Dans le rétro

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Alors… cancre, c’est un début, un mot, un point de vue pour orienter l’écriture, un axe où accrocher par la force centripète les chapitres suivants. C’est un angle d’attaque, mais la généralité étant dite, relier ce cancre et sa langue de façon intelligible serait ardu sans présenter d’abord un récit plus factuel de mon histoire personnelle. Il me faut regarder dans le rétro afin de dévoiler le juste nécessaire. Me livrer sans artifice, si possible. Bien sûr, j’ai déjà mis beaucoup de moi dans certains écrits. L’exercice était plus aisé, caché derrière un narrateur, sous couvert de fiction, en m’autorisant emphase, ellipses et entorses. Ici, puisque je cherche peu le littéraire et davantage l’historique, je tomberai le masque autant que je le pourrai. Courage.

Dans les réminiscences de ma petite enfance, je ne trouve pas d’élément significatif concernant mon usage de la langue française. Il y aurait bien, pour vous amuser, l’anecdote de la bande dessinée. Quand était-ce ? Un dimanche, chez une tante, et peut-être un jour de pluie, empli par facilité de feuilles et de crayons pour les minots. Les adultes, eux, jouaient à la belote. Je dessinais pour ma part une aventure d’un genre James Bond, où un personnage chute d’un avion et découvre sous ses pieds les contours de la méditerranée. (Disons une botte à peu près ressemblante à l’Italie.) Mais comment l’écrit-on ? Méditerranée ? Mer de méditerranée ? Mer de ! Oh, on entend « merde »… j’ai pouffé à cette idée. Le mot, je ne l’aurais pas prononcé, je n’en avais pas le droit, je le savais. Mais l’écrire ? Laisser planer un doute en jouant d’un espace d’une largeur ambiguë ? Pourquoi n’aurait-ce pas été possible ? C’était le personnage qui parlait, pas moi. Lui, serait le coupable, le méchant, le pas beau et moi, l’innocent, dans les deux sens du terme. Notez que dans ce déni, rôde déjà l’idée simple du rôle et de l’importance du narrateur. Hélas, mon père n’y connaissait rien en ce domaine. En passant, il s’est penché sur mon œuvre au mauvais moment, y a lu ce que j’avais eu le temps d’écrire, et la torgnole a fusé. Pour éclairer sa réaction, je vous confierais que lui, dans son enfance, ne devait prononcer ni gros mot ni mot de patois sous peine de subir un lavage de langue au savon noir. Je trouve cet état de fait étrange et je me questionne sur le bouillonnement produit au fond d’un cerveau d’enfant pour ne pas avoir le « droit » de parler la langue de ses parents. Quel déni d’importance des racines ! Mais la méthode partait certainement d’une intention louable : apprendre à bien parler, à bien écrire, pour s’élever plus haut que les mottes de terre que l’on bine chaque printemps. Alors, dévoyer l’écrit en y plaçant des mots orduriers, « Mon Dieu »… Et là, je peux introduire dans le décor ma grand-mère, Geneviève.

Geneviève, elle, ne connaissait que le patois, ne fréquenta sans doute jamais l’école. Elle savait écrire pourtant — mémento : prévoir un chapitre sur ce « savoir écrire » — mais de façon surprenante, d’une graphie bâton que les pleins et déliés des plumes de l’époque adoucissaient à peine. Elle notait quelques mots et des nombres en colonnes dans un carnet, pour le besoin des comptes de la ferme. Des preuves. Sinon, elle recopiait surtout litanies et antiennes, extraites de son bréviaire, sur de minuscules billets qu’elle distribuait à ses petits enfants en guise de porte-bonheur religieux. Savait-elle lire ? Déchiffrer, sans doute. Assez pour la copie, nécessairement. La chose, certainement, était nouvelle et précieuse dans son coin de campagne. Aussi attribuait-elle un pouvoir à l’écriture, loin de la romance et de la fiction. L’écrit devait être vrai, au même titre que le latin gravé aux murs des églises ou sur les tombes, du même ordre que la bible, un « dit » figé, vérité indiscutable. Le mensonge écrit devait lui sembler inconcevable. Quant au gros mot cité plus haut ? Un blasphème. Ces bondieuseries ne l’empêchaient pourtant pas d’être fine psychologue, exigeante autant que généreuse, pétrie dans le bon sens comme la majeure partie des gens de terroir. Je l’ai aimée pour toutes ces raisons, et d’elle j’ai beaucoup retenu.

J’aurais aimé connaître son homme également, mon aïeul, que l’on m’a raconté bon vivant et doux, doué pour les travaux manuels. Il est décédé l’année de ma naissance. De lui, je sais peu et suppose qu’il avait autant d’instruction que Geneviève.

