Seraient-ils moins violents

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 Le lendemain, Jonathan se réveilla seul et affamé. Il fit le tour de l'unique pièce et croqua une pomme, puis il sortit. L'orage était terminé, mais de lourds nuages gris roulaient encore dans un ciel de plomb. Il grimpa la côte, sans repérer A. Personne sur la plage, ni sur le chemin y menant. Il aperçut une silhouette au sommet du pic qu'il avait escaladé le jour de son arrivée sur Corail. Le vent s'était calmé, mais le rocher froid gelait ses doigts. Il s'arrêtait régulièrement dans son ascension pour souffler dans ses mains. Il arriva essoufflé au sommet. A se tenait debout, face à la mer. Ses cheveux dansaient dans le vent léger. L’un de ses poings était refermé sur un objet qu’il ne vit pas.

  • A...

 Elle ne répondit pas, mais baissa la tête. Face à ce silence, Jonathan se sentit courageux. Il parla :

  • A, si je suis parti hier, en fait, je suis allé dans l'église, voir ce qu'il y avait dans ce coffre qui pouvait te faire tant de mal. Je voulais savoir. Mais je n'ai rien trouvé d'effrayant, juste un tableau et des bijoux. J'aimerais comprendre, mais je suppose que tu ne m’expliqueras pas.

 Il resta longtemps silencieux, contemplant sans fin le flot qui s’enroulait en produisant un doux grondement. Ni l'un ni l'autre ne bougea. Au bout d'un long moment, A dit :

  • La petite fille, sur le tableau, c'est moi.
  • Toi ? Alors...
  • Derrière, ce sont mes parents. Victor et Mélina Dumont. Mon père était peintre et elle plongeuse. Ils sont morts... dans l’incendie du village. En fait, je suis la seule survivante. Ce... tableau est le dernier que mon père ait peint.

 Jonathan ne voyait pas les yeux de la fille, mais il devinait leur couleur.

  • Les bijoux appartiennent à ma mère. Quand je me revois sur ce tableau... je ne peux pas m’empêcher de penser que je savais ce qui allait arriver. J’étais seule le long de la côte quand j’ai vu la fumée. Elle tranchait sur le ciel merveilleusement clair. J’ai couru. Les flammes m’ont effrayée. Ma maison, un peu écartée, ne brûlait pas mais elle était vide. Mes parents aidaient les villageois à éteindre le feu. Mais le puits ne fournissait pas assez d’eau et le brasier prenait de l’ampleur. Le village entier a flambé. J’ai échappé aux flammes de très peu. J’ai récupéré ce qui pouvait l’être, après. C'est Mariette qui a découvert où mon père avait caché ses tableaux. Dans l’autel... Il savait qu'il prenait des risques. Je ne me souvenais même plus de leur visage. Depuis, cet endroit m'attire irrésistiblement chaque fois que je passe par là. Et chaque fois, il se produit la même scène...

 Elle pleurait, Jonathan le reconnut dans sa voix. Il ne chercha pas à la consoler. Il parla d’une voix calme.

  • On a tous les deux des parents bizarres. Les tiens sont morts et tu les adorais, les miens ont fait de moi une marionnette et j’ai tout tenté pour leur échapper. Malgré ça, nous sommes là, A. Nous sommes pareils parce que nous voulons ou pouvons vivre sans eux. Malgré où grâce à eux, nous voilà. Et cela, ils ne peuvent plus rien y changer.

 Elle ouvrit la main. Jonathan reconnut le coquillage qu’elle tenait sur le tableau, percé d’un trou et retenu par un lacet. Il tinta sur la roche, tournoya, et bascula vers la mer. Il ne l’entendit pas tomber. Au bout d’un long moment, elle se retourna et se pencha vers lui.

  • Merci, Jonathan.

