Partie 1

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— Vous l’avez fait fuir, constata Merchibold.

Jalika pivota vers lui pour le voir sourire. Il s’amusait de la panique qu’il avait ressentie dans la fuite de son subordonné. Toutefois, il regrettait la retenue de ce dernier ; il se serait fait une joie de l’écraser, de lui prouver que le commandement avait changé de main, le droit de vie et de mort également.

— Tu crois ? répondit la scientifique. Je pensais que c’était toi, le responsable.

La petite femme admira la crispation de la mâchoire masculine tandis qu’elle piétinait son ego avec amusement. S’il y avait bien une chose qu’elle détestait plus que tout, c’était l’arrogance des hommes de pouvoir. Pervic se croyait invincible et bientôt, si personne ne l’en empêchait, il deviendrait intouchable, à la tête de l’une des plus grandes flottes de l’univers. Au fond, Jalika ne s’intéressait pas aux petites guerres que se faisaient les officiels de l’Agence entre eux ; tant qu’elle gardait son poste, peu lui importait le nom ou le visage de ses supérieurs. Mépriser un homme comme celui-ci était sa façon à elle de lui rappeler de faire attention à ses ennemis. Néanmoins, sa réticence à l’égard de Merchibold dépassait de loin celle qu’elle éprouvait pour Krane. Ce dernier avait au moins le mérite de craindre les traîtres. Son problème, c’était qu’il avait hérité, d’un échec passé, de lourdes séquelles psychologiques qu’il dissimulait habilement à qui ne savait pas regarder ; Jalika, elle, savait parfaitement.

— Si tu l’as tué, Pervic, dit-elle d’une voix froide, tu seras le prochain à perdre la tête.

La scientifique fit glisser un doigt le long de sa gorge pour appuyer ses propos et dépassa Merchibold sans lui donner le temps de répondre. Elle se fichait de savoir ce qu’il pensait et d’entendre ce qu’il pouvait avoir à dire. Elle avait d’autres choses à faire : la première était de trouver Bliszon Cing, seul agent qui eut gagné la confiance de Krane. Cependant, c’était sans compter sur l’obstination d’un homme bafoué ; d’une main puissante, San Pervic attrapa l’épaule de la petite femme et la força à se retourner.

— Est-ce une menace ? siffla-t-il les dents serrées.

Jalika poussa un profond soupir et s’extirpa de la poigne du blond d’un coup sec. Elle n’aimait pas les hommes têtus et arrogants qui se permettaient tout pour obtenir ce qu’ils voulaient. Si elle usait parfois de violence, elle préférait généralement une approche plus subtile des situations et une résolution plus intelligente des problèmes. Des mots valaient mieux que des coups ; des illusions étaient plus puissantes que des blessures. Plusieurs fois, elle avait entendu parler de la cruauté de Pervic qui ne se salissait jamais les mains lui-même mais n’hésitait pas à détruire un agent en quelques phrases. Pourtant, elle doutait toujours d’une rumeur qu’elle ne pouvait confirmer : face à elle, il n’était que silence et retenue.

— Garde tes sales pattes loin de moi, cracha-t-elle avec mépris, ou je m’arrange pour te faire virer. Ça, c’est une menace.

Merchibold perdit son sourire et fronça les sourcils gravement. C’était une femme redoutable et il ne doutait pas une seconde de la véracité de ses propos. Cependant, elle représentait également un obstacle de taille sur la voie de son ascension au sein de la hiérarchie de l’Agence. Un mot d’elle et ses supérieurs n’hésiteraient pas à l’expédier sur Malker avec Krane. À cette vision d’horreur, il grimaça.

Jalika repoussa ses cheveux noirs derrière son épaule et profita de ce moment pour tourner les talons et s’enfuir aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient sans courir. Si elle essayait de le persuader du contraire, elle ne se dupait pas elle-même : s’il s’en donnait la peine, Pervic était capable de dénicher un chirurgien plus à même de coopérer avec ses supérieurs.

La scientifique chassa ces pesées parasites de son esprit et s’engagea dans le premier couloir. Par chance, les quartiers des hommes de Krane se trouvaient à proximité des aires de décollage. Il ne lui fallut qu’une petite dizaine de minutes avant d’en atteindre le seuil. Elle ouvrit la porte prudemment et la fit claquer pour avertir de sa présence. Trois visages se tournèrent dans sa direction ; un barbu laçait ses chaussures, un adolescent s’empressa d’enfiler son caleçon et Bliszon Cing fit pivoter son fauteuil, les yeux écarquillés par la surprise.

— Blis ! salua-t-elle. Comment te sens-tu ?

