Partie 3

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Un doigt courant nerveusement sur l’humidité des parois de son verre d'eau, Vincent Darn se demanda pour la énième fois s’il ne valait pas mieux fuir au plus vite. Son métier l’avait mené dans d’incroyables demeures et il avait marchandé avec des clients si riches qu’ils auraient pu s'offrir une dizaine d’immeubles s'ils l'avaient désiré. Pourtant, de toute sa vie, il ne se rappelait pas avoir vu un endroit comme celui, ni côtoyé un homme comme le Maire de Malker. D’un claquement de doigt, il pouvait décider du sort de l’astre-cité entier et Vincent était persuadé qu’il le ferait sans broncher le moment venu.

La Mairie ne comportait qu’un étage et s’étalait sur les côtés pour compenser la surface qu’elle ne voulait pas exploiter en hauteur. Ses murs, portes et fenêtres n’étaient autre que de grands écrans sur pivots qui s’ouvraient, se fermaient et pouvaient devenir translucides sur demande. Les pièces étaient spacieuses, la décoration minimaliste et les couleurs agréables. Tout avait été construit pour réduire le stress de ses habitants – autres secrétaires et conseillers du Maire – même le grand jardin, entièrement artificiel, avait été étudié pour le bien-être de tous. Cependant, une chose attirait l’œil de Darn plus que le reste : de grosses vis peu discrètes retenaient les meubles au sol et le bureau devant lui présentait des rebords curieux. Certains disaient que la Mairie était un vaisseau encastré dans la cité qui, une fois Malker devenue inutile ou en danger, se déboîterait et s’envolerait en laissant le peuple derrière lui. Si jusqu’ici il n’en croyait pas un mot, il laissait maintenant place à un léger doute.

— Monsieur Darn ! le salua un homme – le plus grand qu’il eut jamais vu – en entrant dans la pièce. Je suis le Maire, enchanté.

— Que l’ombre vous garde, Monsieur le Maire, répondit-il en ouvrant les mains paumes vers le ciel et baissant la tête. Je m’appelle Vincent Darn, je suis endormeur.

Comme tout le monde, il avait déjà aperçu son dirigeant de loin, dans une manifestation publique ou à la télévision, mais c’était la première fois qu’il le voyait d’aussi près. Soudain, une peur irrationnelle étreignit sa poitrine avec force. Le Maire l’impressionnait, autant par sa stature que par son regard perçant et le charisme qu’il dégageait. C’était un leader à l’autorité incontestée.

Cependant, Vincent ne s’était pas attendu à ce qu’il lui paraisse si… humain. Son visage n’était ni laid ni beau, si banal qu’il n’arrivait pas à s’en souvenir en le quittant des yeux. Ses cheveux étaient emmêlés et sales et ses vêtements identiques à n’importe quel Malkérien dans la rue. Néanmoins, ce qui le choquait le plus étaient les énormes cernes qui faisaient ressortir ses pommettes et enfonçaient ses globes oculaires dans leur orbite. Décidément, le Maire était comme tout le monde : un homme d’age mûr qui n’arrivait pas à dormir.

— Que le sommeil vous porte, mon ami, enchaîna le Maire en glissant ses mains sous celles qu’on lui tendait. Asseyez-vous donc, nous avons des choses à voir, vous et moi.

Vincent attendit que le géant l’eut lâché pour obéir et prendre place devant le bureau. Il se demandait toujours ce qui lui avait pris d’accepter cette convocation. Il savait faire affaire avec ses clients habituels et son prix n’était généralement pas discuté. Pourtant, face à un homme comme celui-ci, il se sentait incapable de réclamer quoi que ce soit.

— J’ai entendu dire que vous savez faire preuve d’une grande discrétion, Vincent. Vous permettez que je vous appelle Vincent ?

Pour toute réponse, l’endormeur acquiesça et gigota sur sa chaise, mal à l’aise. Le Maire avait autrefois été un homme normal, jeune et ambitieux, prêt à tout pour s’extirper des hauteurs malkériennes et enfin atteindre l’ombre des bas-fonds. Au même age que Darn, il habitait déjà la Mairie et n’attendait plus qu’une poignée d’années pour s’emparer du pouvoir. Cela ferait bientôt trente ans qu’il dirigeait l’astre-cité.

— Malheureusement, j’ai peur de ne pas pouvoir accorder trop de crédit à une simple rumeur, continua le Maire. Vous comprendrez que je ne peux pas vous laisser sortir d’ici sans être parfaitement sûr que la nouvelle ne se répandra pas en ville.

Vincent se racla la gorge, une sueur froide glissa le long de sa nuque et le fit frissonner. Il n’aurait jamais dû accepter de venir. L’appât du gain avait été plus fort que sa prudence. Il avait besoin d’argent et s’était précipité aux portes de la Mairie sans réfléchir . Néanmoins, il ne fallait pas être un génie pour comprendre l’insinuation de son client. Le Maire avait attendu cinq ans pour faire appel à lui ; si, aujourd’hui, il ne pouvait plus se retenir, il était évident qu’il avait demandé à ses nombreux sous-fifres de faire des recherches sur Darn. Ce qu’ils avaient trouvé ne le mettait sûrement pas en position de discuter. Pour garder le silence, on allait le faire chanter.

