Le souffle court

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Jonathan fut réveillé par des craquements secs et répétitifs. Il ouvrit les yeux et découvrit qu’il s’agissait d’un feu. Il mourait d’envie de se lever pour se réchauffer mais resta immobile. A cause de la silhouette accroupie devant le foyer. Il se redressa sur ses coudes.

-Ne bouge pas. Je m’occupe de tout.

A moitié rassuré, Il retomba dans son lit de fortune et observa la jeune fille qui venait de lui parler. Elle devait avoir son âge, peut-être plus. La lueur des flammes empêchait Jonathan de distinguer la couleur de ses yeux. Elle était blonde et des plumes de mouette pendaient à ses cheveux. Elle était vêtue d’une tunique gris-bleu dont il ne reconnut pas le tissu. Ses pieds, nus, s’enfonçaient dans le sable. Elle portait à la cheville un ruban décoré de pinces de crabes. De temps à autres, elle ajoutait une branche dans le feu qu’elle ne quittait pas des yeux. Ses mains voletaient comme des papillons.

 -Dors. Tu dois récupérer. Tu te lèveras demain.

 -Qui es-tu ?

 Elle ne répondit pas. Elle regardait maintenant Jonathan.

 -Tu ne parles pas ?

 -Si. Mais tu dois dormir. Tais-toi.

 Jonathan soupira et obéit. Qui était cette fille étrange et que faisait-elle ici ? Où était-il d’ailleurs ? Et le White Star ?

 Il finit par s’endormir. La fille le regardait toujours.

  Quand il ouvrit à nouveau les yeux, il était seul. Le soleil était haut. Il hésita à se lever, mais après tout, pourquoi craignait-il de désobéir à cette inconnue ? Peut-être avait-il rêvé ? Il fit quelques pas hésitants. Le feu était éteint, mais il fumait encore. Des traces de pas s’imprimaient sur le sable. Ce n’était pas un rêve. Il suivit les empreintes qui couraient vers un amas de rochers polis par la mer. Il prit de l’assurance et se mit à courir.

 La fille de la veille se tenait droite sur un rocher, face à la mer. Elle tenait un long fil qui s’enfonçait sous l’eau et tressaillait au rythme des vagues. Elle tourna la tête vers lui et ses yeux s’éclairèrent. Ce n’était pas une métaphore : ils s’éclaircissaient vraiment. Pétrifié, Jonathan les vit passer en quelques instants du bleu outremer à une couleur ciel presque transparente. Puis elle se retourna vers la mer.

 -Je vois que tu peux marcher. Bravo.

 -Tu pêches ?

 -Oui. C’est la marée basse.

 -J’ai faim.

 Il y eut un silence, ponctué du bruit des vagues, puis le rire d’une mouette.

 -Je m’appelle Jonathan.

 Nouveau silence.

 -Et toi ?

 Elle parut réfléchir. Ses yeux s’assombrirent. Un long moment passa. Jonathan s’assit. Enfin, elle lâcha :

 -A.

 -Quoi, ah ?

 -Je m’appelle A.

 -Ah...

 Il prit conscience de l’absurdité de sa réponse et pouffa. Le regard d’A vira au noir, lui donnant un air furibond. Il se détourna, tête basse.

 -A...

 -Je t’écoute.

 -Qu’est-ce que tu fais ici ?

 Les yeux vissés sur l’horizon, elle répondit d’une voix atone :

 -Je vis ici.

 Jonathan soupira, sentant qu’il n’en tirerait rien d’autre, et retourna sur la plage.

  Seul, Jonathan s’assit près du faux lit. Juste un bout de tissu pour l’isoler du sable. Il esquissa un sourire amer, puis se retourna vers l’horizon. Où se trouvait cette île ? Était-ce seulement une île ? Il décida de le vérifier et longea la plage dans la direction opposée à A, se promettant de revenir vite.

 Marcher sur le sable absorbait ses maigres forces. Aussi, il fut tout heureux de découvrir un escarpement rocheux, d’où il aurait facilement une vue d’ensemble. L’escalade se révéla plus rude que prévu et raviva la brûlure de ses mains blessées. Il dérapa plusieurs fois, mais s’entêta et atteignit enfin le rocher le plus haut. Le vent y soufflait plus fort et lui jeta du sable dans les yeux. Il dut l’épousseter et larmoyer avant de pouvoir admirer la vue.