 Elle prononçait son nom pour la première fois. Ce prénom qu’il détestait devenait doux et harmonieux dans sa bouche. Puis elle se coula le long du rocher et disparut. Il se pencha et reconnut ses cheveux blond cendré qui voltigeaient. Il la suivit.

  Arrivé en bas, Jonathan la retint. Une question le taraudait.

  • Tes parents t’ont vraiment appelée A ?

 Elle se dégagea avec douceur.

  • Probablement pas. C'est le titre d'un tableau de mon père, mon portait. Il n'a écrit que A. Dumont.

 Il sourit.

  • Antoinette ? Alice ? Amandine ? Aurore ?
  • Je ne le saurai jamais, soupira-t-elle.

 Elle s’enfonça entre les fourrés en direction de la cabane. Soudain, une pensée parut la frapper et elle se retourna.

  • Un bateau va passer dans cinq jours. Tu pourras repartir.

 Elle s’éloigna d’un pas décidé. Jonathan, atterré, la suivit du regard. Il avait réussi à déverrouiller cette fille blindée, mais cet exploit ne lui tirait que des larmes.

  Le lendemain, A resta plongée dans des pensées inexprimées mais visiblement sombres. Les timides tentatives de Jonathan pour rétablir leur agréable camaraderie des jours précédents se soldèrent toutes par des échecs. Il finit par adopter un mutisme borné. D’ailleurs il en voulait un peu à la Robinsone d’avoir si facilement accepté son départ. Elle ne lâchait que du bout des lèvres des indications sur le chemin qu’elle prenait. Jonathan ne réagissait pas, même quand elle lui demanda de lui tenir un sac le temps qu’elle s’allonge sur un rocher pour tenter de capturer un crabe. Elle finit par éclater.

  • Dis donc, Jonathan, si manger ne t’intéresse pas, tu peux le dire tout de suite ! C’est quand même ce crabe qui va assurer ton dîner ce soir ! Tu pourrais faire un effort, je ne te demande rien d’insurmontable ! On dirait une baleine qui se contente d’ouvrir la bouche en attendant que la nourriture tombe dedans ! Tiens-moi ce sac ou va-t’en !

 Jonathan laissa tomber sur elle un regard grave. Elle se retourna franchement et posa les poings sur les hanches.

  • Qu’est-ce qui t’arrive ?

 Il hésita puis proféra d’une voix posée :

  • C’est toi qui reste muette depuis ce matin, à ressasser des pensées dont tu ne crois pas utile de me faire part. Si tu ne veux plus me voir, je repars de Corail tout de suite, pas de souci.

 A le regarda, un peu radoucie.

  • Pauvre imbécile, dit-elle avec douceur. Tu n’irais pas loin...
  • Alors qu’y a-t-il de changé ? Pourquoi tu ne m’adresses plus la parole depuis hier ? Tu m’as même dit que je repartais dans cinq jours comme si ça t’arrangeait !

 A garda les lèvres serrées, comme pour retenir des paroles qu’elle brûlait de dire. Jonathan, lui, retenait sa colère. Elle finit par lâcher un simple mot :

  • Viens.

 Elle fit volte-face, les pans de sa robe volant derrière elle comme les ailes d’un oiseau marin, et regrimpa à toute allure l’amoncellement de rochers qu’ils venaient de descendre. Perplexe, le jeune garçon la suivit d’un pas plus prudent. Elle emprunta un chemin qu’il ne connaissait pas, à travers la lande fleurie, vers le village. Jonathan faillit ronchonner, puis se ravisa. La colère d’A, dont il venait d’avoir un aperçu, rivalisait avec un cyclone tropical. Il n’avait pas trop envie de renouveler l’expérience. Il pressa un peu le pas pour la rattraper. Qu’allait-elle encore lui montrer ? Un danger caché de cette île ? La raison de sa froideur ? Un secret de plus, pour se faire pardonner ? Une preuve qu’elle avait raison de l'encourager de quitter Corail ? Il ne pouvait rien déduire de son regard bleu vif, moins sombre qu’il ne s’y attendait. Peut-être, en fin de compte, allait-il recevoir une nouvelle réjouissante.