Du regard, elle désigna les deux moignons du rouquin et constata, par la même occasion, qu’un uniforme avait déjà été taillé pour les recouvrir. L’Agence savait se donner du mal pour le confort de ses employés quand cela l’arrangeait. Si elle pouvait faire passer un accident de parcours pour une cicatrice de longue date, elle sautait sur l’occasion. Il ne fallait pas effrayer les jeunes recrues, après tout.

— B-bien, Madame, bégaya-t-il.

De plus de deux mètres, Bliszon était le plus grand des agents. Pourtant, il nourrissait une peur irrationnelle envers la petite scientifique qui en mesurait à peine les trois quarts. Elle se permettait tout, même frapper un agent ou pénétrer les dortoirs sans explication, un sourire satisfait aux lèvres tandis qu’elle inspectait les matelas. Quelque chose en elle criait à Cing de toujours faire preuve du plus grand respect et de faire ce qu’elle lui demandait sans rechigner. Il n’avait pas honte d’avouer qu’il craignait plus la colère de Jalika que celle de qui que ce soit d’autre sur ce vaisseau.

— Tu déménages ? demanda-t-elle en avisant la malle posée sur le matelas derrière lui.

— Je dois rejoindre le quartier des instructeurs ce soir, Madame.

— Instructeur ? répéta-t-elle en hochant la tête. Ça leur est plus simple que de t’offrir de nouvelles jambes… Ils le peuvent, tu sais ? S’ils le voulaient vraiment, tu resterais un agent.

Blis remua nerveusement sur son fauteuil mais ne répondit pas. Jalika testait continuellement la loyauté du jeune homme et jamais elle n’avait réussi à le détourner de ses supérieurs. Il vouait une admiration sans borne à l’Agence ; tout le contraire de Krane qui la détestait un peu plus à chaque instant.

— Krane est parti, lâcha la scientifique d’un ton enjoué.

Comme elle l’espérait, les deux agents présents dans la pièce choisirent cet instant pour sortir. Leur commandant les avait menés trop de fois à la mort et ne leur avait jamais accordé sa confiance. Sans le détester, ils ne le portaient pas dans leur cœur pour autant. S’ils pouvaient s’éviter le calvaire d’une conversation en rapport avec celui-ci, ils le faisaient sans une once d'hésitation.

Jalika attendit d’être seule avec le jeune homme pour s’asseoir sur le lit face à lui et lui indiquer d’approcher. Ensuite, elle chuchota :

— Le renvoi de Krane est une erreur. Il déteste trop Malker, il n’y survivra pas seul bien longtemps.

— Sans vouloir vous manquer de respect, Madame, c’est un adulte. Je suis persuadé qu’il saura se débrouiller tout seul.

— À ta place, je n’en serais pas si sûre, fit-elle, amère. Elle marqua un temps d’hésitation puis déclara d’un seul souffle : Krane a des hallucinations.

Bliszon se redressa dans son fauteuil et passa une main dans ses cheveux roux. La scientifique haussa un sourcil en détaillant la gêne de l’agent. Elle s’attendait à ce qu’il soit choqué ou offensé par l’accusation mais ce n’était pas le cas. Au contraire, il semblait déjà au courant. Peu importait la confiance que Krane offrait à son subordonné, Jalika doutait qu’il eut un jour osé aborder le sujet de ses illusions avec celui-ci. C’était un tabou qu’il taisait depuis trop longtemps maintenant pour l’expliquer à qui que ce soit. Sauf si un homme avisé avait su dénicher une anomalie dans le comportement de l’ex-agent ; dans ce cas précis, ce dernier n’aurait plus eu le choix.

— Il… Il m’en a parlé, une fois, avoua Cing, le regard baissé sur ses mains. Il a dit qu’il avait été guéri bien avant que je ne devienne un agent, qu’il n’y avait plus aucune inquiétude à avoir mais… il se réveille la nuit en sursaut, en sueur. Et, parfois, il ne dort pas. Ce ne sont pas des cauchemars, Madame. Ce sont des… souvenirs, murmura-t-il si bas que Jalika dut se pencher pour entendre.

— C’est bien ce que je craignais. Ni le temps ni les médecins n’ont pu le guérir. Nous devons l’aider.

— Il n’acceptera jamais. Quand je lui ai dit d’en parler à quelqu’un, il m’a fait jurer de ne jamais le répéter à personne. Il ne veut pas d’assistance, il pense pouvoir tout contrôler seul.

— Krane est un idiot mais il acceptera mon aide, dit-elle. Il n’a pas le choix. Sans l’Agence, il n’est et n’a plus rien. Peu importe à quel point il me déteste, il ne refusera pas ce que je lui donne.

— Au début, peut-être. Mais, Madame… dès qu’il pourra faire sans vous, il vous abandonnera.