 L’île était petite, mais suffisamment étendue pour que l’idée d’en faire le tour le décourage. Il voyait en face de lui une lande légèrement vallonnée, des falaises brusques tombant dans une mer parfaitement bleue et, à gauche, d’étranges formes rectangulaires entourées d’arbres. Derrière lui, les plages dominaient, alternant avec des amoncellements granitiques. Un petit marais luisait au pied de son promontoire. Jonathan se retourna vers leur dérisoire campement, essayant de repérer A. N’y parvenant pas, il baissa les yeux et découvrit une fleur solitaire qui avait poussé là, dans une petite cuvette de terre amoncelée dans un creux par le vent. Une délicieuse odeur de miel s’en dégageait. Il faillit la cueillir, mais quelque chose d’obscur le retint, peut-être le courage de cette minuscule fleur balayée par le vent, admirée seulement par les mouettes de passage. Il se contenta de l’effleurer, puis entama sa descente.

 Personne sur la plage. Jonathan se demanda brièvement où pouvait vivre A avant son arrivée. Il n’y avait pas de traces d’occupation hormis les siennes.

 -Le feu est éteint.

 Il sursauta. Il ne l’avait pas entendue arriver. A tenait deux poissons bleutés de la taille de ses avant-bras.

 -Oui. Tu sais le rallumer ?

  Aussitôt, il se sentit idiot. Bien sûr qu’elle savait l’allumer. D’ailleurs, elle ne prit pas la peine de répondre.

-Va chercher du bois. Plus haut.

 Elle avait posé ses poissons sur le sable. Ses cheveux, ainsi que les plumes qui les ornaient, laissaient tomber des gouttes qui creusaient des cratères ronds. S’était-elle baignée ? Elle leva la tête vers lui. Ses yeux bleu cobalt le fixèrent un instant.

 -Vas-y.

 -Mais il y en a là, du bois.

Jonathan désignait un tas de bois flotté, accumulé par les marées entre deux blocs de granit.

 -Coincé. Indélogeable.

 -Bon, grommela-t-il.

Lorsqu’il revint avec le fagot, A nageait. Ses plumes flottaient derrière elle. Sans voir Jonathan, elle plongea. Elle ondulait sous l’eau. Jonathan se demanda un instant si elle n’était pas une sirène.

 -Je peux venir ?

Elle ne l’avait pas entendu. Elle avait replongé. Il s’avança, mais dès que ses pieds touchèrent l’eau, il recula en retenant un cri. Elle était gelée ! Comment A pouvait-elle supporter une température pareille ? Elle se retourna et s’aperçut enfin qu’il était là.

 -Tu peux venir, si tu as trop chaud.

 -Non, ça ira. Tu viens ?

 Il comprit alors qu’elle se baignait nue, rougit violemment et se détourna. Elle sembla ne pas s’en rendre compte et émergea lentement son corps dégoulinant, qu’elle sécha rapidement avant de revêtir sa tunique. Elle essorait ses cheveux.

 -Elle est bonne, dit-elle.

 -Tu plaisantes ? Elle est glacée !

 -J’ai vu plus froid.

 Elle raviva le feu puis, à l’aide d’un couteau tiré d’on ne sait où, tailla une branche ramassée par Jonathan pour y embrocher les poissons.

 -Tu es seule sur cette île ?

 -Avec toi, oui.

 -Tu vis où ?

 -Ça dépend, ici ou là.

 Elle montra l’horizon d’un geste vague. Jonathan remarqua que ses yeux viraient au bleu marine. Pourquoi ?

 -Comment tu fais ?

  Pour la première fois, elle parut surprise.

 -Je ne sais pas de quoi tu parles.

 -Tes yeux. Ils changent de couleur.

 Cette fois, il aurait juré voir passer une lueur amusée dans les iris maintenant bleu pâle.

 -Selon mon humeur. Sans souci? Bleu ciel. Inquiétude, tristesse? Bleu marine. Grosse colère, désespoir? Noir. Pas compliqué.

 -C’est bizarre.

 -Les tiens ne sont pas mal non plus, tu sais.

 Il sourit, acceptant le retour de lame. Soudain, elle retira la baguette du feu et lui tendit un poisson.

 -C’est chaud.

 Le poisson n’était pas assaisonné, à peine salé, mais Jonathan lui trouva une saveur incomparable. Il mourait de soif.

 -Et boire, on peut ?

 -Pas ici. On va aller chez moi. Ce n’est pas loin.

Enfin une maison ! Songea Jonathan.

 -Comment s’appelle cette île ?

 -Aucune idée. Moi, je l’appelle Corail.

