Partie 5

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Emprisonné dans sa combinaison, Krane crachait une interminable série de jurons sans qu’aucun son n’atteigne les oreilles de la scientifique. Cette dernière pressait une main contre sa bouche pour s’empêcher de rire devant toutes les choses intéressantes qu’il semblait avoir à lui dire. L’ex-agent avait beau se démener comme il le pouvait, le masque réduisait les mouvements de sa mâchoire et étouffait le moindre bruit. Pour communiquer avec l’extérieur, la CPSP était reliée à sa montre et pouvait afficher un écran holographique sur lequel défileraient ses paroles. Cependant, il jugea que des insultes n’en valaient pas la peine et, une fois son stock épuisé, Krane finit par se taire.

S’il espérait que Jalika lui fournisse une explication quant à l’absence de jet-pack, celle-ci ne paraissait pas décidée à parler. Les bras croisés sous la poitrine, un doigt tapotant sa peau blanche, elle attendait. Cette scène rappela à l’ex-agent l’attitude d’Alice lors de son sauvetage ; il ne put s’empêcher de tressaillir. Pour le cacher aux yeux attentifs de la scientifique, Krane activa sa montre, tendit un doigt vers la femme et entrouvrit la bouche pour parler. Alors que l’écran holographique apparaissait devant son torse, il fut interrompu par l’arrivée inopinée de San Pervic. Aussi étonnant que cela pouvait paraître pour quelqu’un de son grade, il se présenta seul. Son sourire satisfait vacilla quelques secondes quand il aperçut la scientifique.

— Miss Nimnell, salua-t-il d’un hochement de tête.

— Pervic, répondit-elle avec mépris.

— San Pervic, rectifia le concerné. Qui vous a autorisé à être ici ?

— Moi-même.

— Évidemment, souffla Merchibold si bas que l’ex-agent dut tendre l’oreille pour comprendre.

Krane aurait tout aussi bien pu se trouver à des kilomètres de là que cela n'aurait rien changé. La scientifique et son supérieur se toisaient sans lui prêter la moindre attention. Ils se jaugeaient continuellement ; ce qui avait le don d’énerver l’ex-agent. Il ne comprenait pas cette « tradition » entre les deux éléments les plus détestables de l’Agence. Depuis le jour de leur rencontre – qui remontait à une bonne vintaine d’années maintenant – ils agissaient ainsi sans jamais oser s’attaquer ouvertement. Krane soupira à l’abri des oreilles indiscrètes dans sa combinaison hermétique ; il aurait préféré que ces deux-là décident enfin de s’entre-tuer plutôt que d’avoir à les supporter.

Lassé et impatient, l’ex-agent prononça quelques mots derrière son masque. Celui-ci émit aussitôt une vibration discrète et le message ne tarda pas à s’afficher sur l’écran :

— Où est mon jet-pack ?

Pendant une dizaine de secondes, le chauve crut qu’il devrait agiter les bras pour attirer l’attention des deux autres sur lui puis, de sa lenteur coutumière, Pervic pivota sur lui-même pour faire face à son ancien subordonné. Il ne donna pas l’impression de lire la courte phrase, ses yeux bleu clair fixés sur l’unique lentille fonctionnelle du masque de Krane.

— Malheureusement, il n’est plus en état de marche. Nous avons eu peur, les techniciens et moi-même, qu’il n’explose sur vous si vous tentiez de vous en servir. Nous avons donc préféré le laisser de côté, expliqua Merchibold. Si vous preniez soin des affaires que l’on vous prête, Krane, cela ne serait pas arrivé.

— Comment suis-je censé atterrir sans jet-pack ?

— Vous n’aurez qu’à trouver un point d’eau.

— IL N’Y A PAS D’EAU SUR MALKER !

L’écran holographique afficha le message en majuscules tandis que Krane hurlait dans sa combinaison. L’astre-cité n’était qu’un amas de bâtiments humains planté sur une base tout aussi artificielle. Il n’y avait pas la moindre ressource naturelle là-bas ; il ne pleuvait pas ni ne faisait nuit. Tout était faux sur Malker, tout.

Merchibold marqua un temps d’hésitation, prit un air de réflexion intense puis lança un regard en coin à la scientifique et sourit de plus belle. Il savait pertinemment l’état de la planète sur laquelle il envoyait son subordonné. Il connaissait les risques qu’il le forçait à prendre mais cela l’importait peu. Ses supérieurs lui avaient demandé de se débarrasser de Krane, il le faisait. Si, par la même occasion, il pouvait tuer celui qui avait brisé sa vie, il n’allait pas se gêner. Du moins était-ce ce que l’ex-agent pensait trouver à l’intérieur du cerveau de Pervic s’il y pénétrait.

— Eh bien ! Trouvez une piscine, s’amusa le blond.

Existait-il une seule chose retenant encore la haine qui bouillait en lui ? L’ex-agent avait tout enduré la tête à demi-baissée, incapable de combattre un manipulateur de la trempe de son supérieur. Pourtant, aujourd’hui, il n’était plus son subordonné. Qu’avait-il à perdre ? Son travail arraché, ne lui restait que sa rage, gonflant ses veines d’un sang brûlant tout sur son passage. Il n’était plus question de respecter la hiérarchie, de se laisser écraser par l’arrogance des hommes de pouvoir. Grâce à eux, il n’était plus personne ; il pouvait donc tout se permettre.

Krane s’étira le cou, appréciant le sentiment de puissance qui montait en lui. Il serra les poings, modifia ses appuis et ferma les yeux. Il tenta d’abandonner cette folle envie qui broyait son cœur mais, finalement, l’embrassa totalement. Aussi vite qu’il le put, le chauve se propulsa en avant, le coude replié vers l’arrière, prêt à frapper son adversaire.