— C’est pour ça que j’ai besoin de toi. Sur ce vaisseau, sa confiance ne va qu’à toi, Blis. Dehors, toutes ses anciennes connaissances ont dû mourir depuis longtemps ; il ne reste que sa femme.

— Ex-femme, rectifia-t-il.

Jalika haussa les épaules. Peu lui importait que Krane soit marié, divorcé ou veuf. Tout ce qu’elle voyait, c’était un homme solitaire qui doutait de tout le monde. Elle l’avait orienté vers des connaissances à elle mais savait pertinemment qu’il les suivrait avec vigilance. Il n’hésitera pas à les abandonner le jour où ses soupçons seront trop forts pour qu’il continue d’y résister. Si elle voulait qu’il reste avec ses amis, elle devait lui envoyer quelqu’un qu’il appréciait. Bliszon était l’homme idéal mais pour qu’il accepte, elle devait d’abord le mettre au courant de la vérité.

Décidée, la scientifique agrippa la nuque du rouquin et colla sa joue contre la sienne pour lui chuchoter à l’oreille :

— Krane s’est lancé à la recherche d’Alice.

Cing se crispa et blêmit. Comme elle l’avait supposé, lui et Krane étaient assez proches pour se confier certains secrets connus de peu de monde. Il lui fallut un certain temps pour reprendre ses esprits et respirer à nouveau d’un rythme régulier. La nouvelle causait chez lui un choc plus grand que ce qu’elle avait soupçonné.

— Alice est morte, souffla-t-il dans l’oreille de la scientifique.

— C’est bien ça, le problème, enchaîna Jalika. Il s’est persuadé qu’il doit la retrouver. Je crois qu’il fait une sorte d’amalgame entre Alice et l’otage.

— L’otage ? répéta-t-il, songeur. Il lui a parlé sur le vaisseau, vous savez.

La scientifique se redressa pour plonger son regard dans celui du jeune homme. Elle y décela un doute qu’elle aurait préféré ne jamais voir et tripota la branche de ses lunettes nerveusement.

— Mais tu ne l’as pas vue… lâcha-t-elle en espérant se tromper.

Du coin de l’œil, elle vit Blis remuer la tête de droite à gauche timidement, presque honteux de lui-même. Elle se leva d’un bond et lança une flopée de jurons, se maudissant d’avoir sauté aux conclusions. Si l’otage n’existait pas… que cherchait Krane ? La parole d’un seul homme valait-elle qu’elle doute ? Elle ne savait plus ce qu’elle devait faire.

— Elle existe, se persuada Jalika à voix haute. Quelqu’un essaie d’empêcher Krane de la trouver, elle doit forcément exister. Blis ! fit-elle en lui agrippant les épaules. Tu n’as rien d’un professeur. Aide-moi et je ferai de toi un agent à nouveau.

— Me donnez-vous vraiment le choix, Madame ?

— Non.

Le jeune homme prit plusieurs secondes pour réfléchir, le regard posé sur ses jambes coupées. Une main au-dessus du moignon, il n’osa pas toucher le vide là où son genou aurait dû se trouver ; à la place, il serra le poing pour retenir sa frustration. Il avait tout donné à l’Agence et ne regrettait rien. Sans elle, sa vie n’aurait été qu’une misère de plus perdue dans l’immensité de la galaxie. Ici, il avait rencontré des personnes incroyables, dont un allié improbable : Krane. Pourtant, ses supérieurs le lui avaient dit sans détour : « Rends-toi à l’évidence, gamin. C’est à cause de ton commandant que tu as perdu tes jambes. » Il ne voulait pas y croire.

Ses yeux gris remontèrent jusqu’au visage de la scientifique qui le fixait sans dire un mot, attendant qu’il se décide. Elle lui offrait l’occasion de comprendre ce qu’il s’était passé pendant cette mission, de prouver aux officiels qu’ils avaient tort. Une telle opportunité ne se représenterait jamais.

— C’est d’accord, dit Bliszon Cing en tendant la main.

— Parfait. Rendez-vous ce soir dans mon laboratoire, répondit Jalika en la lui serrant avec la force d’un homme.

— Ce soir ? demanda-t-il, interloqué. Pour quoi faire ?

— Te donner de nouvelles jambes, voyons ! Comment penses-tu pouvoir m’offrir un vaisseau avec ce fauteuil ? Fais marcher ta caboche un peu, ou je vais regretter d’avoir réclamé ton aide.

Trop choqué par la nouvelle pour s’indigner de la demande impossible formulée par la scientifique, il ne la vit pas sortir du dortoir en sifflotant. Les yeux baissés sur ses jambes, Bliszon Cing posa ses mains sur ses genoux manquants et fondit en larmes.

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