau pour trancher la lanière. L’oiseau effrayé lui piqua la main.

  • Hé ! Pas touche ! Je suis en train de te sauver la vie, là !

 Il immobilisa la mouette d’une main tout en manœuvrant l’outil de l’autre. Le cuir finit par céder. Jonathan la regarda s’envoler. Il mit sa main en visière pour la suivre à mesure qu’elle s’élevait et finit par dériver vers la mer. Le jeune homme sourit et reprit son chemin.

  Le sel de la mer formait une croûte blanche dans les creux des rochers. Des algues séchaient au nord des plages. Le vent balançait les queues-de-lièvres et les alysses. Quelques œillets rouges tachaient la lande. Jonathan en cueillit un petit bouquet qu’il glissa dans son panier. Puis il s’arrêta à la source de l’ancien lavoir pour s’y désaltérer. C’était l’une des rares sources d’eau douce sur Corail. Les grenouilles troublaient à peine l’eau claire dans laquelle il lava son visage du sable accumulé. Puis il décida de rentrer. Il se trouvait à proximité du point culminant de l’île et s’y rendit. De là, il pouvait voir la Dent, la colline qu’il avait escaladé plusieurs fois avec A, le marais infesté de moustiques, les plages qu’il venait de quitter, les quelques arbres et même les ruines du village. Mais, malheureusement, il ne voyait pas la pointe nord où A s’était rendue. Il leva les yeux. Le zénith ne tarderait pas. Il fallait qu’il se dépêche. Il dévala le chemin en pente. La poussière vola sous le soleil. Quand il atteignit l’aval, il dut se courber et s’appuyer sur ses genoux pour reprendre son souffle. La cabane d’A se trouvait tout près, derrière un vieux pin maritime tordu et penché. La porte était fermée. Étonné, Jonathan accrocha son panier à la tyrolienne et regarda le ciel. A devait être rentrée, elle n’aimait pas être en retard si peu que ce soit. Le garçon franchit la côte sableuse avec une assurance croissante et, très satisfait, poussa la porte.

  • Salut ! J’ai un plein panier de moules et un lap...

 Jonathan s’arrêta net. L’unique pièce était vide. Le mot d’A luisait toujours sur la table. Elle n’était pas rentrée. Mais pourquoi ? Le jeune homme posa son panier sur la table, perplexe, et ressortit. Personne sur le chemin. Qu’avait-il pu lui arriver ?

  La mer se brisait bruyamment sur les rochers de la pointe Nord. A adorait se rendre là le matin. Le soleil se levait juste en face et semblait alors lui dédier ses premiers rayons. Les vagues y claquaient particulièrement fort. Depuis sa naissance, jamais A n’avait passé une seule journée sans le bruit de la mer dans ses oreilles. Elle ne parvenait même pas à imaginer qu’il en fut autrement. Les mouettes criaient au-dessus de sa tête. Elle les regarda, respira un bon coup et se lança à l’assaut de la muraille minérale. On devinait l’emplacement des nids, même de la plage. Les rochers se dressaient, déchiquetés et hérissés, couverts de pics et de dents cruelles prêtes à déchirer l’imprudent qui y poserait le pied. La fille blonde, elle, ne connaissait pas leur hostilité. Elle grimpait avec efficacité, plus légère qu’un papillon. Ses cheveux volaient, sa tunique claquait au vent, le soleil réchauffait son dos à travers le tissu gris-bleu. Elle baissa les yeux et vit ses traces sur le sable mouillé. Elle vit aussi que la mer montait plus vite qu’elle ne l’avait prévu. La marée noyait déjà les premiers rochers. Elle secoua la tête, échafaudant une nouvelle stratégie pour redescendre. Elle risquait d’être un peu en retard. Quelques minutes plus tôt, elle quittait la cabane en laissant un mot à Jonathan, disant qu’elle rentrait au zénith. Elle se retourna pour contrôler la hauteur du soleil. Bah, elle avait encore largement le temps. Elle se réveillait toujours avant lui. D’habitude, elle lui préparait un petit quelque chose à manger et se moquait de lui lorsqu’il émergeait enfin. Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle se réveillait toujours en sursaut, le souffle court, en sueur, les yeux exorbités fixés au plafond, après un des terrifiants cauchemars d’incendie qui la hantaient depuis sept ans. Parfois, elle se réveillait en pleine nuit, secouée par d’incontrôlables crises de larmes. Pas aujourd’hui. Le réveil avait été moins brutal que ces six derniers jours. Mais elle n’avait pas eu le temps de se moquer de Jonathan. Ce jour-là, elle avait constaté qu’il ne restait plus d’œufs dans sa réserve et que la saison des pontes serait bientôt terminée. Le chemin dans le calme du matin lui avait fait un bien fou.