 Tout espoir de se repérer s’envola. Le garçon se leva et suivit A qui quittait déjà la plage, emportant sa couverture et les restes des poissons.

 Elle marchait vite et Jonathan peinait à la suivre. La lande, laissée à l’état sauvage, s’était couverte de ronces, de chardons et d’arbrisseaux divers. Son short déjà déchiré s’accrochait partout, ainsi que son T-shirt trempé et sableux. La tunique d’A ne semblait, elle, offrir aucune prise aux épines. Il jura une énième fois en tirant.

 -Attends-moi !

 -Tu te changeras quand on sera arrivés.

 -Elle est faite en quoi, ta tunique ?

 -En peau de phoque. Allez, avance.

 Incapable de déterminer si elle plaisantait ou non, il se dégagea et sautilla à sa suite.

  Le cabanon où vivait A se trouvait à peu de chose près au centre de l’île. Ce n’était en effet pas très loin. Cependant, Jonathan sentit rapidement ses pieds le brûler et sa soif s’intensifier. Il n’avait pas l’habitude de la marche. Mais A ne faisait pas mine de ralentir et ne montrait aucune fatigue. Elle dut attendre Jonathan au sommet d’une pente particulièrement rude. Elle le laissa reprendre son souffle et s’effaça devant lui.

 La cabane était construite de bric et de broc, mais surtout de planches et de pieux rongés par le sel. Elle était assez grande pour contenir la cuisine d’une maison normale, mais ne comprenait qu’une seule pièce. Il n’y avait pas de fenêtre. Évidemment, songea-t-il, comment aurait-elle pu trouver des vitres pour les garnir ?

 -Fais attention dans la pente. Ça glisse.

 A était déjà à mi-chemin entre le fond de la combe où se dressait la cabane et lui. Il entama la descente avec précaution, plaçant les pieds perpendiculairement à la pente, comme elle le faisait. Elle eut la délicatesse de l’attendre avant d’ouvrir la porte.

 La pièce comportait deux couchages sommaires, un foyer de galets noircis par l’usage, une souche en guise de tabouret et une grande panière où A jeta tout ce qu’elle portait sitôt qu’elle fut entrée. Mais surtout, d’étranges masques de bois étaient suspendus sur tous les murs, avec une date gravée dessus.

 Elle farfouilla sous un des lits et en tira une chemise à carreaux, un pull, une jupe rose et une paire de tongs avant de trouver ce qu’elle cherchait : un haut et un short noir qu’elle tendit au garçon.

 -Tiens, essaie ça. Pour les chaussures, par contre..

 Le débardeur était trop petit, les tongs trois pointures au-dessus de la sienne, mais c’était mieux que ses affaires à lui, poisseuses et déchirées. Malgré tout, il se sentait un peu ridicule face à A, impeccable avec sa tunique grise et ses cheveux tressés. Il se fit la réflexion soudaine qu’elle était jolie.

 -D’où viennent ces habits ?

 -De la mer. Il y a pas mal de bateaux qui passent par ces eaux, et, comme elles sont plutôt agitées, il y a des containers qui valsent, voire le bateau qui chavire.

 -Il y a des gens qui sont venus ici...avant moi ?

 A ces mots, la fille s’abîma dans une rêverie qu’il devinait douloureuse. Mais elle ne lui dirait rien, il le savait maintenant. Cette fille était blindée. Il sourit intérieurement. Il savait qu’il existait, pour chaque personne, un code secret pour déchiffrer la vérité. Il savait aussi que l’esprit d’A ne s’ouvrirait pas facilement. Il ne fallait pas forcer cette porte, mais la travailler délicatement...

  De son côté, A fixait le sol de ses yeux bleus marine. La question de Jonathan avait éveillé en elle des souvenirs peu agréables. Car oui, des gens tombaient souvent sur Corail, étourdis, perdus. Ils n’en étaient pas tous repartis. Le dernier s’était violemment disputé avec elle et était reparti seul sur un radeau bricolé. Mais il n’avait aucune expérience de la mer. A avait trouvé son cadavre sur les rochers, trois jours plus tard. Que ces gens de la terre étaient donc stupides !

 Stupides mais courageux, songea-t-elle. Le garçon d’aujourd’hui, Jonathan, n’avait pas hésité à gravir la Dent seul et sans rien lui demander. Mais était-ce du courage ou de l’ignorance ? Un peu des deux, sans doute. Elle baissa la tête.

 -Oui, beaucoup.

 -Dans combien de temps passe le prochain bateau ?

