Partie 2

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Bercée par le ronronnement régulier du vaisseau, Pia somnolait insouciamment. Une main incrustée dans la joue, la tête dodelinant dangereusement au rythme de sa respiration, elle paraissait enfin paisible. Ils parcouraient la galaxie depuis cinq jours sans le moindre répit. Fille d’un boulanger et d’une romancière, la jeune femme n’avait rien d’une navigatrice et subissait les contrecoups d’une fatigue qui n’affectait pas les autres membres d’équipage, habitués aux longs voyages spatiaux. L’agent considérait qu’elle méritait cette courte sieste et n’aurait voulu, pour rien au monde, la réveiller. Pourtant, attiré par la beauté endormie, il ne put s’en empêcher ; il tendit la main et caressa les longs cheveux blancs et rouges qui tombaient sur la frêle épaule. Ils dégageaient une odeur fruitée et brillaient d’un éclat qu’il ne leur connaissait pas. À ce contact chaleureux, la belle sortit de son sommeil léger et se frotta les yeux.

— Krane… murmura-t-elle d’une voix douce. Tu pars déjà…

— Je ne vais nulle part, répondit-il.

— Ce n’était pas une question.

Krane passa une main dans ses cheveux bruns et jeta un coup d’œil autour de lui. Le vaisseau avait subi de lourds dommages et dérivait lentement, sans but. Son pilote gisait sur son siège, un trou béant au milieu de la poitrine. Privé de son expertise pour fixer la trajectoire, l’engin se laissait attirer par la planète la plus proche en déversant bon nombre de grincements inquiétants. Sans aucun doute, il s’y écraserait dans un grand fracas et attendrait sagement que les renforts viennent le remorquer et le débarrasser de ses morts. De tout l’équipage, l’agent était le dernier survivant.

À ses pieds, le corps sans vie d’un des siens lui rappelait qu’elle avait raison : il devait partir. Krane s’accroupit devant le cadavre, testa du bout du doigt la rigidité de l’armure – qui se durcissait automatiquement à la mort de son porteur – et attrapa le pistolet dans le holster de cuisse. En vérifiant l’état du chargeur, un sentiment de déjà-vu l’assaillit. Il fit un tour sur lui-même, inspecta les murs, le contenu de la vitrine du bureau, les sas verrouillés des cabines de sauvetage et s’arrêta sur le bord d’une jupe ensanglanté qui dépassait d’un couloir adjacent. Au milieu des combinaisons noires, elle contrastait de sa blancheur maculée de rouge. L’agent se retint d'approcher. Il ferma les yeux, serra les poings et les dents mais l’image était toujours présente dans son esprit, plus frappante que s’il lui faisait face réellement.

Krane avait déjà vécu cela, des centaines de milliers de fois. Il connaissait la scène sur le bout des doigts ; le nombre de corps, le relief de la planète vers laquelle le vaisseau se dirigeait, la position de chacun, leurs habits, rien n’avait de secret pour lui. Néanmoins, quelque chose de nouveau s’immisçait dans ce paysage quotidien ; quelque chose de mauvais qui glissait ses doigts glacés dans le dos de l’agent. Prudemment, celui-ci se retourna, une peur inconnue au ventre, conscient qu’il ne pouvait pas s’échapper, qu’il devait regarder.

Son cœur s’arrêta et l’air se tarit au fond de sa gorge. Les jambes croisées, assise dans son grand fauteuil, Alice le fixait de ses yeux étranges où l’univers scintillait tranquillement. Ses doigts fins tapotaient les accoudoirs ; puis, soudain, elle enfonça ses longs ongles dans la chair du meuble.

— Tu dois partir, souffla-t-elle sans bouger les lèvres.

Krane ne répondit pas et détourna le regard. Il aurait aimé pouvoir dire qu’il n’avait pas la moindre idée de la présence de l’otage sur ce vaisseau. Pourtant, il connaissait la vérité : tous ses souvenirs se mélangeaient, fusionnaient. Alice, la belle endormie, la robe ensanglantée, le pilote ; rien de tout ceci n’allait ensemble. Néanmoins, séparés, ils étaient tous une partie de sa vie, un moment crucial de son existence, et possédaient un sens que lui seul percevait. Ils étaient son fardeau et il baignait dans leur essence chaque fois qu’il s’endormait.

Elle et Pia avaient raison. Il devait partir, se libérer de ce cauchemar.

Comme à chaque fois, Krane arma son pistolet et posa le canon derrière son oreille, glissa sur l’arrondi d’un os et le fixa dans un creux, au plus près de la puce qui le maintenait vivant.

Comme à chaque fois, il fit trois pas en avant, contempla le corps au milieu du couloir et ignora les larmes sur ses joues.

Comme à chaque fois, il prit une grande inspiration et vit Jalika lui enfoncer un doigt dans la poitrine en criant : « Le cœur, Krane ! Le cœur ! »

Comme à chaque fois, il sourit et appuya sur la détente.

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