— Ne fais pas ça.

Le murmure flotta jusqu’à ses oreilles, se fraya un passage dans son esprit embrouillé par la colère et résonna de toute sa force à l’intérieur de son crâne. L’ex-agent s’arrêta net, les doigts repliés à quelques centimètres à peine de sa cible. Merchibold ne souriait plus, le regard sombre et sérieux. Sous la force de celui-ci, Krane comprit qu’il ne devait pas frapper. Son ennemi nourrissait à son égard une haine de plus de vingt ans liée à un traumatisme qu’il n’avait pas tout à fait surmonté. Peut-être qu’il n’attendait que cela : le jour où le chauve se déciderait enfin à attaquer. Le jour où il lui prouverait qu’il n’était plus un gamin effrayé par une mission ratée.

L’ex-agent baissa le bras et recula. Pervic le regardait maintenant avec surprise, sans comprendre ce qui retenait son adversaire. Pour la première fois de sa vie, Krane avait réussi à surprendre son supérieur. Pourtant, son attention se concentrait sur le souffle, l’idée qui avait germée dans sa cervelle. Quand il tourna la tête en direction de Jalika, il vit qu’elle s’interrogeait elle-même sur le pourquoi de cette retenue soudaine. Il crut même lire, au fond de ses yeux, un léger regret. Si elle n’était pas la responsable alors…

— Ne le frappe pas. Plus tard, il t’aidera, murmura Alice avec la même douceur, directement dans le crâne du chauve. Plonge et viens à moi. Ne t’inquiète pas : tu ne meurs pas ce soir.

Krane sursauta malgré lui. Malheureusement, cela n’échappa pas à la scientifique qui approcha, un air inquiet sur le visage. Ton corps ne tiendra pas éternellement et je ne parle même pas de ton esprit, avait-elle dit à son réveil. La folie le guettait-elle ? Il ne voulait pas y croire.

L’ex-agent éteignit l’écran holographique et se retourna. Il respira profondément, s’écarta de la main que Jalika tendait vers son bras et s’élança. Il parcourut le hall en courant, déterminé. Arrivé devant la sortie – une ouverture géante dans le mur – Krane ne ralentit pas. Il se propulsa depuis le rebord de la porte, traversa le bouclier translucide qui épousa la forme de son corps pour garder le vaisseau hermétique et plongea dans le vide.

Aussitôt, le silence envahit l’ex-agent. Pesant, omniprésent, invincible. Puissant. Combien de fois avait-il plongé ? Il n’arrivait pas à s’habituer à cette absence totale de vibrations. Elle le mettait mal à l’aise, lui broyait les boyaux et enserrait son crâne comme un étau. Elle lui rappelait sans cesse de ne pas se laisser hypnotiser, de rester concentré. Jusqu’où dériverait-il s’il s’abandonnait au silence ? Dans quelles souffrances mourrait-il dans tout ce vide ? Et dans quelle solitude…

Krane chassa ces pensées de son esprit et se concentra sur Malker, énorme boule piquante qui brillait de sa lueur métallique sous des soleils jumeaux. En la voyant si loin de lui, il ferma les yeux et pria pour réussir à l’atteindre. Il ne les rouvrit qu’au moment où il sentit la combinaison vibrer et chauffer contre lui tandis qu’elle calculait les changements de température pour s’adapter. Il était entré dans l’atmosphère de l’astre-cité.

L’ex-agent écarta les bras et les jambes pour ralentir sa chute. Habituellement, les CPSP étaient munies de jet-pack qui permettait de contrôler l’atterrissage pour qu’il soit indolore et discret. Sauf qu’il n’avait pas de jet-pack. Il devait trouver un moyen de ralentir avant d’atteindre le sol. Cependant, voir d’un seul œil ne l’aidait pas dans cette tâche et il dépassa le premier toit à une allure folle. Très vite, il en vient à frôler les parois des gratte-ciels. Il dut alterner des phases de plongeon et de vol plané pour passer entre les bâtiments et éviter les axes routiers qui serpentaient dans toute la ville à partir du sol jusqu’au dernier étage du plus haut des immeubles.

Le chauve commença à croire que la voix d’Alice n’était qu’une illusion et qu’il allait s'écraser sur Malker. Il ne discernait aucun moyen de calmer sa chute et désespérait un peu plus à chaque étage dépassé. Jusqu’à ce qu’il aperçoive les longues tentures au-dessus du marché des bas-fonds et qu’il tente le tout pour le tout.

Il s’orienta dans la bonne direction, passa sous une autoroute et écarta à nouveau les membres se ralentir. Au dernier moment, il pivota sur lui-même et encaissa le choc de dos. La décharge l’immobilisa de douleur. La toile tint bon un instant puis se déchira sous la masse qui venait de le frapper à toute vitesse. Krane finit sa course au beau milieu de la rue, complètement sonné, tétanisé, la douleur irradiant dans son corps tout entier. La CPSP l’empêchait de respirer et vibrait sans plus s’arrêter, incapable du moindre calcul tandis qu’elle tentait de se moduler, resserrant son étreinte sur l’ex-agent.

Heureusement pour lui, les rues étaient désertes à cette heure de la « nuit » ; il n’avait écrasé personne et ne finirait pas en prison jusqu’à ce qu’il trouve une explication convenable à donner à ses geôliers. Néanmoins, il n’était pas seul pour autant. Il eut tout juste le temps d’apercevoir trois silhouettes accourir dans sa direction avant de perdre conscience.

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