  Elle le mena à travers les ruines du village, jusqu’à une maison écartée, épargnée par les flammes. Il en déduisit qu’il s’agissait de celle qu’avait habité A avec ses parents et s’immobilisa. Il ne voulait pas visiter la maison d’un mort. Mais la jeune femme n’eut pas un regard pour la porte d’entrée et contourna la maison. Jonathan, à peine rassuré, jeta un regard méfiant aux fenêtres vides et la suivit. Elle désignait une annexe assez grande écartée de la maison, en bois avec de larges fenêtres, toute allongée, avec un toit de tôles.

  • Voici mon atelier.

 Avant que Jonathan ait pu demander à quoi il servait, elle avait ouvert la porte et entrait. Le jeune garçon resta bouche bée.

  Une odeur chaude et vivante de bois frais flottait dans l’air. Le sol était couvert de copeaux de bois blanc, qui craquaient sous les pas de la fille blonde qui marchait devant lui. Les hautes fenêtres sur les murs de bois clair rendaient l’ensemble incroyablement lumineux. Une large panoplie d’outils variés décorait les murs, chacun suspendu à un clou attitré. Une chaise et une table de dessin occupaient un coin de l’immense pièce. Au centre gisait une titanesque sculpture. Un arbre entier, sans aucun doute. Lequel ? Il n’aurait su le dire. Le fût devait faire un mètre cinquante de diamètre, voire plus. Le bois, clair et dur, dégageait une odeur irrésistible. Jonathan l’effleura et fut surpris par sa douceur. L’arbre avait été entièrement écorcé, mais seule une extrémité avait été sculptée. Il s’approcha. Le motif représentait un chaos de vagues à l’écume ciselée comme de la dentelle, qui se muait selon un dégradé à peine perceptible en chaos de feuilles et de tiges, d’où émergeait un visage tourné vers le ciel, les yeux fermés, affichant une expression de parfaite béatitude. Il semblait féminin. A ? La finesse de l’ouvrage l’impressionnait. Il cessa sa contemplation en entendant la voix de son amie.

  • Salut, toi !

 A qui pouvait-elle parler ? Il se retourna. Elle grattait la tête d’un chat noir qui fermait les yeux de plaisir et lui caressait la joue avec sa queue. Il venait de passer par la fenêtre qu’elle avait ouverte. Elle rit.

  • Je te présente Zed. A et Zed, je reconnais que c’est un peu primaire comme logique, mais j’avais douze ans à l’époque.

 Elle prit l’animal dans ses bras et le posa aux pieds de Jonathan.

  • Voici Jonathan, dit-elle en s’adressant à Zed.

 Le chat le fixa, avec ses yeux qui ressemblaient à des gouttes d’or au milieu de sa fourrure absolument noire. Il considéra le nouveau venu de la tête aux pieds, puis s’en désintéressa subitement pour se lécher le dos. A referma la fenêtre.

  • Zed a été ma seule compagnie sur cette île quand il n’y avait plus personne. Je lui parle. Parfois, j’ai l’impression qu’il comprend ce que je lui dis et même qu’il me répond.

 Elle sourit en reprenant l’animal dans ses bras.

  • Tu dois me trouver un peu folle. Zed adore cet endroit.

 Ces mots sortirent Jonathan de son ébahissement.

  • Cet endroit... C’est toi qui l’as fabriqué ?

 A secoua la tête en laissant le chat s’échapper vers l’œuvre monumentale et se rouler en boule dans le creux d’une vague.

  • C’était l’atelier de peinture de mon père. Moi, je fais de la sculpture. Il me fallait un but, une œuvre, pour ne pas désespérer, pour m’occuper. Du coup, j’y passe tout le temps qui n’est pas nécessaire à la recherche de nourriture.
  • C’est toi qui...