Au titre de décor toujours, je reviens vers mon père et ma mère qui sont, eux, allés jusqu’au certificat d’études.

*

Je vais m’interrompre là puisqu’une question soudain m’interpelle : pourquoi invoquer si tôt l’école pour parler de la langue ? Me connaissant, je m’étonne. Voilà une vraie interrogation. L’école m’a peu appris sur la langue, focalisée qu’elle était sur la lecture et l’écriture, le morcellement en briques de la phrase et son orthographe — prévoir un chapitre « stockage et déstockage. Or, je défends cet avis : langue et écrit diffèrent énormément. La première se passe de l’écriture, elle l’a fait longtemps par nécessité — 200 000 ans d’attente, à la louche selon Perreault & Mathew — tandis que l’écrit exige l’antériorité d’un langage, quel qu’il soit. Dans le sens qui m’intéresse ici, il n’a guère plus de 5 000 ans d’histoire dans ses couches (d’argile). Notez que les spécialistes en ces domaines se battent pour faire remonter l’écriture jusqu’aux pétroglyphes. Cette vision garantirait 20 000 ans de bagages supplémentaires, et soudain une plus sérieuse échelle où se comparer à la langue. Malgré tout et en contrepoint, les linguistes jouent de ces mêmes limites (le savant abuse souvent, voilà un chapitre auquel je tiens également). Certains souhaiteraient déplacer l’origine communément admise de la langue au cri primal, une époque ouvrant sur une fourchette de dates incertaines bien encombrante et inconfortable à concevoir, quasi hors du temps de l’humanité elle-même. Peut-être ont-ils raison d’ailleurs. La science découvre peu à peu que plusieurs espèces partagent un langage oral, possédant parfois des variantes locales que l’on pourrait nommer patois ou dialectes. En revanche, je n’ai pas entendu dire que l’on trouvait dans le règne animal une autre forme d’écriture que les nôtres. Ceci est peut-être le propre de l’homme, plus que le rire, M. Bergson.

Fort de cette prémisse de distinction entre langue et écriture (j’y reviendrai, évidemment), chacun posera sa préférence et la grille de ses intérêts, mais personnellement : la langue me passionne énormément, tandis que l’écriture en elle-même : peu. Cette dernière intervient comme outil, mérite du respect et de l’étude, oui, mais lorsque j’en vois certains l’idolâtrer, je tique : ce n’est clairement pas mon cas — le nombre de sujets à aborder devient déjà impressionnant.

Voilà donc le genre de digressions (et encore, celle-ci est modérée) que je souhaiterais accumuler dans ce recueil. Finalement, le principe fonctionne, alors autant continuer sans structurer davantage mon récit. Que l’école ne soit pas le lieu le plus approprié à mes yeux pour parler de la langue est anecdotique. C’est un endroit important dans ce chapitre et le suivant, je peux bien le mettre en lumière. Se produira ce qui voudra bien.

*

Père et mère, disais-je, sont allés un peu plus en avant sur le chemin de l’école. Jusqu’au certificat d’études. J’ai parfois le sentiment d’évoquer une époque très ancienne où résonne du Pagnol, mais j’ai aussi la certitude que ce temps est moins éloigné que certains ne le pensent. Cette échelle chronologique me permet de répondre à ceux qui brandissent le “tout était mieux avant”, que “le baccalauréat ne vaut plus rien”, que “tout fout le camp”. Je suis le premier de ma lignée à avoir obtenu le bac. Mon fils ? Il a été le premier à poser son postérieur sur les bancs de l’université. Je ne suis peut-être qu’un exemple dans la masse, unitaire et alors insignifiant, mais je doute être seul dans mon cas et j’aimerais que l’on ne nous oublie pas. Surtout dans le but de se morfondre joyeusement comme l’ont fait toutes les générations depuis au moins Pline l’Ancien.

Cette base éducative exposée, j’ajoute dans le décor de mon enfance une pincée de bonheurs simples, une certaine liberté qu’accordent les petits villages, des vaches, des feux de lierre, des mares à poissons, de vieilles Dauphines… Cela devrait suffire.

Je dirais que, dans un premier temps, dans cette histoire, il n’y avait pas de cancre, plutôt un gamin turbulent et insouciant, curieux et intelligent. Naît-on cancre ? D’autres peut-être auront cette expérience. La mienne affirme que je le suis devenu un jour, en traversant joyeusement la rue pour me rendre à l’école. Et j’ai mis très longtemps à comprendre et accepter de voir là une origine.

*

Liste des chapitres promis ici :
– Liens et distinction entre langue et écriture
– Stockage et déstockage de la langue
– Le savant abuse souvent
– L'idolâtre écrivain

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