Partie 2

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Krane appuya le sac de glaçons sur son visage puis l'écarta pour se regarder dans le miroir. Sa pommette gauche avait doublé de volume et prenait progressivement une couleur violacée inquiétante ; son œil était pratiquement fermé et la douleur enserrait son crâne comme un étau. L'agent soupira en replaçant la glace sur la blessure. Tout ceci ne serait pas arrivé s'il savait se contrôler. La colère l'avait aveuglé et il s'était laissé emporter, essayant de passer sa haine sur la table d'opération. Bien entendu, Jalika n'avait pas apprécié ce geste violent à l'égard de son laboratoire et l'avait fait savoir en le frappant au visage à l'aide d'un plateau chirurgical. Ensuite, elle avait profité qu'il soit sonné pour le mettre dehors à coups de pieds – littéralement.

— La prochaine fois que tu veux énerver le doc', attends d'avoir récupéré tes vêtements, vieux. Je pourrai pas te sauver à chaque fois, s'amusa Bliszon Cing en lui tendant des habits.

Le jeune homme se tenait dans l'embrasure de la porte, un sourire aux bords des lèvres sans oser le laisser sortir. Grand, large d'épaules et musclé, il aurait pu impressionner n'importe qui s'il ne possédait un visage poupin tout à fait déconcertant. Sa barbe rousse et ses cheveux longs ne vieillissaient guère ses traits d'adolescents bien qu'il ait dépassé, depuis quelques années déjà, le quart de siècle. Blis était comme cela : un corps d'éternel gamin pour un esprit vieillissant.

— L'idiote, pesta Krane en enfilant les vêtements. Elle l'a fait exprès. Elle savait que je m'énerverais. Ça la fait marrer. Moi ? Viré ? Qu'elle crève, sérieux.

— Ben voyons ! Elle devait avoir le même air et pourtant je n'ai pas pété un scandale quand elle m'a annoncé que je ne marcherais plus jamais. Tu es ni mort ni mutilé alors tu ferais bien de te calmer un peu.

Bliszon ne riait plus. Un certain dégoût et une tristesse profonde ressortait sur les traits de son visage. Krane avait soudain honte de lui-même. L'un de ses hommes se voyait contraint de se déplacer en fauteuil roulant pour le reste de ses jours et lui, il s'énervait pour un simple renvoi. Alice valait-elle les jambes que Cing avait perdues ? L'agent n'arrivait pas à en être sûr.

— Désolé, gamin. Je ne comprends pas ce qui a merdé et eux, ils me rejettent dessus toute la responsabilité. C'est leurs putains d'informations qui nous ont foutus dans cette merde ! s'énerva Krane en se retenant d'exploser son poing contre le verre renforcé du miroir.

Blis ne répondit pas, le regard baissé sur les deux moignons qui reposaient sur l'assise du fauteuil. Les agents étaient entraînés pour combattre les effets secondaires de la survie après la mort mais rien ne les préparait à la réalité d'un membre coupé ou d'une paralysie. Afin que les chirurgiens de l'Agence puissent ramener un agent à la vie, celui-ci devait protéger son corps. Tout son système nerveux était modifié pour maintenir le cerveau en activité vingt-quatre heures après les derniers battements de cœur. Les scientifiques profitaient de la mort partielle de l'agent pour réparer l'irréparable puis relancer le palpitant. Cependant, si l'agent perdait ses membres au sens propre du terme, le laboratoire ne pouvait rien faire pour lui ; il savait réparer, pas remplacer.

— C'était un piège, j'en suis certain, souffla Krane incapable de changer de sujet tant celui-ci l'obsédait. Ils savaient qu'on viendrait et ils nous attendaient. Quelqu'un voulait qu'on échoue.

— Tu penses à elle ?

— Je ne sais pas.

Krane se retint de peu d'évoquer le message désespéré qu'Alice avait déposé dans son esprit dans les derniers instants. Le problème ne venait pas du rouquin ; c'était en lui-même que l'agent perdait confiance. S'il avait tout inventé, que ferait-il ? La dernière chose qu'il souhaitait en quittant l'Agence, c'était qu'on le prenne pour un fou.

— Ou peut-être bien que nos infos étaient fausses depuis le début, murmura-t-il aussi bas qu'il le put.

— Attends, tu insinues quoi là ? se braqua Cing instinctivement. Tu es viré, Krane. Évite de te faire suspecter de trahison en plus de ça.

— Je n'ai rien dit. Laisse tomber.

— Ouais, on est d'accord. Tu n'as rien dit.