— Comme vous vous en doutez certainement, j’ai dû faire appel aux services de renseignement avant de vous engager. Nous avons appris des choses étonnantes, notamment au sujet de vos collègues. Je ne saurais trop vous conseiller de vous éloigner de Kyldie : cette femme ne vous apportera rien de bon, croyez-moi. Mais ce n’est pas d’elle dont j’aimerais vous parler.

— Je vous prie de pardonner mes mensonges répétés, anticipa Darn, mais Baila devait rester un secret pour mes clients.

— Baila… Alors c’est ainsi qu’elle se nomme… souffla le Maire, pensif. Vous la protégez si bien, Vincent, qu’il a été impossible, même pour mes hommes les plus talentueux, de trouver la moindre information sur votre compagne. Nous avons dû remonter jusqu’au vaisseau-marchant de feu vos parents pour trouver une infime trace de son passage. Un mystère incroyable, votre amie. Mes conseillers pensaient que cette information seule suffirait à gagner votre silence, mais je suis d’un avis différent. Vos clients seraient choqués d’apprendre que vous travaillez avec une non-humaine, sans aucun doute. Pourtant, ils ont trop besoin de vos services pour que ce simple fait détruise votre… commerce. Nous avons donc cherché plus profondément.

L’endormeur serra les mains sur les accoudoirs. Si le Maire s’était désintéressé de Baila… Qu’avait-il pu trouver de pire à dévoiler à la cité entière ? Il connaissait la réponse et la redoutait plus que toute autre chose au monde. Il n’existait qu’un seul fait qui le dépouillerait de ses clients et l’expédierait tout droit sur le toit d’un gratte-ciel. Il s’était arrangé pour que l’événement soit dissimulé et sa ruse avait parfaitement marché ; jusqu’à ce que des gens trop intelligents mettent leur nez dedans.

— Vous êtes un fieffé menteur, Vincent. Toute votre vie se base sur une illusion. Vous criez à la cité entière que votre passé est si banal qu’il n’a aucun intérêt, mais nous savons tous les deux que ce n’est pas tout à fait vrai, n’est-ce pas ?

Stress et peur étouffaient Darn. Il leva le verre à ses lèvres, constata trop tard qu’il était vide et le reposa sur le bureau en tremblant. Il n’était pas venu pour qu’on lui propose un contrat, il était venu pour se jeter dans un piège. Il se doutait que son règne tranquille ne pouvait pas le rester éternellement, mais la chute lui semblait venir trop vite. Il avait parié pouvoir tenir une bonne dizaine d’années avant d’attirer l’attention de la Mairie. Il avait pensé qu’il aurait le temps de se préparer et de fuir Malker. Il s’était trompé.

— C-ce qu’il s’est pa-passé ce jour-là… bégaya Vincent dans une vaine tentative de rattraper ses mensonges.

— N’était pas un accident, le coupa le Maire avec autorité. N’essayez pas de me tromper, mon ami. Vous avez plus à y perdre que moi.

L’endormeur ne répondit pas, le regard baissé sur ses doigts qui se pinçaient mutuellement, guidés par son malaise. Une chaleur insupportable prenait lentement possession de son corps et un bourdonnement incessant enflait à ses oreilles, mais il ne se laissa pas submerger et fit face. On l’avait appelé pour passer un marché, pas pour le condamner.

Le Maire passa une main sur la calvitie naissante de son crâne. Depuis qu’il était entré, il se tenait devant un écran translucide et entrecoupait ses prises de paroles de longues contemplations du jardin au-dehors. Finalement, il fit volte-face, planta ses yeux gris sur Vincent et approcha à grandes enjambées. Arrivé près du bureau, il se posa à demi sur le bord et se pencha en avant dans une tentative d’intimidation qui fonctionna à merveille : les joues rouges, les yeux humides, Darn se sentit incapable de continuer à mentir.

— Vous avez tué un homme, Vincent. Et vous savez que c’est un acte puni par la loi.

— Non… gémit-il en baissant la tête.

— Ne niez pas ! s’emporta le Maire. Je sais ce que j’affirme et vos mensonges ne peuvent plus vous sauver.

— Je… Je n’ai pas tué… un homme…

— Allons bon ! Ne jouez pas à ce jeu-là, mon garçon.

— Il… commença Vincent en s’étranglant. Il prit une grande inspiration et se racla la gorge, rassemblant le maigre courage qu’il lui restait ; puis il releva vivement son visage pour fixer le Maire dans les yeux et souffla : Ils étaient cinq.

— P-pardon ?

Le géant eut un mouvement de recul qui le fit descendre du bureau en se cognant violemment le genou dans le meuble. Il s’était préparé à encaisser le moindre aveu avec la force d’un homme de sa trempe et pourtant, face au fait, il ne pouvait s’empêcher de trembler et de craindre le petit homme devant lui.

— Vous êtes un monstre, siffla le Maire.

— Non, Monsieur, répondit Vincent en retrouvant son calme. Je suis un Malkérien de quatrième génération. Et c’est exactement pour ça… que vous nous avez créés.

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