 Jonathan n’en revenait pas.

  • C’est magnifique ! Tu sais ce que ça va représenter ?
  • Pas encore. Pour l’instant, j’aimerai surtout finir cette tête, là...
  • C’est toi ?
  • Si on veut... Je crois en tout cas qu'il faudra que j'y ajoute Zed, conclut-elle en riant.
  • Mais comment as-tu pu transporter cet arbre énorme jusqu’ici ? D’où vient-il ?
  • C’est un cèdre centenaire qui poussait dans notre jardin. Lorsqu'il est tombé, mon père a construit l'atelier autour, il s'asseyait sur le tronc pour peindre. J'ai dû commencer par l'écorcer.
  • Mais... Cette incroyable précision... Tu es une sculptrice hors pair !

 A caressa le chat allongé sur le bois.

  • En fait, pas tellement. Mais j’ai tout mon temps, et de bons outils.

 Elle désignait un ciseau à bois abandonné près des lèvres de l’être de bois mystérieux. Le chat noir cligna des yeux.

  • D’ailleurs...

 A chassa Zed et accrocha le ciseau à la place vacante qui lui était destinée sur le mur. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les formes, des maillets en bois plus ou moins usés, des limes, du papier de verre, des crayons. La curiosité de Jonathan l’attira vers la table à dessin couverte d’une feuille. Blanche.

  • Tu...

 Il s’interrompit. A ne l’écoutait pas. Armée d’un maillet et d’un ciseau fin, elle fignolait l’un des cils de la paupière du visage mystérieux. Sa concentration lui tira un sourire attendri. Il remarqua encore une fois combien elle était belle, surtout dans le cadre de cet atelier dont la couleur s’accordait remarquablement bien avec ses cheveux blond cendré. Il sentit qu’il était de trop dans cette communion d’artiste et la laissa s’absorber dans son œuvre. Il quitta l’atelier, suivi de Zed. Le vent balançait les fleurs de la lande. Il renversa la tête pour regarder le ciel, fit quelques pas. Il s’endormit sur une pierre, délicieusement chauffé par les rayons du soleil. Le chat noir veillait à côté de lui.

 A sortit de l’atelier une heure plus tard, le sourire aux lèvres. Elle ne trouva pas tout de suite Jonathan. Ce fut le miaulement de Zed qui l’incita à tourner le coin. Le naufragé dormait profondément, avec une expression bienheureuse sur le visage. Le chat souriait d’un air presque moqueur. Mais peut-être était-ce là un effet de son imagination.

  • Tu n’as pas dormi, toi ? Dis-moi, tu dois savoir de quoi il rêve. Ça n’a pas des pouvoirs magiques, les chats noirs ?

 Zed bâilla.

  • Oui, c’est bon, je plaisante, protesta A en s’asseyant près de lui pour le caresser. De toute façon, il ne va pas tarder à se réveiller.

 Jonathan tarda un peu, mais A avait décidé de rester près de lui le temps qu’il faudrait. Elle jouait avec son chat, lui faisait poursuivre une herbe sauvage. Le garçon cligna des yeux, ébloui par le retour du soleil.

  • On rentre ?

 A sourit et acquiesça. Elle avait faim. Ses yeux brillaient d’un bleu éclatant depuis qu’elle était sortie de l’atelier. Les deux amis marchèrent à travers la lande dans la lumière déclinante. Leurs ombres mêlées dansaient sur les dunes. Zed les quitta aux abords de la plage. A s’arrêta en haut de la pente, avant de descendre, jeta un œil vers le ciel. Le soleil tombait dans l’océan, paraissant soulever des gerbes de couleurs dans une fanfare visuelle. Jonathan avait atteint la cabane. A ne bougea pas tant que l’astre ne disparut pas derrière l’horizon. Quand ce fut fait, elle sourit dans la pénombre. Peut-être ce soir, ses cauchemars seraient-ils moins violents.

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