Blis était aussi grand que loyal à ses employeurs. En dehors de l'Agence, il ne possédait rien. Ni famille, ni amis, ni maison. Il vivait pour son travail et n'était pas prêt de le perdre pour une accusation sans fondement. Même avec deux jambes en moins et deux roues en plus, il ne remettrait pas sa démission. Krane ne s'inquiétait pas outre mesure. Bliszon comptabilisait quatre-vingt neuf missions pour cinquante quatre morts – qu'il devait toutes à la témérité de son supérieur. Il ferait un bon instructeur pour les nouvelles recrues. Après tout, ce rôle était parfait pour des hommes qui connaissaient le terrain sans plus pouvoir y mettre un pied.

— Ils t'ont proposé un nouveau job ? demanda l'agent pour changer de sujet.

— Un peu, mon vieux ! Professeur, rien que ça. Bah ! Je n'ai pas ton âge mais un peu de repos me fera pas de mal. Qui sait, d'ici dix ans je pourrai peut-être m'acheter des jambes en toc et repartir en mission.

— Je suis sûr que d'ici là, tes élèves se cotiseront pour te les payer en priant pour ne pas faire partie de ton groupe d'intervention, se moqua-t-il avec légèreté.

— Ne t'inquiète pas, Krane. Je ne leur apprendrai pas la stratégie à ta façon. Personne ne mérite de mourir dès sa première mission, rétorqua Blis sans se laisser démonter.

Krane soupira comme pour évacuer son malheur. En d'autres temps, il aurait souri et apprécié la répartie de son cadet. Aujourd'hui, il se sentait las. Il avait tout donné à l'Agence : sa vie, son mariage, sa mort, son corps. Au final, tout ceci importait peu pour ses employeurs qui se débarrassaient de lui plus facilement que de leurs ordures. Qu'allait-il faire maintenant ? Il pouvait dire adieu à ses disputes avec Jalika et ses joutes verbales avec Bliszon. Qui savait... peut-être même qu'il ne serait pas payé pour sa dernière mission bien que l'échec de celle-ci ne soit pas de son fait. Cela pouvait être pire : avec beaucoup de malchance, l'Agence le jetterait sur Malker avant de s'enfuir le plus loin possible.

Une vibration discrète à son poignet attira l'attention de l'agent. Quand ses yeux se posèrent dessus, un petit écran holographique se matérialisa quelques centimètres au-dessus de sa montre. Le message était court et lui intimait de se rendre au bureau de son supérieur dans les plus brefs délais. Krane s'amusa du ton autoritaire employé par ses employeurs. Il avait intentionnellement ignoré l'appel précédent et celui-ci, qui ressemblait fort à un ultimatum, lui donnait envie de rire. L'agent ne voulait pas se presser à leur porte comme ils le lui demandaient. De toute façon, il était déjà viré ; quel mal pouvaient-ils lui faire de plus ? Ces hommes s'habituaient trop facilement à la servitude de leurs inférieurs et se gonflaient rapidement d'impatience. Krane préférait se faire attendre. Maintenant qu'il était chômeur, il possédait tout le temps qu'il souhaitait.

— Tu devrais y aller, lâcha Cing. Je ne voudrais pas que l'on me force à t'attacher à ma chaise pour te tirer jusqu'à eux.

— Tu en meurs d'envie, avoue-le.

— Chaque jour plus que le précedent.

— Tu vas me manquer aussi, gamin, s'amusa Krane en tapotant l'épaule de son subordonné.

— Bah ! Dans dix jours tu auras même oublié mon visage.

— Tant que l'odeur ne reste pas, je ne vais pas me plaindre.

— Ah ! Le petit sal-...

— Dis, je suis toujours ton supérieur pour l'instant ! le coupa l'agent en riant.

— Tu ferais mieux de ne pas croiser ma route quand tu ne le seras plus.

— Il y a plutôt intérêt sinon ça voudra dire que je suis dans la merde jusqu'au cou, répondit Krane avec plus de sérieux qu'il ne l'aurait dû.

Pendant quelques secondes les deux hommes se dévisagèrent, repensant chacun aux moments qu'ils avaient partagés jusqu'à ce jour. Blis était jeune et plein de confiance envers ses employeurs tandis que Krane était vieux et doutait du monde entier à chaque instant. Ils avaient eu du mal à s'apprivoiser au début puis les missions s'étaient suivies les unes après les autres et ils avaient appris à croire en la valeur de l'autre. Aujourd'hui, c'était avec un vrai poids au cœur que l'agent quittait son subordonné.

Krane inspira un grand coup, refoulant des larmes qu'il n'avait pas eues depuis longtemps, et serra fort Cing dans ses bras pour lui dire adieu. Il se serait volontiers laissé aller à son chagrin s'il n'était pas attendu. Bliszon méritait ses sanglots mais ce n'était pas le cas de ses employeurs. Il ne leur ferait pas la joie de leur prouver qu'ils lui avaient tout volé.

L'agent se sépara de son ami avec quelques mots maladroits et s'en alla en direction du bureau de son supérieur. Il était temps pour lui d'affronter ses deux ennemis jurés : les connards derrière leurs bureaux cirés et son putain de destin plus qu'incertain.

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