 -En général, il en passe un par semaine. Parfois un bateau de pêche ou un voilier. Tu as quelqu’un à retrouver ?

 Il réfléchit, et soudain, il remarqua que c’était la première question qu’elle lui posait. Pour savoir s’il voulait repartir. Il ne put s’empêcher de penser qu’elle n’en avait pas envie.

 -Mes parents, mais...

 -C’est tout ? Pas de sœur, pas de frère ?

 -Non. Et j’ai moyennement envie de retrouver mes parents. Je crois qu’ils n’ont jamais compris que j’étais leur fils, donc un être humain, et pas un achat destiné à prouver leur réussite.

 -En quel mois sommes-nous ?

 -Hein ? Quel rapport ?

 -Aucun. Je te demande quel mois nous sommes.

 -Juillet, mais...

 -Mi-juillet ?

 -Le 25... À ma... enfin mon arrivée.

 -Bon…

 -Qui sont ces gens, enfin ces masques ?

 -Des naufragés, répondit-elle sur la défensive, les yeux presque noirs braqués sur lui.

 -C’est toi qui les a faits ?

 -Oui.

 A avait gravé les visages et les noms de ceux qu’elle avait recueillis. Il y en avait une bonne demi-douzaine ! Passionné, il observa les visages successifs. Un soldat au regard dur, Hans, novembre 2007. Une femme et une enfant, Alice et Maïa, octobre 2008. Une vieille femme, Mariette, août 2010. Un gamin rieur, Bobby, juillet 2011. Un autre soldat, au visage menaçant, Kurt, mars 2012. Un garçon de son âge, Laurent, avril 2013.

 Jonathan devina que le prochain portrait serait le sien.

 -Où trouves-tu les outils ?

 -Cette île recèle bien plus de possibilités que tu ne l’imagines.

 Il préféra ne pas trop approfondir cette réponse.

 -Que veulent dire ces croix ?

 Il désignait un motif qui barrait certains visages.

 -J’en grave une à ceux qui ne sont jamais repartis de Corail.

 Jonathan frissonna. Le dernier naufragé était donc mort? Il ne fit aucun commentaire. A se retourna, visiblement en proie à une tristesse ancienne. Ses yeux outremer penchaient vers le noir.

 -J’ai vu Alice mourir sous mes yeux. Je n’ai rien pu faire.

 -Et Laurent ? Le dernier ?

 -Il a été stupide. Il a voulu partir seul sur son radeau, mais il ne savait pas naviguer.

  Sa tristesse était réelle. Jonathan sentit la peur lui tordre la gorge. Lui non plus ne connaissait rien à la navigation. Il dépendait de cette fille étrange, avec un nom étrange.

 Soudain, il toussa. A sursauta comme si elle se réveillait et lui tendit une gourde. Jonathan savoura l’eau fraîche. Il n’avait pas bu depuis hier. Puis il piocha dans un bol plein de mûres où elle s’était servie.

 -Je vais aller cueillir. Tu viens ?

 -Cueillir quoi ?

  Elle sourit.

 -Question typique des gens de terre ! Tout ce qu’on pourra trouver.

 -Tu n’es pas « de terre », toi ?

 Elle posa la main sur la poignée.

 -Bien sûr que non ! Je suis fille de l’océan.

 Toute autre fille disant cela, Jonathan aurait éclaté de rire. Avec A, aucun doute n’était permis. Toutes ses phrases respiraient la vérité. Avait-elle menti seulement une fois dans sa vie ?

 -Allons-y !

 Elle avait saisi un panier à deux anses et le balança sur son épaule.

 -J’en profiterais pour te faire visiter !

  Elle ouvrit largement la porte et le soleil entra à flots, soulignant son profil et illuminant ses cheveux. Après la pénombre de la cabane, la lumière éblouit Jonathan. Lorsqu’il discerna le paysage et plus seulement de la lumière crue, A le regardait déjà du haut de la pente. Il voulut s’y engager en courant, mais le sable se dérobait sous ses pieds. Il se promit d’observer comment A s’y prenait et changea de méthode. En rampant, il parvint presque en haut, aux pieds d’A. Il se releva, mais la couche de sable céda brusquement. Il aurait roulé jusqu’au fond de la combe si A ne l’avait retenu en l’attrapant par le bras d’un geste d’une fantastique vivacité. Elle le hissa près d’elle.

 -Regarde où tu mets les pieds, dit-elle simplement à Jonathan affalé sur le sable, le souffle court.

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