 Enfin, elle atteignit une plate-forme élevée qui soutenait un large nid, qu’elle vida rapidement. Les parents mouettes criaillaient en tournoyant autour d’elle, hésitant à l’attaquer. Elle leur lança pour les apaiser quelques petits poissons dont elle avait pris soin de se munir, glissa les œufs dans son panier et entama une redescente précautionneuse. Apercevant un autre nid, plus petit, quelques mètres à sa droite, elle se décala de ce côté, mais le granit poli y offrait nettement moins de prises. Le soleil cognait dur maintenant, et allié à la nervosité, faisait couler un ruisseau de sueur dans son dos. Elle déposa le panier sur une saillie, chercha une prise à tâtons avec son pied, dérapa, se retint avec ses bras, glissa encore. Un angle saillant lui procura enfin un reposoir, elle s’étira au maximum pour récupérer les trois gros œufs abandonnés sur la falaise et les transvasa avec d’infinies précautions jusqu’au panier. Le vent fouetta son visage, rabattant ses cheveux devant ses yeux. Pas question de lâcher prise pour les dégager. Elle fit passer le panier tressé au creux de son coude et chercha une voix plus facile. Un gros bloc lui permit de regagner la plage, maintenant envahie par les vagues. A marcha dans vingt centimètres d’eau, pataugeant, jusqu’à ce qu’une vague froide et rageuse la frappe dans le dos. Elle réalisa alors leur puissance et grimpa sur un rocher pour se mettre à l’abri. Elle soupira en songeant qu’elle était bonne pour remonter sur le chemin en saute-moutons. Avisant une gerbe d’herbe des falaises, excellentes dans la cuisine, elle posa son panier à côté d’elle pour en cueillir une pleine poignée. Peu après, en se retournant, elle s’aperçut que sa précieuse récolte flottait sur une vague. Jurant intérieurement, elle s’allongea sur le rocher chaud, s’étira, tendit la main vers le panier flottant sans pouvoir l’atteindre. La houle forcissait et menaçait de briser les œufs sur la pierre. A hésita, puis sauta sur le sable mouillé pendant un reflux, saisit l’anse et sauta aussitôt à l’abri. La vague claqua sans l’atteindre, mouillant juste un pied et le bas de sa tunique. Se relevant, elle contempla la mer agitée, qui léchait déjà ses pieds. Son refuge improvisé ne durerait pas longtemps. Elle tourna sur elle-même, cherchant une issue. La seule option qui se présentait consistait à sauter pour franchir une crevasse et atteindre un rocher plus gros qui menait sans doute à la lande dont elle voyait les herbes hautes se balancer là-haut. Elle inspira, contempla l’eau qui s’engouffrait avec force dans la faille, puis sauta.

 Le contact brûlant du rocher sous ses pieds nus l’emplit de soulagement. Elle se retourna, admira l’étendue de la mer et sa puissance, rattacha ses cheveux derrière ses oreilles et repartit. Les premiers mètres ne lui posèrent aucun problème tant les récifs étaient gros et lisses. Elle n’eut qu’à les escalader un par un. Mais la lande se pavanait toujours inaccessible, défendue par deux ou trois mètres de muraille verticale et lisse, absolument infranchissable, surtout avec un panier plein d’œufs dans la main. Elle ne put que redescendre. Mais dans ce secteur, elle se souvenait des algues qui couvraient chaque pierre. Il fallait être prudent, on avait vite fait de glisser sur ce tapis, vert ou brun selon les espèces. Elle ralentit alors son allure, rampant presque dans certains passages. L’eau montait plus vite qu’elle. A comprit vite qu’elle n’avait plus le choix. Rassemblant ses forces, elle bondit comme une chèvre de montagne. Son agilité ne la trahissait pas. Se sentant en confiance, elle prit son élan, s’élança. Elle sentit son pied glisser, son équilibre vaciller, le monde tournoyer. Sa bouche s’arrondit en un cri stupéfait qu’elle n’eut pas le temps de lancer. Sa tête heurta la roche irrégulière. Une vive douleur éclata dans son pied, elle cria, roula sur le sable. Son pied saignait. Elle repoussa la pierre massive qui avait roulé dessus, se mordit la lèvre. Elle essaya de se relever mais constata qu’elle était tout à fait immobilisée. Un cri de désespoir mourut sur ses lèvres. Elle leva ses yeux bleu marine vers le ciel. Le zénith. Elle savait que la mer montait inexorablement. Un seul être pouvait lui venir en aide. Elle voulut appeler, mais seul un faible murmure s’échappa de ses lèvres.

  • Jonathan...

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